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LA
PERCEPTION EXTERIEURE
ET LA
SCIENCE POSITIVE
C0UL0MM1ERS
Imprimerie Paul Brodakd
LA
PERCEPTION EXTÉRIEURE
ET LA
SCIENCE POSITIVE
(Essai de philosophie des Sciences)
PAR
Francelin MARTIN
Ancien élève de l'École normale supérieure. Professeur agrégé de philosophie
Docteur es lettres
\jJcJfl A-o-j I
PARIS
ANCIENNE LIBRAIRIE GERMER BAILL1ÈRE ET G,a
FÉLIX ALCAN, ÉDITEUR
108, BOULEVARD S AINT - G E R M A l N , 408
1894
Tous droits réservés.
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A
Monsieur JULES LAGHELIER
Inspecteur général <le l'Instruction publique
Hommage respectueux.
INTRODUCTION
Toutes les sciences, les mathématiques, l'astrono-
mie, la physique, la chimie, la biologie, ont eu d'émi-
nents historiens qui en ont marqué le continuel pro-
grès depuis l'origine jusqu'à eux. Notre dessein n'est
pas de répéter, sans autorité et sans profit, ce qu'ont
dit les Bossut, les Bailly, les Laplace, les Poggendorf,
les Hœfer, les Cl. Bernard : nos études sont d'ordre
philosophique et non scientifique.
Assurément quelques-uns d'entre eux ont témoigné,
d'un puissant esprit philosophique dans la méthode
qu'ils ont suivie, dans les jugements qu'ils ont portés
sur le passé, dans leurs prévisions de l'avenir. Mais
la plupart se sont montrés soucieux de faire œuvre de
savant plutôt que d'historien, et les histoires particu-
lières, quand elles ne sont pas d'intéressants recueils
de biographies, sont principalement des traités qui
diffèrent des autres tout au plus en ce que les ques-
tions y sont présentées dans un ordre chronologique.
Notre étude sur la Perception extérieure et la
Science positive leur sera (nous le voudrions du moins)
1
2 INTRODUCTION
ce qu'est la philosophie de l'histoire aux histoires par-
ticulières de tel ou tel peuple; nous ne nous propo-
sons point de rapporter les événements qui ont rempli
l'histoire des sciences, mais d'étudier les lois généra-
les de l'évolution de la science au moyen de ces évé-
nements.
La science en effet suit une évolution, comme le
monde, comme la civilisation, comme l'humanité.
Sans doute son progrès n'a pas été le même à tous les
âges, sans doute il y eut des moments d'arrêt dans
son développement, et même, après des marches en
avant trop précipitées et imprudentes, il y eut des
marches régressives; mais elle ne s'est jamais arrêtée
ou elle n'a jamais reculé que pour reprendre un élan
plus vigoureux : ses arrêts et ses reculs ont servi sa
marche comme le repos du voyageur, ses tâtonne-
ments, ses prudentes hésitations, rendent son voyage
plus sûr, et, en somme, plus rapide.
Au premier abord, il semble qu'aucune autre loi ne
préside à cette évolution que la loi universelle du pro-
grès. Ce progrès ne se traduit pas seulement par l'ac-
croissement des connaissances, la simplification, la
généralisation, l'unification des lois, ni par l'analyse
indéfinie ou la systématisation des résultats obtenus;
ce qui le marque surtout, c'est la tendance de toutes
les sciences à un symbolisme unique, au mécanisme, à
la forme mathématique; c'est la réduction de tous les
rapports des choses à des rapports d'égalité ou d'iné-
galité; c'est la substitution des relations quantitatives
de grandeurs, de poids, de nombres, aux multiples
relations qualitatives que présente la nature.
INTRODUCTION 3
Bien peu de philosophes se refusent à reconnaître
cette tendance de toutes les sciences à la mathémati-
que, quoique beaucoup la croient irréalisable. Mais la
plupart pensent que cette réduction, quand elle se pro-
duit, se produit sans règles, au hasard des découvertes
et des génies. — Et, de fait, quand on voit dans un
même temps, à notre époque surtout, tant d'interpré-
tations scientifiques diverses se proposer, tant d'opi-
nions se heurter, se contrarier et se détruire mutuel-
lement, quand on voit certains savants croire à une
Providence intelligente et bonne tandis que d'autre3
affirment la brutalité d'un mécanisme aveugle et fatal,
— il semble qu'il n'y ait pas plus d'ordre dans l'œuvre
de construction de la science qu'au premier regard il
n'en parait dans la succession des événements naturels.
A la suite d'une étude des différentes conceptions
de la science à travers les âges et de l'évolution par-
ticulière de chaque science, nous avons pensé qu'il
n'en est pas ainsi: il n'y a pas plus de hasard dans les
œuvres des hommes que dans celles de la nature; le
caprice n'a place ni dans l'univers ni dans les produc-
tions de l'esprit, et— sans que la liberté en soit amoin-
drie,— il nous a semblé qu'il y a autant de déterminisme
dans l'évolution scientifique que dans l'évolution cos-
mologique : l'homme peut, tout au plus, précipiter ou
retarder les événements scientifiques, il ne peut en
bouleverser complètement l'ordre ni en violer les lois;
quand il le tente, sa témérité l'égaré et ses efforts se
perdent.
Quel est donc cet ordre? Quelles sont ces lois fata-
les? C'est ce que nous avons l'intention de rechercher.
4 INTRODUCTION
On a dit bien souvent que la science n'est qu'une
interprétation, une reproduction de la nature: elle en
est, en effet, un équivalent conventionnel et rationnel;
les faits sont figurés par des symboles, les relations ont
leurs équivalents dans certains signes : ce qui est phé-
nomène dans la nature est formule dans la science ;
science et nature, ce sont deux faces différentes de la
môme chose; la science, c'est la nature devenue intel-
ligible, c'est la représentation figurée et systématique
de la nature.
Mais ce que nous appelons la nature, qu'est-ce, sinon
encore la représentation d'une insaisissable réalité?
Qu'on soit réaliste ou idéaliste, on n'en est plus à croire
qu'un mètre est vraiment en soi un mètre et que la
couleur verte est verte dans l'absolu ; on est bien forcé
de convenir que ce que nous connaissons de la nature,
ce n'est pas la nature elle-même, mais la connaissance
que nous en prenons et la manière dont nous nous la
représentons.
Par suite, l'opposition (si opposition il y a) entre la
nature et la science est réellement une opposition enlre
deux systèmes de représentations dont Tune est con-
crète, spontanée, sensible, — et l'autre abstraite, con-
ventionnelle, intelligible. Les différences sont grandes
entre ces deux sortes de notations, qualitative et quan-
titative: dans l'une, l'expérience (quelle que soil l'expé-
rience) présente un ensemble d'individus réels, dont
chacun occupe sa place dans l'espace et dans le temps,
qui se suivent et s'engendrent, qui vivent en commu-
nauté: l'esprit les soumet aux lois du temps et de
l'espace, de la causalité et de la finalité, de la subs*
INTRODUCTION 5
tance et de l'individualité; — l'autre est faite de for-
mules dans lesquelles sont exprimés des rapports d'é-
galité, formules générales, qui valent pour tous les
temps et pour tous les lieux; la seule loi de l'esprit
qui préside à cette notation est la loi de non-contra-
diction. Percevoir, c'est imager les sensations en les
ordonnant suivant les catégories du temps et de l'espace,
de la causalité et de la finalité, de la substance et de
l'individualité; faire la science, c'est les imager, les
représenter, de telle sorte qu'elles ne soient ordonnées
que suivant la catégorie de non-contradiction. La
science consiste donc à convertir l'individuel en géné-
ral, la substance en phénomènes, les relations de fina-
lité et de causalité en des relations d'égalité, les rap-
ports dans le temps et l'espace en des rapports qui
valent pour tous les temps et pour tous les espaces,
c'est-à-dire à affranchir la pensée des lois d'indivi-
dualité et de substance, de finalité et de causalité, de
temps et d'espace, auxquelles elle est soumise dans
l'acte de la perception.
Si nous nous faisons une juste idée de la notation
qualitative spontanée, c'est-à-dire de la perception,
nous devons trouver que par une nécessité logique
l'esprit impose successivement ces lois aux données
de l'expérience; — et, si nous nous faisons une juste
idée de la notation quantitative réfléchie, c'est-à-dire
de la science, nous devons trouver que, dans ce travail
raisonné et méthodique, l'esprit s'affranchit successi-
vement de ces mêmes lois, et que, par conséquent,
l'évolution de la science ne se produit pas au hasard,
que chaque science suit fatalement une certaine mar-
6 INTRODUCTION
che de la mulliplicité sensible donnée à l'unité intel-
ligible cherchée, et que les phases de cette évolution
réfléchie de la science sont, en sens inverse, celles de
l'évolution inconsciente de la perception.
C'est ce que nous allons chercher; c'est ce que nous
espérons prouver
1° par un examen historique des diverses concep-
tions de la science,
2<> par une double élude logique et critique de la
perception extérieure et de la science,
3<> par une rapide revue des différentes phases par
lesquelles ont passé les sciences de la nature.
Nous nous proposons, dans la première partie, de
constater un fait ; — dans la deuxième, d'en donner l'ex-
plication et d'en établir la nécessité; — dans la troisième,
de vérifier la loi que nous aurons posée.
PREMIERE PARTIE
LE FAIT
LES DONNÉES
DE L HISTOIRE DE LA PHILOSOPHIE
C'est, sans doute, une étude critique et démonstra-
tive qui nous fera connaître les raisons de l'évolution
de la science et les lois qui y président; mais nous
devons constater cette évolution comme un fait avant
de l'expliquer comme une nécessité; sans donc pré-
tendre que l'idée première de notre travail nous ait
été fournie plutôt par l'histoire que par la logique, nous
emprunterons aux spéculations des philosophes les
données de notre problème avant d'en chercher la
solution.
Nous le ferons en quelques pages, n'étant ni dans
l'intention, ni, croyons-nous , dans l'obligation de
reprendre pour notre compte l'histoire de la philoso-
phie tout entière : il nous suffira le plus souvent, —
quand le détail des faits ne sera point nécessaire, —
8 LES DONNÉES DE L'HISTOIRE
de justifier nos interprétations par un rapide examen
des principales théories philosophiques de la science,
devant les justifier dans la suite par des preuves d'un
autre ordre.
Or l'histoire témoigne suffisamment, nous semble-t-
il, que la science a passé, dans son développement, par
certaines phases qui sont nettement définies. Dès
qu'elle se fut séparée de la mythologie, elle fut, avant
tout, la connaissance de l'être; puis Aristote, dont le
vaste génie embrassait toute la science de son temps,
l'entendait comme la connaissance du général et des
causes; elle est actuellement celle des relations cons-
tantes: le progrès est nettement marqué par ces défi-
nitions ; une triple question s'est successivement posée:
de quoi sont faites les choses? — pourquoi sont-elles?
— comment s'engendrent-elles? — ou, pour être plus
exact, on étudia successivement l'être, puis l'essence,
c'est-à-dire les associations constantes des phénomènes,
enfin les phénomènes dissociés, — l'être, la qualité, la
relation. Si nous l'osions, nous ferions volontiers un
rapprochement entre la proposition ou le jugement et
la science. Dans une proposition, il y a trois termes,
le sujet, l'attribut et le verbe qui exprime la relation ;
il nous semble que la science fut d'abord la connais-
naissance du sujet, puis celle de l'attribut, enfin celle
de la relation.
La recherche du sujet fut inspirée par le principe de
substance, — celle de l'attribut par la loi de finalité, —
celle de la relation par la catégorie de causalité. La
science s'est donc arrêtée un temps plus ou moins
long à chacune de ces trois phases: 1° interprétation
LA RECHERCHE DE L ETRE 9
par la notion de substance ou interprétation vraiment
dynamique; — 2° interprétation finaliste; — 3<> inter-
prétation môcaniste.
Voilà, en quelques mots, le fait que nous allons
d'abord constater.
1o LA RECHERCHE DE L'ÊTRE
ou interprétation de l'univers par la notion de substance
Aux époques primitives, la science se confond avec
la perception sensible; les choses sont interprétées
comme des êtres, des individus, des puissances, des
Dieux: c'est l'âge héroïque de la science. — Nous n'a-
vons pas à remonter, par delà l'histoire de la philoso-
phie, jusqu'aux premiers poètes grecs, Hésiode, Eri-
phyle, Epiménide, les Orphiques ; nous n'avons pas à
reproduire les allégories d'une imagination jeune et
non encore maîtrisée, ni à chercher quelque essai de
systématisation sous ces conceptions primesautières de
l'univers. Il nous faut, sans retard, arriver à une époque
où la science commence vraiment en se séparant de la
perception, où elle se dégage aussi, par conséquent, de
la mythologie et de la religion, où elle devient une
interprétation réfléchie et méthodique des choses, où
elle revêt une expression plus propre et moins sponta-
née, — époque, d'ailleurs, sur laquelle on peut con-
sulter des textes authentiques relativement à notre
philosophie, à notre pensée et à son progrès.
Or, dès qu'à la sensation on opposa un mode de
connaissance réfléchie, on se demanda: que sont les
choses ? de quoi sont-elles faites ? qu'est-ce qui les
10 LES DONNÉES DE L'HISTOIRE
constitue ? La première forme de la science fut la re-
cherche de l'être: par un besoin naturel à l'esprit humain,
on s'efforça d'abord de trouver sous la multiplicité des
apparences l'unité de l'être, et sous la variabilité des
faits la substance de tout, ce qui demeure et persiste ;
à la connaissance de la substance des choses d'ailleurs
était comme lié le sort de l'entendement lui-même qui
y voyait la condition objective de la stabilité de sa
propre pensée. Ue là les premières recherches philoso-
phiques. Tous les philosophes antérieurs à Socrate ont,
en effet, tenté de déterminer la matière des choses, et,
par matière (r.uXr,), il faut entendre la substance dé-
pouillée de ses qualités : c'est ce que nous établirons
en déterminant l'objet de la philosophie de chacun d'eux
sans nous astreindre, bien entendu, à exposer toutes
les doctrines dans de longues et inutiles digressions.
Nous aurions pu classer les philosophes de celte
période en deux catégories : les uns ont, pour expliquer
les choses, admis une substance unique soit sensible
ou somatique comme Thaïes, Anaximandre,Anaximène,
soit, au contraire, immatérielle, comme les Eléates; les
autres ont pris pour principe une substance multiple
soit immatérielle et qualitativement indéterminée,
comme les Pythagoriciens, soit matérielle et qualita-
tivement déterminée, comme Empédoele, Anaxagore,
soit enfin matérielle et qualitativement indétermi-
née,'comme les atomisles (1). Mais nous avons pensé
que la distinction la plus ordinairement admise
(1) Il ne restait plus qu'une hypothè lie d'une
substance multiple immatérielle qualitativement détermii
ce fut celle de Platon.
LA RECHERCHE DE L'ÊTRE H
des philosophes antésocraliques serait plus commode
à nos lecteurs.
La préoccupation de la matière des choses, de la
substance hylatique, est très manifeste chez Thaïes ; il
est le chef d'une philosophie qui a cherché le principe
des choses dans un élément matériel : il a en effet
distingué ce qui demeure de ce qui passe, la subs-
tance de l'accident, l'ouata qui subsiste des rM^ qui
changent (1): on ne saurait exprimer plus nettement le
souci de la cause matérielle. D'ailleurs, certaine des
raisons invoquées par Thaïes pour justifier son choix
confirme notre interprétation de sa doctrine. Si, en
effet, il considère l'eau comme principe des choses,
c'est que tout se nourrit d'eau et que ce dont tout sort
est le principe de tout (2); d'où l'on voit que c'est bien
l'être et tout l'être qu'il se préoccupe d'expliquer, et,
naturellement, l'être véritable ne lui apparait pas encore
distinctde l'être sensible.— A côté de cette interprétation
toute physique des choses, Thaïes, il est vrai, en donne
une autre plutôt mythique; par un anthropomorphisme
dont la pensée grecque ne s'était pas encore dégagée,
il considère la matière primitive comme vivante et généra-
trice, et il faut interpréter son uavxaT^friOswveïvai (3) comme
le résumé d'un panthéisme grossier ou plutôt comme le
reste d'un fétichisme qui conçoit chaque êtrecommesem-
blable à la divinité, c'est-à-dire à l'homme ; il attribuait
une âme à l'univers, une âme à l'aimant: les forces de la
nature semblent avoir été encore pour lui comme
(1) Aristote Met. I. 3, 983, 2 ; Didot II, 472, 3 sqq.J
(2) Met. I, 3. 983, 4 ; Didot, II, 472, 25 sqq.
(3) Traité de l'âme, I, 5, 411, 17 ; — Didot III, 443, 7,
12 LES DONNÉES DE L'HISTOIRE
autant de personnes dont les vies indépendantes com-
posaient la vie totale de l'univers. — Mais est-ce à dire
qu'il doive être rangé parmi les mythologues et non
parmi les philosophes ? Ce serait faire trop peu de cas
de son principe que l'eau est la matière de toutes
choses. Sa pensée était encore indécise ; tandis que
ses devanciers avaient nettement proclamé la divinisa-
tion de chaque force, Thaïes était hésitant entre la
conception de ceux qui l'ont précédé et celle de ses
contemporains. Il est comme un conciliateur entre la
croyance qui s'en va et celle qui lui succède, entre
l'interprétation par la multiplicité des êtres et l'inter-
prétation par l'unité de la substance. Ses devanciers, les
premiers poètes grecs, avaient reconnu une infinité de
forces personnifiées ; ceux qui suivent, au contraire,
n'admettent qu'une matière. Thaïes, lui, conçoit tout
à la fois une matière unique et des forces divinisées
immanentes à cette matière. Sa philosophie est une
transition entre la mythologie fétichiste des poètes et
la cosmologie dynamique des philosophes. C'est pour-
quoi il est considéré comme le premier des philosophes
çrecs. Son mérite est d'avoir tenté de substituer à la
multiplicité des forces surnaturelles une matière natu-
relle unique, à des puissances arbitraires un élément
agissant suivant des lois, à la connaissance sensible des
choses l'interprétation par la loi de substance.
Anaximandre, Anaximène, Heraclite, Diogène d'A-
pollonie, professent une doctrine moins indécise : ils
n'admettent plus qu'une seule substance.
Anaximandre ne change point le problème de la
science et de la philosophie, bien qu'il modifie un peu
LA RECHERCHE DE L'ÊTRE 13
la manière de le poser : quelle doit être la substance,
se demande-t-il, pour que la variété infinie des choses
et la perpétuité de la génération soient possibles ? Il
juge qu'elledoit contenir cette variété infinie elle-même,
et être indéterminée. L'indétermination est un attribut
de la substance, l'aTTsipov n'est pas la substance même; il
n'est pas xaO'auxo, ni oùaiavauxû ov ; c'est un accident,
ffufAêe&ix^çTtvtlTspw (1); la substance dont il est l'attribut
est un mélange, une nature une, indéterminée quant à
la qualité et la grandeur : c'est donc encore une cause
matérielle ou hylaîique. — Si, après le principe, nous
considérons la méthode d'Anaximandre, notre conclusion
sera la même. Déjà Thaïes avait tenu compte et grand
compte de l'observation pour déterminer son principe ;
il avait préalablement constaté par exemple que l'eau
revêt toutes les formes des corps, que tous les êtres se
nourrissent d'eau, même le soleil et les astres, — que
les germes sont humides etc. ; de même Anaximandre
part de l'expérience, de la constatation de la variété
de l'être, et s'appuie sur cette expérience pour déter-
miner la substance. Le problème n'est donc pas pour
lui : comment expliquer la variété des choses ? mais
c'est plutôt : étant donnée la variété des choses, quelle
sorte de substance faut-il admettre ? La preuve en est
que, lorsqu'il veut ensuite expliquer les choses
et leur génération, il fait de cet indéterminé un
vivant capable de se nourrir et d'engendrer, gouvernant
tout (2), un xo'cfAoç £^u/oç qui n'était d'abord qu'un
l^uyov aTieipov. Ce passage de l'état d'^u^ov àWpov à l'état
(1) Aristote Phys III, 5, 204, 3, 4;- Didot, II, 278, 39, sqq.
(2) Voir Zeller, la Phil. des Grecs, Trad. Boutroux, I, p, 229.
14 LES DONNÉES DE L'HISTOIRE
de xo'fffxoç k^/os suffit à montrer qu'il ajoute l'attribut à
l'être uniquement pour construire sa cosmogonie.
La doctrine d'Anaximène diffère assez peu des pré-
cédentes. Il s'appuie, lui aussi, sur une observation
expérimentale, celle du changement, et la question se
pose de môme façon : quelle matière, quelle étoffe, de
toutes choses faut-il admettre, si Ton tient compte de
cette observation? — Le principe sous-entendu est, en
somme, celui-ci : la substance est analogue au phéno-
mène (principe qui est celui de tous les matérialistes);
l'étude toute rudimenlaire du phénomène, voilà le
point de départ; la détermination de la substance,
voilà le but poursuivi. — Selon x\naximène, cette subs-
tance est l'air, pareeque c'est de toutes les substances
sensibles la plus propre au changement (1); comme
Anaximandre, il fait de la matière un Dieu, c'est-à-dire
attribue à l'air le rôle de la divinité (°2) : la cause effi-
ciente n'est pas encore distinguée de la cause matérielle.
Enfin nous ne pouvons séparer Diogène d'Apollonie
de ce groupe de philosophes, — sans toutefois nous
demander s'il a été ou non disciple d'Anaximène;
comme ce dernier, il constate lé changement; comme
lui, il pose que le changement a pour condition l'ho-
mogénéité infjme; comme lui, il en conclut a un
fond commun et identique de tout, à une substance
unique, l'air, dont il fait un principe de mouvement,
de vie et de pensée, et duquel il dérive tout; il ne
(i; Plut, de Plac. Phil. 1. 3 ;— Cf. Àrist Met I. 3, — Plut.
ap. Euseb. Pr. Ev. I, 8, etc.
(2)Cic. de Nat. Deor. I, 10; —Cf. Augustin, de Civ. l>.
VIII, 2.
LA RECHERCHE DE LETRE 15
cherche donc pas à connaître les rapports entre les
choses et la génération; ce ne sont là que des prémis-
ses pour conclure à un être identique; voici en effet
comment il raisonne : si toutes les choses ne résultaient
pas d'un seul principe, elles ne pourraient revêtir tour
à tour tel ou tel état ; par exemple, le chaud ne pour-
rait se refroidir et redevenir ensuite chaud; le chaud
et le froid en effet ne se changent pas l'un dans l'autre,
mais il est évident qu'un même sujet subit ces chan-
gements; c'est pourquoi dans les choses sujettes au
changement, il est nécessaire d'admettre une nature
unique qui ne change pas (1). Par conséquent, comme
nous l'avons dit, la constatation du changement n'est
encore qu'un moyen pour arriver à une détermination
plus certaine du principe fondamental.
Quant à Heraclite, on serait tenté, au premier abord,
de le croire en très grand progrès sur ses devanciers;
la philosophie en effet etla science semblent prendre avec
lui un aspect assez différent ; une question nouvelle parait
se poser et des principes nouveaux aussi sont invoqués :
d'une part, l'objet de son étude semble presque uni-
quement le mouvement, le changement radical des
choses, et ce qui le ferait réclamer par les mécanistes
mêmes comme un des leurs, c'est son toxvtoc pkt ; d'autre
part, il a recours à des principes immatériels, l'har-
monie et la guerre, qui produisent Tordre. Est-ce
qu'il ne subit donc plus les préoccupations de ses
devanciers ? Ce serait, je crois, mal interpréter sa
doctrine ; en voici les raisons :
(1) Aristote, De generatione , I, 6, 322, 3 ; Didot II, 444,
35, sqq.
16 LES DONNÉES DE L'iIISTOIRE
La philosophie de ceux qui l'ont précédé se résumait :
lo en une expérience conduisant à la détermination du
principe ; 2° en la position ou découverte de ce
principe ; 3° en une vérification du principe au moyen
d'une cosmogonie. Ces trois moments se retrouvent
encore dans la doctrine d'Heraclite ; mais ce qu'il juge
important de préciser, ce sont les raisons du choix de
telle substance de préférence à toute autre. D'où vient,
en effet, que, procédant tous de même façon, Thaïes,
Anaximandre, Anaximène, soient arrivés à des solu-
tions différentes ? C'est que leurs motifs d'adopter
telle ou telle substance n'étaient pas assez bien établis.
C'est pourquoi ce qui va surtout occuper Heraclite,
c'est l'étude du mouvement lui-même, du changement :
il importe, avant tout, de montrer que ce changement
est universel et radical. Mais ce n'est là encore qu'un
moyen pour arrivera la détermination du principe qui
est le feu ; tout se change en feu et le fejj se change
en tout. « Le motif de cette doctrine est une cause
finale, dit M. Boutroux (1) ; après avoir posé la
loi du mouvement il cherche quel doit être le
principe des choses pour que le mouvement soit
possible. » Il s'est efforcé d'accumuler plus de preuves
que ses devanciers : voilà en quoi seulement il diffère
d'eux ; la pensée est toujours la même, avec quelque
nuance : ce qui nous parait autre doit être identique
au fond ; sous les phénomènes divers, il y a l'être un.
Il est vrai qu'au principe matériel il ajoute deux
principes immatériels: voyons si, en cela du moins,
il diffère profondément des autres hylozoïstes. D'abord,
(1) Cours inédits professés à l'Ecole Normale.
LA RECHERCHE DE L ÊTRE 17
ces deux principes immatériels se réduisent à un seul,
comme les divers mouvements d'un rythme ne com-
posent qu'une cadence (1); Heraclite les désigne sous
un nom commun aux deux: il les appelle Justice, Rai-
son, Jupiter, toutes expressions qui indiquent que la
matière est un Dieu pour lui comme pour les philoso-
phes qui ont précédé. — Encore si ce principe se
distinguait nettement du principe matériel! Mais il
n'en est rien ; le feu et le Dieu ne font qu'un ; le feu
est doué d'intelligence, de pensée (2) : Thaïes, Anaxi-
mandre, Anaximène, Diogène d'Apollonie, ne s'étaient
pas exprimés autrement: il n'y a donc rien de changé
que les proportions données aux trois parties de la
doctrine, — rien de nouveau, si ce n'est que la cause
efficiente semble un peu plus nettement séparée de
la cause matérielle. Il est donc bien évident que pour
tous ces philosophes le problème de la science est
celui de la substance. Nul ne songe à étudier ni le
phénomène ou les attributs des êtres, ni les relations
des choses. C'est l'idée d'une substance matérielle sen-
sible, d'une substance commune à tout, qui domine
chez ces physiciens. Nous voyons peu à peu, il est vrai,
le phénomène devenir l'objet d'une étude plus atten-
tive, et aussi la cause efficiente se détacher insensible-
ment de la cause matérielle ; mais ce qu'on cherche,
ce qu'on vise à connaître, c'est uniquement cette
cause matérielle.
— Il semble, d'ailleurs, tout naturel que ces philo-
(1) Diog. L. IX, 7 ; Plut. Is. et Osir. 45.
(2) HeracL ap. Clem. Alex. Strom. V. (p. 603, D);— Ap. Diog,
L. IX, 1 ; — Hippolyt. IX , 10.
%
18 LES DONNÉES DE L'HISTOIRE
sophes, parlant de la sensation, aient donné des choses
une explication conforme à la perception sensible.
Mais il ne devrait pas en être de môme des philoso-
phes dont la doctrine est a priori. Ceux-là, du moins,
semblent avoir cherché les conditions subjectives de
la science, sans se poser la question de la substanlia-
lité des choses. Or, ils n'ont changé que les données
du problème, mais non le problème lui-même. La
question est toujours celle de l'être; mais le mode em-
ployé pour parvenir à la connaissance de l'être n'est
plus l'observation sensible ; c'est la détermination des
conditions de la connaissance. Aussi les Pythagoriciens
et les Eléates sont-ils encore des substantialisles.
En ce qui concerne les Pythagoriciens, il se présente
quelques difficultés. Le nombre (cela résulte de textes
nombreux) est assurément le principe des choses, et
le principe mathématique est en même temps le prin-
cipedetousles êtres (1); c ils considèrent les éléments
des nombres comme étant en même temps les élé-
ments de tous les êtres » (9). — La raison fondamentale
pour laquelle ils adoptent ce principe est encore la
même que celle des Ioniens: ils remarquèrent des res-
semblances entre les choses et les nombres et trou-
vèrent que les choses étaient plus semblables au
nombre qu'à l'air, à la terre et à l'eau (3). Mais la
question est de savoir comment il faut entendre ce
principe. Les textes ne manquent pas; mais ils sem-
(1) Aristote, Métaph. I, 5, 985 ; — Didot, II, 475, 13.
(2) îbid.
(3) Ibid.
LA RECHERCHE DE L'ETRE 19
blent contradictoires; les uns considèrent le nombre
des Pythagoriciens comme cause matérielle ; il en est
qui vont jusqu'à dire qu'il est corporel comme le
principe des Ioniens; d'autres, au contraire, préten-
dent que le nombre est une cause formelle. — Or,
qu'il soit ou non corporel, c'est pour nous d'un inté-
rêt médiocre ; il suffit qu'il soit matériel, hylatique,
substantiel. La question est donc celle-ci : faut-il en-
tendre le nombre des Pythagoriciens comme une cause
formelle, un peu à l'image de l'Idée Platonicienne ?
D'abord, ce qui n'est pas contestable, c'est qu'on ne
saurait le considérer comme un accident, comme un
attribut d'une substance qui en diffère ; c'est un sujet,
une chose en soi. Aristote le dit formellement : selon
les Pythagoriciens, comme selon Platon, le principe
des choses existe en soi, non comme accident apparte-
nant à une autre nature (t).
Mais le nombre pourrait être à la fois chose en soi
et cause formelle : telle est en effet l'Idée Platonicienne.
Et il y a un certain nombre de textes qui présentent le
nombre Pythagoricien comme une cause transcendantale
et exemplaire. Stobée l'entend ainsi. « Je sais que beau-
coup de Grecs considèrent Pythagore comme ayant dit
que les choses naissent du nombre, mais Pythagore a dit
que tout est fait, non de nombre, mais conformément au
nombre » (2). La même idée se trouve dans Aristote
lui-même : « Les Pythagoriciens disent que les êtres
sont par imitation des nombres ; Platon, changeant le
(i) Physiq. III, 4, 203 ; Didot II, 276, 49 sqq.
(2) Stob. Ecl. I, 302.
20 LES DONNÉES DE L'HISTOIRE
nom admet la participation (4) ; » dans un autre texte
il y a le mot 6uou.Wa(2).
Aurait-on le droit de conclure de ces textes contre
la thèse que nous soutenons et de prétendre que déjà
les Pythagoriciens, avant Socrate, avant Platon, avaient
nettement dégagé une cause autre que la cause maté-
rielle, qu'ils avaient conçu la science, non comme la
connaissance de la substance des choses, mais comme
la recherche de leur essence ? Ce serait d'abord, nous
semble-t-il, ne tenir aucun compte de certains autres
textes qui ont, eux aussi, leur importance ; puis ce
serait attribuer aux Pythagoriciens un rôle qu'ils ne
pouvaient pas jouer dans l'état où ils ont trouvé la
philosophie et la science : c'est ce que nous allons voir.
Aristote dit dans la Métaphysique : les nombres
sont les choses mûmes (3) ; cela signifie qu'ils sont
principes immanents. — En quel sens ? « Les Pytha-
goriciens paraissent avoir considéré le nombre comme
principe et comme cause matérielle des êtres (SXvroîç
ouŒi), » et la substance a été façonnée par les nombres
qui constituent les éléments matériels des choses (4). Ce
texte a certes bien la même autorité, la môme valeur
que les autres. (5) — En outre, considérer les nombres
à la fois comme des êtres (car le nombre est xaA'wfaty
et des paradigmes, c'est faire de la théorie pythago-
ricienne une théorie platonicienne ; c'est donc nier
(1) Met. I, 6, 987 : — Didet II, p. 477,
(2) Loc. cit. Met. 1. 5, 986
(3) Met. XIII, 3, 297 ; — Didot, II, 632, 13, tîvol utv à:-.0^,;
IrtOiYiffav toc ovra, ou y wckjTOo; Se, àXX ' s; à::0ac7)v Ta ovtx.
(4) Met. I, 5, 986 ; — Didot II. 475, 10, sqq.
(5) Decœlo, III, 1,300 ;— Didot, 11,41-2. 16,
LA RECHERCHE DE L'ÊTRE 21
absolument l'originalité de Platon qui n'aurait fait que
continuer l'œuvre des Pythagoriciens (1). D'autre part,
ce serait, au contraire, attribuer aux Pythagoriciens
beaucoup plus qu'il ne convient. Rappelons-nous que
les Ioniens n'avaient pas encore distingué la cause
matérielle et la cause motrice; et surtout la cause for-
melle n'avait pas été dégagée delà cause matérielle ; car
on n'avait point encore distingué les genres : faut-il
donc dépouiller Anaxagore, Socrate, Platon, au profit
des Pythagoriciens ? — D'ailleurs, la confusion avec
Platon est impossible ; car Platon distingue nettement
l'Idée de l'apparence, des choses sensibles: au contraire,
les Pythagoriciens ne regardent pas le nombre comme
ayant une existence séparée ; comparant Platon et les
Pythagoriciens, Aristote dit : « Platon considère les
nombres comme existant en dehors des choses sen-
sibles ; les Pythoriciens, au contraire, disent que les
nombres sont les choses mêmes » (2).
Faut-il, comme certains l'ont prétendu, distinguer
dans le Pythagorisme deux directions opposées, les
uns ayant considéré les nombres comme des causes
matérielles, les autres comme des causes formelles, —
et ranger, par exemple, Platon au nombre de ces der-
niers ? — Rien n'autorise cette conclusion ; c'est aux
Pythagoriciens en général qu'Aristote attribue les deux
doctrines ; — et, si l'on rapporte à Platon seul la
(i) De fidèles disciples de Pythagore ont précisément repro-
ché à certains discidents de s'être éloignés de la doctrine du
maître en faisant des nombres des paradigmes.
(2) Met. XIII, 3, 297 ; — Didot, II, p. 632, 44,
ZZ LES DONNEES DE L HISTOIRE
seconde, c'est contraire au texte d'Aristote et à celui de
Stobée (1).
Mais une conciliation n'est-elle pas possible entre
ces deux doctrines ? On peut, en effet, considérer les
nombres comme les éléments de tout, et les choses
comme résultant de leurs combinaisons ; c'est ce qui
semble indiqué dans le texte que nous avons cité et où
il est dit que les Pythagoriciens considèrent la subs-
tance comme ayant été façonnée par les principes en
tant qu'ils constituent les éléments matériels (2). Nous
trouvons aussi (dans un texte également cité déjà) : les
Pythagoriciens considèrent le nombre comme principe
(%/,), comme cause matérielle (5X>j), comme cause des
états et des manières d'être (3), le deuxième et le
troisième rôle résultant du premier ; d'une part donc,
ils sont les éléments des choses : ce n'est pas douteux ;
d'autre part, à la suite de la combinaison de ces élé-
ments résultent les choses, c'est-à-dire les objets par-
ticuliers, qut sont faits xa-r'apiO^ouç. — Donc, dans leur
doctrine de la formation des choses, les nombres sont
antérieurs à tout ; ce sont les éléments, les matériaux;
puis, de la combinaison de ces éléments résultent les
choses, qui sont êÊépiôpSv. — Si, maintenant, au lieu
de considérer la formation des choses, nous considérons
la formation de la doctrine des Pythagoriciens, ils
partent de l'observation des choses qui leur apparaissent
conformes aux nombres, xot 'àpifywuç, et c'est de cette
(1) Stob. Ecl. I, 302 : 6 Se (HutotYopoç) oùx $ ^tOpou, wcrà cl
ocûtOaov eXeys. 7tàvToc YtyvsaOat.
(2) Met. I, 5, 980. ; - Didot II. 475, 40.
(3) lbid.
LA RECHERCHE DE L'ÊTRE 23
conformité des choses avec les nombres qu'ils concluent
que les éléments des choses sont les nombres: « ils
remarquèrent des ressemblances entre les choses et les
nombres et trouvèrent que les choses étaient plus sem-
blables aux nombres qu'à l'air, à la terre et à l'eau (1).
Mais est-il légitime, dira-t-on, de conclure de xataà 15, de
la ressemblance à l'immanence? Non, ce n'est pas dou-
teux ; — est-il légitime d'attribuer cette conclusion
aux Pythagoriciens? Oui, et c'est moins douteux encore ;
leurs devanciers n'avaient pas fait autrement : d'une
analogie on conclut à l'être : c'est le procédé général
de cette époque, et condamner notre interprétation
pour cette raison serait un anachronisme.
Par conséquent, nous sommes autorisé à conclure
que le nombre est la matière des choses. Sans doute
il n'est pas un «Spot (2); mais il n'est pas, non plus, une
efôoç; il est un principe immatériel qui agit comme ffSf/.<%;
c'est précisément un tel principe que les Grecs dési-
gnent sous le nom d'ûXvj.
Il suit de là que les Pythagoriciens, comme les
Ioniens, se demandent avant tout de quoi sont faites
les choses, quelle en est la substance (Ixtivoç) ; comme
eux aussi, ils partent d'une observation, à savoir que
les choses ressemblent au nombre (xax aptôaoùç) . La
seule différence qu'il y ait, c'est que, pour expliquer
les choses sensibles, les Ioniens admettent un élément,
une matière, sensible ; au contraire, les Pythagoriciens
admettent un principe immatériel: le gtoi^sTov est le
nombre; par suite au cwtua est substituée l'uXr].
(1) Aristote, Met. I, 5,985 ; Didot, II, 475, 16.
(2) Met. II, 5, 1002, — Didot II, 498, 21.
24 LES DONNEES DE L'HISTOIRE
Au sujet des Eléates, on ne rencontre plus les mômes
difficultés; l'Eléatisme est un puissant effort pour
déterminer a priori le fond des choses, l'absolu ; c'est
par excellence la philosophie de l'être. Sans doute,
quand ils consentent à faire des concessions à l'opinion
commune, Xénophane et Parménide tentent d'expli-
quer les phénomènes, et ils ont recours, pour cela, à
des interprétations mythiques tout comme leurs devan-
ciers; mais, quand ils demeurent dans leur propre
doctrine, abstraction est faite des apparences: la
matière est seule étudiée, dont ils font un être simple,
une substance indivise, une personne immuable, une
divinité éternelle. L'attribut et la relation sont systé-
matiquement négligés; c'est le sujet qu'ils envisagent
(nous n'avons pas à chercher si M. Zeller a raison de
considérer le sujet comme corporel ; qu'il soit ^^ ou
ex?], c'est sans importance pour la question qui nous
occupe). Quant à Zenon, il se donne précisément pour
mission de dépouiller le sujet de ses attributs, ou tout
au moins, de ses attributs apparents, de ceux qui
avaient frappé les Ioniens, la multiplicité et le mou-
vement, — et Mélissus admet les conclusions négati-
ves de ses fameux arguments.
Les doctrines des philosophes qui ont suivi jusqu'aux
Sophistes et Socrale sortent de l'Ionisme, du Pylhago-
risme et de l'Eléatisme. Au point de vue de la manière
dont est posé le problème de la science, il n'y a pas de
progrès réalisé ; nous verrons les causes motrices se
détacher de plus en plus des causes matérielles, et
l'explication des choses devenir plus systématique,
plus heureuse surtout avec les atomistes. Mais c'est
LA RECHERCHE DE L'ÊTRE 25
encore dans la détermination de la substance univer-
selle qu'est cherchée cette explication.
Empédocle n'ajoute pas grand'chose à la doctrine
de son maître Heraclite; car, suivant Hermippus (1), —
et nous n'avons aucune raison de mettre en doute
son témoignage, — Empédocle fut le disciple d'Hera-
clite ; sa philosophie n'est pas une philosophie origi-
nale ; Aristote en fait peu de cas (2); c'est une tentative
assez médiocre de conciliation entre l'Ionisme et
l'Eléatisme. Empédocle subit l'influence de ses devan-
ciers, mais ne peut ni dominer leur doctrine ni
corriger leur insuffisance. Il n'a pas une place marquée
dans l'histoire de la philosophie : il pourrait être
supprimé sans dommage. Comme tous ceux qui l'ont
précédé, il cherchequels sont les éléments des choses,
et il en compte six : le feu, l'eau, la terre, l'éther, la
discorde et l'amitié. Prêtre et philosophe, il s'efforce
de satisfaire en même temps la religion et la science.
Ses quatre éléments matériels, auxquels il donne des
noms mythologiques, sont vraiment considérés par lui
comme divins ; et, d'autre part, les forces morales,
la discorde et l'amitié, — qui pourtant échappent aux
yeux et sont connues par l'intelligence seule, — sont
traitées comme des substances matérielles encore ; ce
n'est pas par une action morale qu'elles meuvent les
choses ; elles se mêlent avec elles et ne sont pas
distinctes d'elles ; ce sont des principes tout-à-fait
semblables à la guerre et à l'harmonie d'Heraclite ; la
(1) Ap. Diog. VIII, 56 ; Cf. Ibid. IX, 20. Voir Zeller, la
Phil. des Grecs, I, 22.
(2) Met. I, 4,984 ; — Didot II, 474,10.
26 LES DONNÉES DE L'HISTOIRE
seule différence entre le maître et le disciple est
qu'Empédocle admet quatre principes matériels dis-
tincts : peut-on considérer cela comme un progrès
réel vers le mécanisme ?
Anaxagore subit la même préoccupation. Il sépare
plus nettement deux sortes de principes, les germes
ou corps homéomères ou homéoméries qui sont
infinis en nombre et en variété, — et la raison ou
principe de changements, cause motrice. Encore cette
cause motrice est-elle une substance matérielle :
elle est la plus ténue des substances (1) et se mélange
aux choses. Si donc l'fyx^i *'vr.^'w; est séparé, ce n'est
pourtant pas son étude qui constitue la science.
Enfin, bien que l'atomisme de Démocrite soit une
des formes les plus parfaites du mécanisme, il ne nous
en semble pas moins incontestable que Leucippe et
Démocrite ont été amenés à leur théorie mécaniste par
une recherche de la substance des choses. Toute leur
philosophie se résume dans ces quelques lignes : « Le
doux et l'amer, le chaud et le froid, la couleur, ne sont
qne des manières d'être ; il n'existe en réalité que des
atomes et du vide ; les choses sensibles que l'on con-
sidère comme existant n'existent pas en réalité : il
n'existe que les atomes et le vide (2). > Ainsi les ato-
mistes éliminent de la science tout ce qui, plus tard, en
fera l'objet : tant ils se soucient de la question de la
matière ! Loin de nous la pensée de regarder l'effort
des atomistes comme infécond! De tous les philosophes
(1) Ànaxag. ap. Simpl. fol. 33 b, 35 a.
(2) Sext. Emp, Adv. Math. VII. 135.
LA RECHERCHE DE L'ÊTRE 27
antésocratiques ce sont eux qui ont, avec les Pythagori-
ciens, le mieux compris ce que pouvait et devait être la
science, et, s'ils ont échoué, ce n'est pas pour avoir
donné du problème une mauvaise solution ; mais c'est
parceque le problème était mal posé. Leur effort est
le plus heureux qui ait été tenté ; mais il était
d'avance condamné à la stérilité.
Ainsi, jusqu'à cette époque, malgré la diversité des
solutions, quoique les uns aient admis une substance
une, les autres une substance multiple, ceux-ci une
substance sensible, ceux-là une substance aussi imma-
térielle que possible, et d'autres enfin tout à la fois des
substances somatiques et des substances immatérielles,
c'est toujours la même question à laquelle tous ont
voulu répondre : de quoi sont faites les choses ? Quelle
en est la substance (1)? Puis, de ce que le problème de
la science, ainsi posé, ne pouvait être résolu, on va con-
clure d'abord qu'il est, d'une manière générale, inso-
luble; après quoi on s'efforcera de le poser avec de
nouvelles données : d'où la sophistique négative et la
doctrine positive de Socrate et d'Aristote.
(1) Cette manière d'entendre la philosophie antésocratique
était déjà, semble-t-il, celle d'Aristote : « La plupart des
premiers philosophes ont pensé que les seuls principes
de toutes choses étaient les principes matériels : ce qui
constitue tous les êtres, ce dont ils sortent et qui est premier,
ce à quoi finalement ils se réduisent, quand la substance
demeure sous les changements des affections, c'est ce qu'ils
disent être l'élément et le principe de tous les êtres. » Met. I,
4,983 ; Didotll, 472,7:— Cf. Met. I, 8,988 ; Didot II, 478,51;—
De Part. Anim., I, 1.640 ; Didot III, 220, 22,
28
2° LA RECHERCHE DE L'ATTRIBUT
ou interprétation finaliste dos choses
Il serait vraiment trop commode d'exclure les sophis-
tes de l'histoire de la science, sous prétexte qu'ils l'ont
niée. Ils ont, au contraire, du moins Protagoras et
Gorgias, joué un rôle considérable en provoquant une
révolution dans la manière de l'entendre. Il résulte de
tout ce qui précède que les antésocraliques avaient
cherché ce qui demeure, ce qui est le fond des choses.
En réaction contre ces multiples et vaines tentatives,
— qui pouvaient longtemps encore se multiplier tou-
jours en vain, — Protagoras professe que rien ne
demeure, que la matière de l'être est inconnaissable.
Pas de science possible ! Voilà comme le résumé de
sa doctrine spéculative. Non, pas de science possible,
si la science est la connaissance de l'CÀr, ; car l'homme
est la mesure de toutes choses ; les choses sont pour
l'homme et non en soi telles qu'elles lui apparaissent.
— Et non-seulement celte connaissance de la chose
en soi est impossible ; elle n'est môme pas désirable ;
elle est inutile. Le premier, Protagoras pose en principe
la nécessité d'une science pratiquement utile dont
l'idée sera peut-être trop abandonnée dans la suite.
Gorgias poursuit, et peut-être plus systématiquement
encore, l'œuvre de Protagoras. Toute sa doctrine est
une argumentation contre l'être. Il nous semble inutile
de l'exposer ; il suffit de rappeler que ses trois thèses :
l'Etre n'est pas;— s'il était, il ne pourrait être pensé ;
^- s'il était pensé, il ne saurait être exprimé, — sont
nettement et incontestablement dirigées contre la
LA RECHERCHE DE L ATTRIBUT
29
science de la substance qu'il déclare sans objet, puis-
que l'être n'est pas, — impossible en tous cas, puisque,
s'il était, il ne pourrait être pensé, — inutile enfin,
puisque, s'il était pensé, il ne saurait être exprimé.
Toute cette critique est très juste, très bien conduite,
très profonde. En tant qu'ils ont professé une doc-
trine négative, les plus grands des sophistes sont loin
d'avoir été les adversaires de Socrate ; sans doute, si,
comme le dit Aristote, la sophistique est une science
qui se renferme dans l'accident (1), elle n'est pas plus
acceptable que les théories de leurs devanciers ; mais,
s'ils sont allés jusque-là, c'est qu'ils ont été entraînés
par leur opposition: in vicium ducit culpae fuga;
en tous cas, ils ont nettement déclaré que ce n'est plus
dans la substance qn'il faut chercher le fond des
choses; c'est dans l'accident plutôt, ou dans l'appa-
rence, dans ce qu'il y a de constant parmi les appa-
rences: en quoi ils sont les précurseurs de Socrate, de
Platon et d'Aristote. Ils ont renversé pour permettre
de construire.
D'ailleurs, celte œuvre de destruction, cette œuvre
négative, éminemment utile, n'a pas été complètement
négligée par Socrate. Sa critique des doctrines anté-
rieures ne diffère pas sensiblement de celle de Prota-
goras et de Gorgias, et il est un sophiste, lui aussi, si
la sophistique se réduit à la négation de la science
telle qu'on l'avait conçue jusqu'alors. « Il ne s'attarda
pas, dit M. Boutroux, à examiner une à une les diver-
ses doctrines qu'avait engendrées l'idée d'une physique
(1) Arist. Met. X, 8, 1064; Didot, II, 393, 30; - Cf. V, %
1026;— Didot II, 535, 45.
30 LES DONNÉES DE L'HISTOIRE
naturelle. Il les condamna en bloc, comme vaines,
stériles et sacrilèges. — La physique était une recher-
che vaine ; car les physiciens n'avaient pu se mettre
d'accord sur aucun point : les uns soutenaient que
l'être est un, les autres qu'il est infiniment multiple ;
les uns que tout se meut, les autres que tout est éter-
nellement immobile et ainsi du reste. Or, contradic-
tion est marque d'ignorance. — Elle était stérile. Ceux
qui s'occupent de ces objets, disait Socrate, croient-ils
donc que, quand ils connaîtront la nécessité suivant
laquelle chaque chose se produit, ils pourront faire, à
leur gré, les vents, les eaux et les saisons ? — Et ces
deux traits résultaient eux-mêmes d'un vice radical, à
savoir du caractère sacrilège de l'entreprise. Tout ce
qui est, selon Socrate, se partage en deux catégories :
les choses humaines (té àtycorcia), telles que le pieux et
l'impie, le beau et le laid, le juste et l'injuste, les ques-
tions relatives à la cité et à l'autorité, et les choses
divines (T&Sottpovia), telles que la formation du monde,
ou bien encore les conséquences éloignées et dernières
de nos actions. Or, les Dieux nous ont donné la faculté
de connaître les premières par le raisonnement; mais
ils se sont réservé les secondes. Les physiciens, en
spéculant sur les choses divines et en négligeant les
choses humaines, intervertissent l'ordre établi par les
Dieux eux-mêmes : ils dédaignent les connaissances
que les Dieux ont mises à notre portée, pour tenter de
surprendre celles qu'ils se sont réservées i (1). Pour
(i)M> Boutroux, Socrate, p. 9, 10.
LA RECHERCHE DE L'ATTRIBUT 31
toutes ces raisons, les physiciens et surtout Anaxagore
sont des insensés (1).
Toute cette critique de Socrate, comme celle des
Sophistes, établit non moins fortement que notre exa-
men positif des doctrines antésocratiques, ce que nous
avons avancé et voulu prouver; le nier serait se mettre
en contradiction avec toute l'histoire, et rejeter non pas
notre propre interprétation, mais celle de Socrate, de
ses contemporains, de ses adversaires, de ses disci-
ples ; il n'y a pas un seul d'entre eux qui n'ait consi-
déré la philosophie antésocratique comme un effort
pour arriver à la connaissance de la substance, de
l'être même, du sujet qui est sous les phénomènes.
Ce qui distingue Socrate des Sophistes, c'est qu'à
sa thèse négative il a ajouté une doctrine positive,
c'est qu'il a reconstruit la science sur de nouvelles
bases ; ou, du moins, s'il n'a pas tenté de construire
la science, il a jeté les fondements d'un édifice nou-
veau. Ce qui fait de lui un initiateur, ce n'est pas
seulement qu'il a créé une science qu'on soupçonnait
à peine, l'anthropologie, c'est aussi qu'il a renouvelé
l'ancienne. Il l'a complètement changée en changeant
la nature du problème ; car, bien qu'on le considère
comme ayant surtout cherché une méthode de solution,
son plus grand mérite, à nos yeux, est d'avoir, en même
temps que cette méthode, découvert de nouvelles don-
nées à la question.
On pourrait être entraîné, au sujet de Socrate, dans
l'un ou l'autre de deux excès contraires; les uns le
(l)Xen.Mem.î, 1, 11.
32 LES DONNÉES DE L'HISTOIRE
regardent comme ayant totalement renoncé à la science
cosmologique, sous prétexte qu'il est un moraliste et
que l'antiquité tout entière l'a considéré comme tel ;
d'autres prétendent, au contraire, qu'il a été un physi-
sien. Ces deux opinions nous paraissent également
fausses. D'une part Socrate n'est pas un physicien à la
façon de ses devanciers. Ceux qui prétendent que
Socrate est un physicien, invoquent un texte de
Xénophon qui témoigne que Socrate n'ignorait pas les
difficultés de la géométrie et de l'astrologie ; certes non,
il ne les ignorait pas ; s'il les eût ignorées, il n'eût
point fait avec autorité la critique de la science
ancienne; de plus, il a autant que tout autre insisté
sur ces difficultés qui rendaient cette science impos-
sible; mais autre chose est de connaître les études qui ont
été faites avant soi, et autre chose de s'adonner soi-même
à ces études. — Faut-il, d'autre part, prétendre qu'il a
renoncé totalement à toute spéculation physique, que
Platon et Aristote, par conséquent, ont simplement
fait retour aux antésocratiques? Ce ne serait pas
moins excessif, bien qu'Àristote ait dit nettement que
Socrate a raisonné sur les choses éthiques, mais non
sur l'ensemble de la nature (l), et ailleurs : « avec
Socrate la méthode de la définition s'est développée,
mais les recherchessur la nature ont pris fin » (2). Voici
en effet ce qui nous semble être la vérité :
Comme l'atteste Platon en maint endroit (3), Socrate
ne s'est pas élevé contre la physique en général, mais
(1) Met. I, 6, 987 ; — Didot II, 477, 33.
(3) De Part. An. I, 642 :— Didot III. 223, 4.
(3) Phéd. 96 : Didot I, 75 : Rép. \ Il 529 : Didot II. l.U; —
Philèbe,29; Didot 1,411.
LA RECHERCHE DE L'ATTRIBUT 33
contre la manière dont on la traitait. Il abandonna la
recherche de la substance pour celle de la qualité ; il
causait avec le premier venu et lui demandait ™ efaeêéç,
foeêéç, xaXov, a-.T/pov, Sixatov, dKixov, etc. (1); il s'attache à
ce qui est donné immédiatement dans l'expérience, —
c'est-à-dire au phénomène, et il inaugure la science
des phénomènes. — Mais les phénomènes ne peuvent
être objet de science que s'ils sont intelligibles; aussi,
pour saisir ce qu'il y a en eux d'intelligible, Socrate a-t-
il imaginé la subsomption des individus sous les espèces
et des espèces sous les genres. Il distingue trois choses,
les faits particuliers, les genres et l'Un; la connaissance
de l'Un est réservée aux Dieux ; les physiciens ont eu
tort d'y prétendre; celle des faits particuliers n'est pas
la science; la science est la connaissance des genres;
de là sa théorie de la définition et de l'induction qui lui
appartient en propre ; de là son souci de dégager dans
les phénomènes le général [^oLliyec^i xaxà y^ toc
icpdtYÈ«tTa) (2), — (ôpi^eaôai xaôoXou) (3) au moyen duquel une
physique nouvelle sera constituée.
L'a-t-il constituée lui-même? Non, et c'est pourquoi
on a pu dire qu'il avait totalement abandonné la
physique. Mais il a indiqué très nettement (et il nous
semble qu'on ne saurait le mettre en doute) l'objet de
la science et, du même coup, la méthode à suivre. Il a
appliqué sa nouvelle manière d'entendre la science
spécialement et exclusivement à une science nouvelle;
mais cette forme qu'il avait inventée n'était pas une
(l)Xen., Mém. Socr. I, 1,46.
(2)Xen.,Mém. iv, 5, 14.
(3) Arist., Met. XI, A, 1078; — Didot, II, 615, U,
34 LES DONNÉES DE LHISTOIRE
forme particulière à telle ou telle science; c'est la
forme de la science; il a dit lui-même plus d'une fois
que la science est essentiellement une. Voilà pourquoi
nous considérons Socrate comme un initiateur, comme
le créateur, non pas seulement d'un nouveau groupe
de sciences, de l'anthropologie par opposition à la
cosmologie, mais d'une tendance nouvelle, d'une inter-
prétation inconnue jusqu'alors, de l'interprétation
finaliste.
La science entre donc avec lui dans une phase toute
différente; désormais les recherches des philosophes et
des savants porteront sur l'attribut, non sur le sujet.
Mais l'attribut isolé, c'est l'accident, et l'accident n'est
pas objet de science; c'est l'essentiel qui est objet de
science, c'est-à-dire l'association constante des attri-
buts, leur groupement systématique et invariable,
lequel ne peut se concevoir sans une relation de chacun
avec tous, des parties avec l'ensemble.
Ainsi l'œuvre des antésocratiques est détruite par les
efforts réunis des sophistes et de Socrate ; puis une
conception nouvelle de la science est imaginée par
Socrate. Nous assistons donc à une évolution régressive
de l'esprit qui s'efforce de ramener à son unité primitive
les choses multiples, groupées dans la perception en un
système d'individus, d'images, de substances personnL
fiées ou individualisées. D'abord sous les substances
multiples on a cherché la substance unique; après
Socrate, c'est dans la qualité qu'on cherche la conci-
liation de l'un et du multiple; une méthode qualitative
ramène insensiblement le multiple à l'unité : les in-
dividus sont rangés sous les espèces, les espèces sous
LA RECHERCHE DE L'ATTRIBUT 35
les genres, et les genres sous le genre suprême ou unité.
« Les recherches socratiques sur la définition con-
tiennent le germe de la théorie platonicienne, » dit
M. Fouillée (1). La théorie des Idées est, en effet, une
application immédiate de la spécification socratique;
c'est une classification méthodique des choses en espèces
et en genres; toute Idée est une espèce ou un genre.
Mais nous rencontrons ici une difficulté au moins
apparente. L'Idée, en effet, qui est l'objet de la science
platonicienne, n'est pas un attribut; c'est une subs-
tance : elle existe en soi, c'est un sujet; sans doute
elle n'est pas la substance qui est sous les phénomènes,
puisqu'elle est en dehors du monde sensible et étran-
gère à ce monde comme une cause transcendante à son
effet; mais, si elle n'est pas le support des apparences,
elle n'en est pas moins la réalité immuable dont les
antésocratiques poursuivaient déjà la recherche; la
philosophie de Platon n'est donc pas en progrès sur
celle des sophistes et de Socrate; sa science est encore
la recherche de la substance.
Cependant, malgré les nombreux emprunts faits par
Platon aux antésocratiques, il serait certes aussi illé-
gitime que surprenant de prétendre confondre sa con-
ception de la science avec la leur. Il est très vrai, d'une
part, que Platon opère un retour à la philosophie que
son maître avait abandonnée ; il reprend le problème
cosmologique auquel Socrate avait renoncé; d'autre
part, il ne veut rien laisser perdre de la méthode so-
cratique; et c'est pourquoi il applique à l'objet de
(1) La Phil*» de Platon, I, 473.
36 LIS DONNÉES DE L'HISTOIRE
l'ancienne philosophie la forme de la philosophie
nouvelle; sa doctrine est une synthèse : sa théorie des
Idées est à la fois une philosophie du sujet et de l'at-
tribut (c'est précisément ce que lui reprochera Aristote) ;
l'Idée est en même temps la matière des antésocratiques
et le genre de Socrate. C'est pourquoi l'Idée n'est
désignée ni par le terme cwp ni par le mot 5X»| ; Platon
l'appelle ouata; c'est une essence, une substance-essence;
et il y a entre BXi) et ofa£a une différence analogue à celle
que nous avons signalée entre awua et BXtj. Le mot 6Xt|
désigne une substance indéterminée, sans qualités, une
sorte d'a-KEtpov; le mot ofoCa désigne, au contraire, une
substance déterminée, douée de qualités positives, une
substance dans laquelle sont associés des attributs.
Non seulement l'essence ou l'Idée de Platon diffère
profondément de la matière des physiciens ou des
rationalistes anciens; mais encore ce que Platon con-
sidère dans l'Idée, ce dont i! fait l'objet de la science,
ce n'est certes pas la substance en tant que substance;
c'est la substance garantissant le groupement des at-
tributs, ou plutôt encore c'est le groupement, l'associa-
tion de ces attributs garantie stable parla substance;
la substantialité n'est guère que le principe de
permanence de cette association ; le véritable objet de
la science, c'est l'essence sans substance : ce qui nous
semble suffisamment prouvé par la suite.
Ce qui frappe Platon, c'est que les choses sensibles
sont des associations inintelligibles de qualités; elles
sont divisées, il est vrai, mais de telle sorte qu'elles
constituent des unités entre lesquelles aucun rappro-
chement n'est possible; elles sont divisées, disons-nous,
LA RECHERCHE DE l'àTTRIBUT 37
et non distinguées : la distinction résulte de différences
qualitatives, internes, réelles, absolues; la division ré-
sulte de simples déterminations du temps et de
l'espace; ainsi séparées, les choses ne présentent pas
l'aspect d'associations, comme nous l'avons impropre-
ment dit, mais d'assemblages, d'amas de qualités sans
constance et sans principe.
Le problème platonicien est donc de convertir ces
assemblages inintelligibles de qualités en des associa-
tions intelligibles. Le problème est encore, comme dans
la philosophie antérieure, de ramener le multiple à
l'un. Mais il s'agit d'une multiplicité qualitative et d'une
unité qualitative aussi. Celte multiplicité qualitative,
ce sont les individus, qui sont en nombre infini et par-
ticipent de r&teipov (1); cette unité qualitative, c'est le
genre. — Les anciens qui avaient saisi celte opposition,
ont conçu la science comme le rapprochement du genre
et de l'individu (2); mais cette absorption immédiate
du multiple dans l'un est impossible; ce n'est pas encore
là la science : « Les sages d'aujourd'hui font un au
hasard et plusieurs plus tôt ou plus tard qu'il ne con-
vient, et de l'un ils passent immédiatement à l'infini;
les moyens termes leur échappent; cependant, c'est la
considération de ces moyens termes qui distingue la
dialectique de l'éristique » (3). La science consiste
pour Platon, dans la découverte et la position de ces
intermédiaires. Il distingue donc les individus, les es-
pèces, le genre ou l'unité : la science est la détermina-
(1) Philèbe, 17. Didot, I, 402.
(2) Ibid.
(3) Ibid.
38 LES DONNÉES DE L'HISTOIRE
tion des espèces intermédiaires entre les individus et
le genre.
Ces espèces doivent être, d'une part constituées sépa-
rément, distinguées les unes des autres, d'autre part
rapprochées et réunies. Il faut qu'elles soient distin-
guées; car elles ne sont pas offertes par les choses elles-
mêmes ; — et il faut qu'elles soient rapprochées ou
puissent l'être, afin que, par elles, l'esprit s'élève au
genre.
D'abord il faut les distinguer, les constituer, en par-
tant de la considération des choses, des individus.
Encore une fois, cette distinction ne peut être quanti-
tative; car c'est une distinction, non une séparation :
une séparation ne laisserait pas subsister de rapports;
la distinction au contraire n'exclut pas la relation.
La distinction est donc qualitative. Elle ne repose pas
sur le principe de contradiction lequel préside seule-
ment à la séparation quantitative (A n'est pas non A ;
A et non A sont sans relation), mais sur celui d'identité
qualitative ou de similitude. En d'autres termes, le
semblable s'unit au semblable pour constituer une Idée;
aux choses distinctes et multiples sont ainsi substituées
des Idées distinctes et multiples aussi, mais qui ne sont
pas séparées absolument. — Elles peuvent en effet se
rapprocher, se grouper, et leur groupement constitue
l'espèce, le type. Ce groupement ne se fait pas au hasard ;
une Idée ne s'allie pas à telle ou telle autre Idée indif-
féremment : il y a un principe qui préside à leur asso-
ciation, comme un principe préside à leur distinction
ou constitution. Or ce principe ne peut être celui de
contradiction : c'est en effet un principe de séparation
LA RECHERCHE DE l'àTTRIBUT 39
plutôt que d'association; puis ce principe ne détermine
que le possible, non le réel (et il s'agit d'associations
réelles pour Platon); enfin l'association des qualités ne
résulte pas d'une nécessité logique; mais, si ce n'est
pas une nécessité logique qui produit l'association
constante des qualités, c'est une nécessité morale : une
espèce est un ensemble d'Idées qui concourent à
une même fin ou à un même bien; le bien est le
principe d'association des Idées ; celles-là s'unissent
qui sont des moyens par rapport à une même fin ou à
un même bien. — Ainsi Platon pose nettement un
principe nouveau qui déjà avait été implicitement in-
diqué et supposé par Socrate, mais qui fut formulé
avec précision par Platon : c'est la finalité; la division
platonicienne est une classification des choses suivant
la loi de la finalité.
Par conséquent, si l'être des Idées est incontestable-
ment affirmé par lui, ce n'est pas en tant qu'êtres
qu'elles sont objet de science; c'est en tant qu'elles
composent une hiérarchie générique, un système d'es-
pèces et de genres, que la dialectique doit parcourir et
qui sont ordonnés suivant la loi de la finalité. La période
dans laquelle est entrée la science est donc bien la
période de l'interprétation par l'attribut, par l'essence,
de l'interprétation finaliste.
Nous trouvons une nouvelle preuve que Platon a
pris pour objet de la science une essence illégitimement
substantifiée dans la critique que fait Aristote de la
théorie des Idées. Parmi les objections qu'il adresse à
Platon, la plus fréquente, la plus longuement déve-
loppée, comme aussi la plus forte, est tirée de l'impos-
40 LES DONNÉES DE L'HISTOIRE
sibilité logique que l'Idée soit substance : admettre que
l'Idée est substance, c'est admettre que soit la relation
soit le prédicat est un sujet, ce qui implique contradic-
tion. En effet, Platon avait affirmé l'existence d'Idées
de relations; or concevoir les relations comme des
sujets est doublement absurde : c'est concevoir que le
sujet n'est pas le sujet, que la relation n'est pas la re-
lation. D'autre part, il n'y a pas moins d'absurdité à
confondre le sujet et le prédicat; en effet, plusieurs
prédicats peuvent convenir au même sujet: si donc ces
prédicats sont des substances, les affirmer de ce sujet c'est
supposer dans un sujet unique plusieurs substances,
c'est faire de l'unité la multiplicité; de plus, comme la
substance est nécessairement particulière, tandis que
le prédicat est un concept général, prétendre que la
substance est un prédicat, c'est confondre le général et
le particulier. D'ailleurs, puisque la substance est parti-
culière, et que l'objet de la science est le général seul,
la science n'est pas la connaissance de lasubstance (I).
Donc, tandis que Platon avait tenté une synthèse im-
possible de la conception antésocratique et de la
conception socratique de la science, Aristote, qui a
l'esprit plus scientifique, rompt, mais cette fois d'une
manière définitive, avec la pensée antique, comme
l'avaient fait déjà les sophistes et Socrate. Pour lui, la
science est la connaissance du prédicat, de l'essence
des choses; nous allons le montrer.
Dans certains textes, Aristote dit que l'objet de la
(1) Met., I, 9, 990; Didot, II, 482; — VI. 13; Didot, II.
553; — IX, 2, 1053; Didot, II, 575, 52 sqq.
LÀ RECHERCHE DE i/ATTRIBUT 41
science est le général (1); ailleurs il dit que c'est la
recherche des quatre causes matérielle, efficiente, for-
melle et finale (2); ailleurs encore que c'est l'être en
tant qu'être (3). Au premier aspect, ces définitions sont
assez différentes et paraissent assigner à la spéculation
une matière tout autre que celle implicitement désignée
dans la critique des Idées platoniciennes. Pourtant,
elles peuvent être prises l'une pour l'autre, et celte
proposition même: la science a pour objet l'être en tant
qu'être , qui semble en contradiction avec notre
thèse, ne fait que la confirmer : l'interprétation qu'en
donne Aristote la met en parfait accord avec les deux
autres qui sont absolument confondues par lui.
Aristote a en effet identifié la cause et le général.
Pour le bien comprendre , il faut déterminer de quelle
cause il s'agit. Or, Aristote l'a dit en maint passage,
cette cause, c'est la cause formelle, to -Mv eivai, *j oùaïaàveu
ûXïjç (4). Cette cause formelle est, d'ailleurs, selon Aris-
tote, la cause finale, le t&o; auquel tend l'être ; elle est
en même temps, en un certain sens au moins, la cause
efficiente de l'être, de l'individu : car l'individu est
fait d'essences générales ; il est constitué par l'union et
la combinaison de ces essences, il résulte de la déter-
mination des formes les unes par les autres au moyen
d'une forme supérieure (ainsi l'individu est premier
(1) Traité de l'Ame, II, 5, 417 ; Didot, III, 451, 51 ; — Met.
II, 6, 1003; Didot, II, 499, 46; Met., XII, 10, 1087; Didot,
627 9 39
(2) Phys. n, 3; — Met. IV, 2 ; — Anal, post, II, 11 ; — De
Gen. An. I, 1 ; —Met. I, 3.
(3) Met. III, 1, 1003; Didot, II, 500, 1.
(4) Met. VI, 7, 1032; Didot, II, 544, 42,
42 LES DONNÉES DE L'HISTOIRE
dans l'ordre de la connaissance; mais c'est xéxilp cTvai
qui est premier dans l'ordre de l'être): la cause effi-
ciente n'est donc que la cause formelle envisagée à un
certain point de vue. — Quant à la cause matérielle,
Aristote déclare nettement qu'elle n'est pas objet de
science : point de science du monde sensible comme
tel, c'est-à-dire des choses considérées dans leur parti-
cularité; de ces choses il n'y a ni définition ni démons-
tration parce que dans les choses particulières il y a
une matière (uXr,) dont la nature est telle qu'elle com-
porte à la fois l'être et le non-être. Déjà nous entre-
voyons l'opposition stoïcienne de la matière et de la
forme : la forme seule est intelligible; la matière en
tant que matière ne l'est pas; elle l'est en tant qu'elle a
revêtu la forme et permet de la saisir dans la sensation.
L'objet de la science est donc la forme; or la forme,
c'est le général; si en effet du sensible on élimine
l'accident, il reste l'essence, la forme, le général : les
deux mots cause et général sont synonymes, surtout
quand on entend par cause l'essence. Il y a cependant
une différence entre le général et la cause, différence
non dans la nature de la chose, mais dans le mode de
connaissance. La cause peut être saisie parla sensation;
le général est toujours connu par la vor.aic. Supposons (1)
que, placés dans la lune nous voyions la terre arrêtant
les rayons du soleil; nous verrions une éclipse et la
cause de cette écl'pse; nous n'aurions pas la science
générale de l'éclipsé ; de même (2), si nous voyions les
(1) Dcrn. Anal. I, 31, 87; Didot, I, 150, 30; cf. II, 2, 89;
Didot, I, 154.
(2) Dern, Anal. I, 31, 88; Didot, I, 150, 47,
LÀ RECHERCHE DE LATTRIBUT 43
pores du verre et le passage du soleil à travers ces
pores, nous saurions pourquoi il fait clair dans une
maison, nous connaîtrions la cause de la clarté, mais
seulement pour chaque cas particulier; de même enfin
je saisis par la sensation l'essence qui constitue
Callias, mais je la saisis individualisée (1) ; c'est par
la pensée et par la pensée seule que nous donnons à la
cause un caractère général. La cause est donc comme
un moyen terme entre le général et l'individu ; on
pourrait presque dire que c'est le général en tant qu'il
est saisi dans l'individu . — A cette différence près,
le général et la cause se confondent.
Enfin cette proposition : l'objet de la science est
l'être en tant qu'être, se ramène aussi à celles que nous
venons d'examiner. Ce qu'Aristote entend par être en
effet, c'est, non pas la substance, mais l'essence; c'est
ce qui constitue l'être, oùcia par opposition à l'accident;
c'est l'être en tant qu'il existerait seul, indépendam-
ment de toutes relations avec les autres êtres; c'est
l'oùaia soustraite à l'action des influences extérieures.
Nous avons par là suffisamment déterminé l'essence,
le Ti^veTvou; que ce soit l'objet de la science aristotéli-
cienne, c'est ce qui ne résulte pas seulement des dé-
finitions précédemment données et interprétées, mais
encore de l'étude des facultés qui créent la science et
des procédés par lesquels elle se construit.
La science n'est l'œuvre ni de la sensation seule ni
de l'entendement seul ; c'est l'œuvre commune de la
sensation et de l'entendement : de la sensation qui,
(1) Dern. Anal. II, 19.
44 LES DONNÉES DE L'iIISTOIRE
comme nous venons de le dire, saisit l'universel, mais
particularisé dans l'individu, qui fournit ia matière
de la science, qui même, aidée de la mémoire, com-
mence à dégager des idées générales et en quelque
sorte des unités; — de l'entendement qui connait le
caractère général des essences saisies par la sensation
et détermine les rapports de ces essences entre elles;
de la sensation en un mot qui est la scienee en puis-
sance, de l'entendement qui fait passer la puissance à
l'acte. La sensation fournit donc l'essence unie à l'in-
dividuel ; l'entendement la dégage : leur action porte
sur l'essence individualisée ou généralisée.
Enfin, toute la logique d'Aristote, toute son étude du
concept, du jugement, du syllogisme, de l'induction
et de la dialectique, tend à la détermination de l'es-
sence : le concept est un genre, c'est-à-dire une
essence; — le jugement estl'affirmation^qu'une essence
convient à un sujet; — bien que le principe du syllo-
gisme aristotélicien soit le principe de contenance, et
qu'Aristote envisage la quantité, l'extension des termes,
ce n'en est pas moins un raisonnement portant sur la
qualité, sur le prédicat; c'est un procédé propre à dé-
terminer quels prédicats conviennent â quels sujets :
les objets, d'ailleurs, doivent être, suivant Aristote
comme suivant Socrate, répartis en genres et en es-
pèces; c'est sur cette classification en genres et en
espèces que repose le syllogisme apodictique ou dé-
monstration.— Quant à l'induction, c'est un raisonne-
ment qui prend pour point de départ le particulier,
to xaxà [xépo;, et qui met en lumière le général à l'aide
du particulier; son objet est donc encore la détermi-
LA RECHERCHE DE L'ATTRIBUT 45
nation des essences ; son principe est que dans l'in-
dividu est contenu le genre, son procédé consiste à
découvrir ce genre dans quelques individus seulement.
— Enfin, il est dans la logique aristotélicienne un pro-
cédé d'importance secondaire, mais qui a été emprunté
par le moyen-âge, lequel en a abusé : c'est la dialectique.
Or, la dialectique consiste à dégager encore ce qu'il y
a de général dans les discours et les opinions des
hommes : elle ne conduit qu'à la connaissance du
vraisemblable et n'est guère employée que dans les
sciences morales.
De tout ce qui précède il résulte donc très-évidem-
ment que, pour Aristote, la science est la détermina-
tion de l'essence, du prédicat; on ne saurait compren-
dre ni la conception de la science Aristotélicienne, ni
sa formation, ni ses procédés, si on lui assignait comme
objet soit une cause matérielle entendue à la façon des
antésocratiques, soit une cause efficiente entendue à
la façon des modernes. Aristote n'est ni un dynamiste
proprement dit, ni un mécaniste : c'est le représentant
le plus autorisé, le plus nettement accusé, avecSocrate,
de cette tendance que nous avons appelée finaliste :
l'individu est la réalisation d'essences, de types, qui
n'existent pas en dehors du particulier et dont les
combinaisons sont régies par la loi de finalité.
46
3* LA RECHERCHE DE LA RELATION
ou interprétation mécaniste
L'idée aristotélicienne domina, en somme, la science
à travers toute l'antiquité grecque et latine, à travers tout
le moyen âge jusqu'aux temps modernes. Ce ne fut ni
l'effort des Stoïciens pour opérer une synthèse nouvelle
entre la science antésocratique et la science aristoté-
licienne, ni celui des Epicuriens pour en revenir sim-
plement à l'atomisme de Démocrite, qui modifièrent
profondément le cours de la science. Socrate et Aristote
avaient trop fortement établi leur réforme, et cela dans
un moment trop opportun, pour que leur œuvre pût
être compromise par des réactions désormais impos-
sibles.
Durant tout le moyen âge, la conception aristotéli-
cienne de la science fut acceptée sans examen, sans
contrôle, d'une manière souvent ridicule, toujours
irréfléchie. La seule réforme accomplie par les docteurs
(et elle ne fut guère heureuse) fut de substituer aux
idées et aux choses les mots, aux principes rationnels
ou aux prémisses fournies par l'expérience les textes de
l'Ecriture Sainte ; la dialectique qu'Aristote appliquait
aux choses morales fut appliquée à la connaissance du
monde, et l'on fit reposer la physique sur l'autorité de
la parole révélée, sur celle des Pères ou du maître ou
simplement sur les opinions les plus communément
reçues.
Cependant les sciences avaient quelque peu progressé
dans l'étude du mouvement des astres, dans celle des
phénomènes de la nature et de la composition des
LÀ RECHERCHE DE LÀ RELATION
47
corps ; les savants du seizième siècle avaient préparé
une révolution ; cette révolution fut définitivement
accomplie par Descartes. Déjà l'esprit positif de Bacon
avait réclamé une méthode nouvelle; mais il avait laissé
indéterminé encore l'objet nouveau delà science: c'est
Descartes qui le fixa; c'est lui qui lança la science dans
la voie qu'elle suit encore aujourd'hui et d'où elle ne
sortira plus.
Il s'attaqua fortement au principe sur lequel reposait
la science de son temps, à la finalité : « Encore que ce
soit une pensée pieuse et bonne, en ce qui regarde les
mœurs, de croire que Dieu a fait toutes choses pour
nous, afin que cela nous excite d'autant plus à l'aimer
et à lui rendre grâces de tant de bienfaits, encore aussi
qu'elle soit vraie en quelque sens, à cause qu'il n'y a
rien de créé dont nous ne puissions tirer quelque
usage, quand ce ne serait que celui d'exercer notre
esprit en le considérant, et d'être incités à louer Dieu
par son moyen, il n'est toutefois aucunement vraisem-
blable que toutes choses aient été faites pour nous, en
telle façon que Dieu n'ait eu aucune autre fin en les
créant; et ce serait, ce me semble, être impertinent de
vouloir se servir de cette opinion pour appuyer des
raisonnements de physique : car nous ne saurions
douter qu'il n'y ait une infinité de choses qui sont
maintenant dans le monde, ou bien qui y ont été
autrefois et ont déjà entièrement cessé d'être, sans
qu'aucun homme les ait jamais vues ou connues, et
sans qu'elles lui aient jamais servi à aucun usage » (1).
(1) Princ. III, 3.
48 LES DONNÉES DE L'HISTOIRE
Cette recherche des causes finales lui semble présomp-
tueuse, inutile, inepte même : elle est présomptueuse;
« car nous ne devons pas tant présumer de nous-
mêmes que de croire que Dieu nous ait voulu faire
part de ses conseils » (1). Elle est inutile ; car noire
nature étant bornée et celle de Dieu infinie, i tout ce
genre de causes qu'on a coutume de tirer de la fin
n'est d'aucun usage dans les choses physiques et natu-
relles » (2V, enfin elle est inepte, car, i certainement
en physique où toutes choses doivent être appuyées de
solides raisons, » on ne saurait se contenter de con-
jectures comme en matière de morale (3). C'est surtout,
il est vrai, la finalité externe qu'il proscrit de la science,
alors qu'au contraire il semble, en maint passage (4),
admettre, sinon des fins réelles, du moins une finalité
interne subjective ; mais c'est sur le principe de finalité
externe que reposait la science avant lui; c'était donc
cette notion qu'il fallait exclure, notion dont il était
impossible de faire une application scientifique.
Il rejette donc toute conjecture et veut une science
certaine, d'une certitude mathématique : « Il ne reçoit
point de principes en physique qui ne soient aussi
reçus en mathématiques, afin de pouvoir prouver par
démonstration tout ce qu'il en déduira » (5) ; cette
science n'est donc pas la connaissance des desseins
secrets de Dieu ; ce n'est même pas la connaissance de
la réalité telle qu'elle est, mais l'interprétation des
(1) Princ. 1, 28.
(2) 4« Médit., 3.
(3) Rép. aux obj. de Gassendi, Cousin. Il, 200.
(4) Obj. et Rép., 52, 53. — Traité des Passions, passim.
(5) Principes 2«"e p. Ui. 178 ^Cousin).
LA RECHERCHE DE LA RELATION 49
choses au moyen de notions claires, la substitution
d'une connaissance intelligible à une connaissance
sensible. Le problème de la science ainsi entendue est
donc double : elle consiste à découvrir un type d'intel-
ligibilité applicable à l'objet, et à réduire l'objet à ce
type. Or, en ce qui regarde la nature, les seules notions
simples et claires qui soient dans l'esprit et que la
métaphysique révèle (et c'est en quoi la métaphysique
sert de fondement à la physique) sont les notions d'é-
tendue, défigure et de mouvement. « J'ai jugé, dit Des-
cartes, qu'il fallait que la connaissance que Jes hommes
peuvent avoir de la nature fût tirée des principes de la
géométrie et de la mécanique, parceque toutes les
autres notions que nous avons des choses sensibles
étant confuses ou obscures, ne peuvent servira la con-
naissance d'aucune chose (1). » Le problème physique
revient donc à regarder les choses du coté par lequel
elles se prêtent à l'application des symboles fournis par
la mécanique et la géométrie, à ramener les qualités
sensibles aux notions intelligibles d'étendue, de figure
et de mouvement.
Descartes avait ainsi créé le mécanisme : « Toute ma
physique, dit-il, n'est autre chose que mécanique (2). »
Il s'est efforcé de montrer la légitimité de sa concep-
tion nouvelle de la science et la fécondité de cette
science. Nous n'avons pas à étudier en détail l'ap-
plication qu'il fit de ses nouveaux symboles aux choses
de la nature ; nous ne mentionnerons que son souci
d'en établir la légitimité. Pour lui, la substitution des
(1) Princ. 4« partie, III, 518.
(2) Lettre à M**, Ed. Cousin, VIII, 123,
50 LES DONNÉES DE L'HISTOIRE
notions intelligibles aux choses sensibles équivaut à la
substitution de l'entendement aux sens. Or, celle subs-
titution de l'entendement aux sens lui parait possible,
parceque Dieu, source commune de l'être et du con-
naître, est l'auteur des qualités sensibles et de l'étendue,
des sens et de l'entendement, et que Dieu étant infini
et excellent a établi nécessairement une harmonie entre
les formes de l'être et les formes de la connaissance,
entre les qualités sensibles et l'étendue, entre les sens
et l'entendement.
Depuis Descartes, les savants ne s'interrogent plus
guère sur la légitimité de la substitution de l'intelligible
au sensible : cette légitimité est d'ailleurs établie par
les progrès constants de la science; tout au plus se
demande-t-on si l'interprétation mécanisle est suffisante
dans toutes les sciences de la nature, si elle rend compte
de tout ce qui est à expliquer, des phénomènes et de
leurs associations constantes, de leurs successions dans
le temps et de leurs simultanéités dans l'espace ; le
problème physique n'est plus qu'un problème de mé-
canique et de mathématique.
La science moderne n'est donc plus ce qu'était la
scienceancienne, et il ne fautpas, à notre avis, en cher-
cher la raison ailleurs que dans le progrès naturel de
la réilexion et dans la diversité des objets qu'on assigna
successivement comme matière à la science. De ce que
nous pensons d'une certaine façon il ne faut pas conclure
que l'on a toujours pensé et dû penser de même ; parce
que nous entendons à notre manière la science, nous
LA RECHERCHE DE L'ATTRIBUT 54
aurions tort de croire qu'il n'y eut jamais qu'une ma-
nière de l'entendre. La science est pour nous l'étude
des phénomènes et de leurs relations; mais elle a été
tout d'abord la recherche du sujet des choses et ensuite
la détermination de l'attribut. L'induction, de nos jours,
repose sur la loi de causalité universelle; mais elle a
reposé, dans le principe, sur celle de substance, puis
sur celle de finalité. Il y eut une triple conception de
la science : voilà ce que nous apprend la critique de
l'histoire.
Mais ce n'est pas là seulement un fait; c'est une
nécessité : nous allons l'établir.
DEUXIÈME PARTIE
EXPLICATION DU FAIT
LA LOI DE L'ÉVOLUTION DE LA SCIENCE ET SA NÉCESSITÉ
CHAPITRE I
LA PERCEPTION
IDÉALITÉ DU MONDE TEL QU'IL EST PERÇU
Quelque idée qu'on se fasse de la science, elle est
pour tous la connaissance approfondie de la nature. La
nature n'est pas un être ou un ensemble d'êtres absolu-
ment distinct du sujet et étranger à lui. Elle est son
œuvre, elle est par lui et en lui. Cette proposition n'est
pas évidente : elle est même contraire au sens commun.
Aussi la faut-il expliquer et démontrer. A cet effet
nous allons voir ce qu'est pour nous le monde extérieur,
avec quels caractères et sous quel aspect il apparait dans
54 IDÉALITÉ DU MONDE TEL QU'IL EST PERÇU
la sensation; nous démontrerons ensuite qu'un tel
univers ne saurait avoir une existence réelle et indé-
pendante de l'esprit; enfin nous chercherons comment
il est construit par la pensée.
Il n'y a pas d'idéaliste, depuis Parménide et Zenon,
qui n'ait démontré à sa manière l'absurdité que ren-
ferme la conception d'un monde extérieur réel tel que
nous le percevons. Il n'y a plus rien à dire sur cette
question, particulièrement depuis les récents travaux
de M. Lachelier et de M. Renouvier. Notre tâche serait
donc ingrate, si nous avions la prétention de renouveler
un sujet déjà ancien, et, présumant trop de nos forces,
d'ajouter à ce qui a déjà été dit;elleserafaci!e,au contraire,
si nous nous contentons de nous ranger à une opinion
fortement établie, et de répéter une argumentation qui
nous semble définitive, en la présentant sous une forme
et dans un ordre qui soit en conformité avec la suite
de notre travail.
LE MONDE SELON LA PERCEPTION
La connaissance du monde extérieur s'acquiert, ou,
du moins, semble s'acquérir par les sens. Les sens
perçoivent des qualités très-multipleset très-variées, en
apparence hétérogènes et irréductibles les unes aux
autres. Ces qualités sont instinctivement classées en
espèces ou catégories : chacune de ces espèces est
connue par un sens spécial qui, à l'égard des autres,
demeure impuissant. Les qualités, quoique hétéro-
gènes, se groupent et s'associent : comme si certaines
d'entre elles étaient pour ainsi dire harmoniques, comme
si, dans leurs associations, elles obéissaient à une sorte
'
LE MONDE SELON LA PERCEPTION 55
d'attraction mutuelle, elles sont assemblées en grappes,
étroitement, inséparablement unies: elles composent
des objets; les unes sont communes à tous les objets
sans exception, si bien qu'il est impossible de conce-
voir sans elles aucun objet ; d'autres sont, non spéciales,
mais indispensables, à certains objets, au point que,
sans elles, ces associations ne subsisteraient pas, tandis
que d'autres enfin viennent s'y superposer ou s'en
séparent pour être remplacées par d'autres indifférem-
ment. Chacune d'elles a une durée et occupe une place
marquée dans le temps; chacune remplit un lieu: le
temps et l'espace sont comme les immenses réceptacles
du monde extérieur.
Dans le temps et l'espace, rien ne demeure ; la loi
du changement est la loi universelle des choses ; tout
se renouvelle presque à chaque instant, sans désordre
pourtant et sans incohérence : des lois président aux
incessantes transformations : la nature suit un cours
invariable, comme une rivière qui coule entre des
digues puissantes. Entre les moments du temps il n'y a
pas de vide, pas de vide non plus entre les différents
lieux de l'espace : les phénomènes et les objets ne font
pas que se succéder ; l'un ne s'anéantit pas quand
l'autre apparait; ils composent des chaînes continues:
semblables aux générations humaines qui ne sont pas
séparées les unes des autres comme par des abîmes,
mais dont l'une engendre la suivante qui engendre la
suivante à son tour, les phénomènes sont unis par des
relations de causalité : les antécédents produisent les
conséquents : chacun est un acte, une force. Pas plus
que dans le temps, les phénomènes et les objets ne
56 IDÉALITÉ DU MONDE TEL QU'IL EST PERÇU
sont sans rapports dans l'espace: un meuble a sa place
marquée dans une salle, la salle dans la maison, la
maison dans la rue, la rue dans la ville, etc., de môme,
dans les œuvres de la nature, chaque association de
phénomènes fait partie d'une confédération plus vaste,
celle-ci de l'univers entier, de telle sorte qu'il existe un
rapport entre tous les objets, que chacun occupe une
place fixe dans l'ensemble, qu'une certaine causalité
réciproque relie entre elles toutes les parties de l'uni-
vers, quelque petites qu'elles soient, et unit si intime-
ment les parties au tout que le tout semble cause des
parties et les parties du tout ; la môme harmonie qui
préside à l'association des qualités préside au groupe-
ment de ces associations : chaque objet de la nature
est comme un univers en raccourci.
Mais le mot objet ne convient déjà plus; ces associa-
tions de qualités sont en effet des êtres, et l'univers est
un être, lui aussi ; bien qu'en réalité les sens ne puissent
pénétrer jusqu'à la substance, nous la croyons cepen-
dant saisir par leur intermédiaire ; la matière se connait
par la résistance qu'elle nous oppose, et par son appa-
rente immutabilité qui contraste si singulièrement avec
l'extrême mobilité des phénomènes; c'est elle qui est
la force cachée sous le devenir ; grâce à elle, les êtres
sont des agents. — Ces agents, ces forces si bien dis-
posées dans des relations intimes et groupées en sys-
tèmes, sont de vrais individus : un arbre, un cristal,
un caillou même, ont une force propre, une unité, une
harmonie ; et l'univers dans son ensemble est tout
pareil. Pour les enfants, chez qui la connaissance sen-
sible est plus spontanée, plus pure en quelque sorte,
LE MONDE SELON LA PERCEPTION 57
c'est-à-dire chez qui elle n'a pas encore été altérée par
la réflexion naturelle à la maturité de l'esprit, ce monde
est une personne, ou un composé de personnes : l'or-
ganisation, la vie, et surtout les facultés morales, l'in-
telligence et la volonté, le sentiment et la responsabilité,
sont par eux attribués à tous les êtres : et les peuples
primitifs ne pensent pas autrement; les poètes, qui
sont assez semblables aux enfants, qui voient les choses
telles qu'elles sont avant d'avoir été modifiées par la
science ou le raisonnement, qui s'abandonnent à leurs
sens et dont le langage est, par cela même, si imagé,
personnifient aussi et déifient les forces de l'univers.
Pour nous, qui, plus rassis, plus éloignés de l'âge des
pensées anthropomorphistes, avons déjà dépouillé la
plupart des autres êtres de ces attributs, nous ne pou-
vons encore parler de la Nature sans nous la figurer
animée et intelligente : nous sommes tous, à cet égard,
quelque peu stoïciens et panthéistes: instinctivement
nous voyons dans son action une action intentionnelle,
et M. Hartmann nous parait avoir été le juste interprète
de la pensée primitive et spontanée, de la pensée qui
se confond avec la perception, quand il a fait de l'Idée
Inconsciente l'Etre des choses.
Tel est le monde selon la sensation, le monde comme
il apparaît au vulgaire : c'est un système d'êtres, d'in-
dividus, de personnes. Chacun de ces individus a son
existence indépendante, sa substance propre; il est
composé, c'est vrai, mais c'est un tout dont toutes les
parties concourent à une même fin, au tout; il ne se
laisse pas fragmenter ou cesse d'être lui-même ; il
est jaloux au moins de son propre être. Quoique
58 IDÉALITÉ DU MONDE TEL QU'IL EST PERÇU
indépendant, il n'est pas sans relations avec les autres
objets ou êtres : il est comme un citoyen dans un état
libre; il a ses contemporains, il a eu sa raison d'être,
il est cause lui-même; il fait partie d'un tout, d'un
organisme, étant lui-même un organisme et un tout.
Il se pose dans un certain point du temps et de l'espace,
avec un ensemble de qualités particulières dont les
unes lui sont essentielles, les autres accidentelles,
comme absolument étranger au sujet, comme un sujet
lui-même.
Or un tel monde, avec sa réalité et son indépendance,
ayant une existence propre en dehors de la représenta-
tion, est inadmissible, absurde. Il est soumis aux lois
de l'individualité et de la substance, de la finalité et
de la causalité, de l'espace et du temps ; nous verrons
plus tard que ce sont là des lois de la connaissance,
des lois subjectives, des lois de nos représentations;
nous allons voir auparavant que ce ne sont pas et ne
peuvent pas être des lois des choses en soi.
UN TEL MONDE NE PEUT EXISTER EN SOI
Ce n'est pas, comme pourrait le donner à entendre
l'étymologie du mot, ce n'est pas l'indivisibilité d'un
être qui constitue son individualité; un individu n'est
pas une unité numérique ; c'est une unité qualitative;
encore celte unité qualitative n'est-elle pas absolue: un
atome, une homéomérie, ne sont pas des individus ;
c'est une unité au sein d'une multiplicité ; or l'unité
dans la multiplicité suppose un rapport mutuel du tout
aux parties, des parties au tout et des parties entre elles;
UN TEL MONDE NE PEUT EXISTER EN SOI 59
d'ailleurs, si cette causalité réciproque n'est pas saisie,
du moins les parties dont l'individu est composé n'ap-
paraissent pas comme groupées au hasard: leur système
est produit par une intelligence et une intention : l'in-
dividualité implique la finalité.
La substance n'est pas seulement la matière (au sens
le plus général du mot) et comme la pâte dont sont
faites les choses, le support des phénomènes, un je ne
sais quoi qui demeure sous le changement ; elle n'est
pas, pour celui qui la perçoit ou croit la percevoir par
les sens, une capacité, une passivité ; elle est l'être
qui produit les phénomènes, la force qui détermine le
changement, l'agent de la sensation. En effet, elle est
considérée comme affectant les organes, comme exer-
çant une véritable action sur les sens ; c'est par la
résistance, avons-nous dit, qu'elle se révèle principale-
ment, c'est-à-dire par un acte; la substance, la matière
ne serait pas, si elle n'était pas une cause ; c'est la
cause permanente de toutes nos affections : le sens
commun est dynamiste, qaand il cesse d'être hylozoïste.
En nous plaçant toujours au point de vue du sens
commun, nous dirons encore que la finalité suppose
l'espace. Bien entendu, il ne s'agit pas du concept
général de finalité : on peut concevoir une finalité
idéale en dehors de tout espace, comme serait celle
d'un dessein de la divinité, ou encore celle d'un orga-
nisme spirituel, d'une monade. Nous ne parlons que de
la finalité réalisée dans les choses, de la finalité de
l'univers, telle que le vulgaire la conçoit, ou plutôt en-
core telle qu'il croit la percevoir ; c'est cette finalité
indépendante de toute pensée humaine et de toute re-
60 IDÉALITÉ DU MONDE TEL QU'IL EST PERÇU
présentation, qui nous semble impliquer la simultanéité
dans l'espace, qu'elle soit, d'ailleurs, immanente ou
externe, inconsciente ou produite par une volonté
suprême. Si elle est entendue comme un rapport du
tout aux parties et des parties au tout, les parties sont
contemporaines les unes des autres et contemporaines
du tout ; si elle est une disposition de toutes choses en
vue de l'homme, l'homme qui est la fin est contem-
porain des choses qui sont des moyens; si elle est enfin
l'harmonie générale de l'univers, elle suppose un
agencement des effets simultanés d'une cause intelli-
gente; par conséquent, dans quelque hypothèse que l'on
se place, il faut admettre une simultanéité qui, étant
donnée la nature de la sensation, est un rapport dans
l'espace. — Au reste, l'unité qui résulte de l'ordination
des moyens en vue d'une fin n'est pas une unité sérielle
et idéale de nombres successifs ; c'est l'unité actuelle
et réelle de qualités simultanées.
De même, la causalité physique implique le temps ;
ce n'est que dans un rapport de causalité idéale que la
cause peut être contemporaine de son effet ; dans un
monde extérieur réel la cause et l'effet sont nécessaire-
ment successifs.
Ainsi, l'individualité des êtres suppose une finalité,
et leur substance, une causalité; la finalité des choses,
à son tour, suppose l'espace et la causalité le temps.
Nous ne prétendons pas qu'il y a équivalence entre les
concepts d'individualité et de finalité, de substance et
de cause, etc.; nousne prétendons pas non plus déduire du
concept d'individualité celui de finalité, ou du concept
de substance celui de causalité, etc. Nous nous plaçons
UN TEL MONDE NE PEUT EXISTER EN SOI 6l
dans l'ordre, non du logique, mais du réel, non de
l'absolu, mais de l'apparence, non de la connaissance
par l'entendement, mais de la connaissance sensible, et
nous constatons seulement que les individus, objets de
perception, manifestent une certaine finalité qui se
traduit par des rapports dans l'espace, — que, d'autre
part, la substance des choses s'affirme par une causalité
qui implique des rapports dans le temps. Par suite,
sans avoir plus à démontrer directement l'absurdité
d'une individualité, d'une finalité, d'une substantialité,
d'une causalité des choses en soi, il nous suffira d'é-
tablir l'absurdité d'un espace et d'un temps réels, ce
qui simplifiera singulièrement notre argumentation (1).
Il est évident qu'il s'agit uniquement d'un espace
conforme à la représentation que nous en avons,
absolument semblable à celui qui parait perçu par les
sens et présentant les mêmes caractères; il ne peut
être question d'un espace en soi qui serait différent de
celui que nous connaissons : d'un tel espace nous ne
contestons pas plus que nous n'affirmons la réalité;
(1) Cette manière de procéder nous permet d'éviter des
redites inutiles, sans que l'argumentation en soit plus faible
ou moins rigoureuse. Nous aurions pu nous contenter de poser
en principe que tous les objets sont dans l'espace, que tous les
phénomènes s'accomplissent dans le temps, et établir simple-
ment l'idéalité des formes a priori de la sensibilité ; mais
nous avons tenu à montrer que, si nous prouvions la non-
réalité de ces deux principes de la connaissance, nous prou-
vions du même coup l'idéalité de tous les autres, et, par suite,
du monde extérieur tel qu'il est perçu. — Ajoutons que, par
cette méthode, nous établissons, — et sans développements
inutiles, il nous semble, — une exacte correspondance entre
cette partie négative de notre travail et toutes les autres qui
sont, par la nécessité même des choses, construites sur le
même plan.
62 IDÉALITÉ DU MONDE TEL QU'lL EST PERÇU
nous en dirons ce que M. Renouvier dit du noumène
en général : « Il ne sera ni défini, ni connu, ni con-
naissable, et je n'en dispute pas; le prenne qui
veut » (1).
Par conséquent, nous éliminerons, sans leur accorder
un examen qu'elles ne méritent pas, toutes celles des
hypothèses réalistes qui posent l'existence d'un espace
différent de celui où nous percevons les corps, comme
celle d'un espace en soi qui serait un et indivisible,
celle d'un continu qui, en soi, ne serait pas divisé, mais
le serait accidentellement par les corps, celle enfin
d'un espace qui se composerait non d'étendues actuelles,
mais d'étendues virtuelles se réalisant à l'occasion des
corps et des phénomènes. — Un espace indivisible et
absolu n'est pas l'espace que nous percevons, c'est-à-
dire celui qui contient les corps; les corps, en effet,
divisent l'espace, qui, par cela môme qu'il les contient,
n'est ni absolument un ni indivisible. — Contestera-
t-on cette conclusion, en disant qu'on peut concevoir
un continu tel que les corps seuls nous donnent l'illu-
sion de sa divisibilité, quand, en réalité, il n'est pas
divisé? Nous répondrons une fois encore qu'une telle
étendue qui ne serait qu'illusoirement divisible n'est
pas l'étendue que nous connaissons, et que, s'il en est
quelqu'une qui soit telle, elle est pour nous comme si
elle n'était pas. — Supposera-t-on enfin un espace
composé d'étendues virtuelles, et qui, par suite, échappera
à la loi du nombre, qui peut-être môme échappera
aux lois de la géométrie euclidéenne? Nous ne dispu«
(1) Essais de critique générale; Logique. I. p. 43,
UN TEL MONDE NE PEUT EXISTER EN SOI 63
terons pas sur la possibilité de concevoir un tel espace
du moment qu'on n'en fait pas une réalité hors de la
conscience; nous n'avons qu'à remarquer que cet espace
n'est pas celui qui est saisi par nous, c'est-à-dire qui
renferme les corps à trois dimensions et s'étend à
l'infini. Ce qu'il importe de savoir, c'est si l'espace de
notre monde sensible, et non un quelconque, peut être
en soi.
Or l'espace que nous percevons est une grandeur.
Toute grandeur peut être mesurée, ou, du moins, toute
grandeur étendue. L'espace est donc mesurable, et
nous savons qu'en fait la matière étendue et la vitesse
du mouvement — qui la suppose — sont les seules
choses qui se mesurent. Mais si loin qu'on porte la
mesure, on la peut toujours porter plus loin. C'est, en
somme, ce que disait Lucrèce dans ces vers:
Prœterea, si jam finitum constituatur
Omne quod est spatiurn ; si quis procurrat ad oras
Ultimus extremas, jaciatque volatile telum,
Id validis utrum contortum viribus ire
Quo fuerit missum, mavis, longeque volare,
An prohibere aliquid censés obstareque posse ?
Alterutrum fatearis enim sumasque necesse est ;
Quorum utrumque tibi effugium prœcludit, et omne
Cogit ut exempta concédas fine patere (1).
Lucrèce ne recule pas devant l'hypothèse d'un infini
réalisé; mais les deux termes infini et réel sont contra-
dictoires, du momentqu'il s'agit d'un infini quantitatif;
c'est ici le cas de renverser la phrase de Pascal et de
dire: « l'espace imite le nombre » ; car il est aussi
(1) DeNat. R., I? 961-969,
64 IDÉALITÉ DU MONDE TEL QU'IL EST PERÇU
absurde d'admettre un espace infini réel qu'un nombre
infini; si grand que soit un nombre, on peut toujours
y ajouter une unité ou le multiplier par lui-même : si
vaste que soit un espace, il peut toujours être repré-
senté par un nombre, et on pourra toujours y ajouter
une étendue et en reculer les limites.
Inversement, c'est aussi uncaractère de l'espace d'être
divisible ; or chacune des divisions de l'espace peut être
représentée par une unité. Si l'espace est réel, il est
composé de parties réelles qui pourront être nombrées;
mais chacune des parties se compose elle-même de
parties semblables qui sont, à leur tour, divisibles, et
ainsi de suite, sans qu'il soit possible de s'arrêter dans
cette division ; par conséquent, l'espace serait composé
d'un nombre infini d'étendues ; comme nous l'avons
dit, un nombre infini réel est une absurdité.
D'ailleurs, qu'est-ce qui constitue la réalité d'un
tout ? C'est évidemment la réalité de ses éléments et
non les rapports des éléments entre eux. Or, quand il
s'agit de l'espace, les éléments ne sont pas plus réels
que le composé, puisque, comme nous venons de le
dire, ils sont eux-mêmes des composés de composés et
ainsi de suite à l'infini; jamais, dans cette recherche
des éléments, on ne saurait atteindre un atome d'éten-
due; ou cet atome en effet serait étendu ou il serait
inétendu; s'il était étendu, il serait un composé lui-
même de parties étendues, et, s'il était inétendu, il ne
pourrait, en s'ajoutant à l'inétendu, engendrer l'étendue :
« Un espace, dit Pascal, quelque petit qu'il soit, ne
peut-il pas être divisé en deux, et ces moitiés encore? Et
comment pourrait-il se faire que ces moitiés fussent
UN TEL MONDE NE PEUT EXISTER EN SOI 65
indivisibles, sans aucune étendue, elles qui jointes en-
semble ont fait la première étendue? » (1).
Toute cette argumentation a été excellemment pré-
sentée par M. Lachelier dans une page que nous ne
pouvons nous empêcher de rappeler : c Nous allons,
dit-il, essayer de prouver par la nature même de l'é-
tendue, qu'elle ne peut pas exister en elle-même. Il est
de l'essence de l'étendue d'avoir des parties les unes
hors des autres ; et, si elle existe en elle-même, elle
n'est pas autre chose que la somme et l'assemblage de
ses propres parties. Nous pouvons, sans doute, con-
cevoir l'étendue comme un tout unique, abstraction
faite de la multiplicité de ses parties : mais c'est là un
point de vue de notre esprit auquel rien de réel ne peut
correspondre : une partie, dans la réalité, a beau faire
suite à une autre ; elle n'en est pas moins différente de
cette autre, et il n'y a rien qui, de ces deux choses,
puisse en faire une seule. Mais, ce que nous disons de
l'étendue tout entière, nous devons le dire aussi de
chacune de ses parties : car ces parties, puisqu'elles
sont étendues, ont elles-mêmes des parties : chacune
d'elles n'est donc pas une partie ou une étendue
unique, mais un simple agrégat de parties et d'éten-
dues plus petites qu'elle. Maintenant jusqu'où pous-
serons-nous cette décomposition de l'étendue? D'un
coté il nous est impossible de nous arrêter : car
une partie qui n'aurait plus elle-même de parties ne
serait plus étendue et ne serait pas, par conséquent,
une partie de l'étendue : de l'autre, si nous ne nous
arrêtons pas, nous ne trouverons toujours dans l'élen-
(i) De l'Esprit géom., lf« partie.
5
66 IDÉALITÉ DU MONDE TEL QU'lL EST PERÇU
due que des agrégats, sans jamais rencontrer d'éléments
dont ces agrégats soient composés. Or, ce qui fait la
réalité d'un agrégat, ce sont les éléments qui le com-
posent, et non les rapports de ces éléments entre eux :
car ces rapports eux-mêmes n'ont d'autre réalité que
celle des termes qu'ils unissent : dire que l'étendue n'a
point d'éléments, c'est donc dire qu'il n'y a rien de
réel en elle et qu'elle n'existe pas par elle-même. On
avoue cette conséquence , et l'on essaie de sauver
la réalité de l'étendue, en la composant d'unités
indivisibles , qui ne forment point , à la vérité ,
par elles-mêmes, un tout continu, mais qui produisent
en nous, par leur juxtaposition, l'illusion de la conti-
nuité. Mais la continuité, c'est l'étendue elle-même :
s'il n'y a point de continuité hors de la conscience,
il n'y a pas non plus d'étendue, et ces unités indivi-
sibles qu'on suppose exister en elles-mêmes ne sont
point les éléments de l'étendue et n'ont rien de commun
avec elle. On s'enferme d'ailleurs dans un cercle, quand
on fait résulter l'étendue d'unités juxtaposées : car ces
unités ne peuvent être juxtaposées ou situées d'une
façon quelconque que dans une étendue : nous ne
pourrions pas même dire qu'elles sont plusieurs et
qu'elles forment un nombre, si l'étendue ne les reliait
entre elles, et ne conduisait, en quelque sorte, notre
pensée de l'une à l'autre. L'étendue ne peut donc pas
exister en elle-même; car elle n'a point de parties sim-
ples, et sa réalité, si elle en avait une, ne pourrait être
que celle de ses parties simples... » (l). Nous arrêtons
(1) Revue Phil. 4885, p. 494. — Cf. Renouvier, Essais de
critique générale, 1er essai, traité de log. gén., I, p. ;><>, sqq.
UN TEL MONDE NE PEUT EXISTER EN SOI 67
notre citation à la conclusion négative que nous ne
devons pas dépasser maintenant.
11 nous suffit d'avoir établi l'absurdité de l'espace en
soi pour avoir, par cela même, établi celle du inonde
extérieur tel que nous le percevons; est-il nécessaire
de nous arrêter à démontrer encore l'absurdité d'un
temps en soi? Pour tous les philosophes, le temps suit
les destinées de l'espace; il serait étrange surtout qu'on
admît à la fois un espace idéal et un temps réel; nous
n'aurons donc à ajouter que quelques mots à notre
précédente argumentation. Comme nous l'avons fait
pour l'espace, nous éliminons de prime abord toute
hypothèse d'un temps réel qui n'aurait pas les mêmes
attributs que le temps perçu par nous, parce qu'un
temps qui ne serait pas soumis aux lois de la connais-
sance nous serait, en tant que tel, absolument étranger ;
et, « de ce qui n'est en rien connu, il n'est possible de
rien déterminer ni dire, pas même qu'il existe; car
encore faudrait-il un peu concevoir ce que c'est que
cet il dont on parle et qu'on dit exister » (1). Nous
écartons donc l'hypothèse d'un temps indivisible, celle
d'un temps continu qui ne serait qu'accidentellement
divisé par les phénomènes, celle enfin d'un temps, un
pris dans sa totalité et composé de durées en puissance,
mais présentant dans ses durées réalisées l'apparence
d'un temps divisible.
Le temps est, comme l'espace, une grandeur, et il
peut se mesurer, au moins indirectement par le moyen
de l'espace. Or, pour ne parler que du passé, qu'on porte
la mesure si loin qu'on voudra en arrière, il y aura
(1) Renouvier; Essais de Cr. G.> Traité de log., I, 4?.
68 IDÉALITÉ DU MONDE TEL QU'IL EST PERÇU
toujours des durées plus lointaines, et toujours il sera
impossible d'exprimer par un nombre ces durées. —
Inversement, si petite que soit une durée, elle peut
encore être divisée en durées qui pourront être divisées
elles-mêmes, de telle sorte que le temps, s'il était réel,
serait composé d'un nombre infini de durées, ce qui
est absurde. — Jamais, d'ailleurs, dans cette division à
l'infini, on n'arriverait à ces éléments de temps indivi-
sibles qui, réels eux-mêmes, constitueraient la réalité
du composé.
Ainsi le monde extérieur, tel que nousle connaissons,
soumis aux lois de l'espace et du temps, c'est-à-dire
l'objet des sciences physiques et naturelles, n'a pas une
existence réelle et indépendante. Nous concluons de
ce qui précède, non à l'impossibilité d'une réalité en
soi quelconque, mais à l'impossibilité de la réalité
en soi de ce que nous percevons. Il n'est pas absurde
qu'il y ait de l'être, même indépendamment de la
pensée et en dehors de toute représentation; mais il
est absurde que l'être soit ce que nous connaissons.
Par suite, et puisqu'il n'est pas absurde qu'il y ait un
être en soi différent de l'être qui pense, peut-être
viendra-t-il à l'esprit de quelqu'un de supposer que
l'objet de la science est, sinon le monde réel, du moins
une copie du monde réel, de l'être en soi; s'il n'y a pas
participation des phénomènes à la substantialité objec-
tive, ne peut-il y avoir un rapport de ressemblance
entre l'objet de la science et la réalité insaisissable ?
Le monde extérieur que nous percevons serait ainsi
intermédiaire entre la chose en soi et le sujet qui
connait. — Cette hypothèse ne saurait nous arrêter
UN TEL MONDE NE PEUT EXISTER EN SOI 69
longtemps ; car elle revient à la précédente. Comment,
en effet, devons-nous entendre cette ressemblance ?
Sans doute, il ne parait pas absurde, à la première
inspection, que les phénomènes soient, pour chacun
de nous, une copie de la réalité; mais encore faut-il
préciser ce qu'on veut dire. Suppose-t-on les phéno-
mènes intermédiaires entre la réalité et le sujet, tout
en restant étrangers à l'un et à l'autre ? Hypothèse
tout-à-fait inadmissible; car quel serait le mode d'exis-
tence de ces phénomènes ? — Tout au plus, en disant
que les phénomènes sont une copie de la réalité, peut-
on entendre par là que cette copie est une empreinte
faite par la réalité sur le sujet qui en prend connais-
sance : la connaissance est la simple reproduction de
la réalité. — Or cette hypothèse est elle-même double :
ou cette copie est exacte, ou elle est infidèle; si elle est
l'exacte reproduction de la réalité, il faut attribuer à la
réalité qu'elle reproduit cette illogicité dont nous avons
précédemment parlé, ce qui est inadmissible : et, si elle
est infidèle, d'où vient cette inexactitude? La cause
n'en peut être cherchée que dans le sujet, lequel ne
reçoit pas l'objet de sa pensée comme une plaque pho-
tographique reçoit'une image, mais le construit de toutes
pièces suivant des lois qui lui sont propres.
En somme, trois suppositions peuvent être faites sur
l'objet de la science : ou c'est une chose en soi, ou c'est
un ensemble de phénomènes indépendants de la chose
en soi et du sujet de la connaissance, à peu près comme
seraient les espèces sensibles d'Epicure, ou c'est une
création de l'esprit. Nous avons démontré que les deux
premières hypothèses sont absurdes; reste la troisième.
70
tl
CONSTRUCTION DU MONDE PAR L'ESPRIT
LA FORME ET LA MATIÈRE DE LA CONNAISSANCE
Sans doute cette hypothèse de la construction de
l'objet de la connaissance par l'esprit, qui, logiquement,
est la seule possible, parait au premier regard para-
doxale. La raison en est double. C'est d'abord que,
dans l'expérience consciente, l'objet se pose nettement
comme distinct du sujet qui connaît: par suite de
notre longue habitude et d'une nécessité, qui nous est
naturelle, d'objectiver nos sensations, d'associer les
impressions de manière à en composer des individus
et comme des sujets, d'assigner à chacun d'eux une
action causale et une force, de les rapporter à des lieux
précis et de leur assigner une durée ; — par suite aussi
d'une certaine nécessité pratique si impérieuse qu'elle
nous fait juger absurde toute opinion opposée au
sens commun, c'est-à-dire à la manière de voir du
vulgaire, il nous est impossible de ne pas distinguera
pensée de son objet, impossible de ne pas considérer
les choses comme réelles: s'il juge d'après les apparen-
ces, le voyageur dont le bateau quitte le port croit que
la rive fuit tandis qu'il demeure lui-même immobile;
celui qui s'en fie à son regard prétend que le soleil et le
ciel entier tournent autour de lui; de même, dans la
perception sensible, il semble évident que le monde
extérieur ne résulte pas de la sensation, que c'est, au
contraire, la sensation qui résulte de son action sur
nous, comme un effet de sa cause. Qu'on ne s'étonne
LA FORME ET LA MATIÈRE DE LA CONNAISSANCE 7l
pas de cette illusion: Tordre de la connaissance par
les sens étant nécessairement inverse de celui de la
création des choses par l'esprit, ce qui est vraiment
premier apparaît comme postérieur, et les dernières
constructions de l'esprit sont celles auxquelles il attri-
bue le plus de réalité: c'est là une loi générale que
nous aurons plus d'une fois à constater, et qui fait que
nous considérons l'extériorité comme antérieure à la
sensation et comme plus réelle (1).
D'autre part, nous ne savons rien de cette prétendue
production de l'objet et des choses, tels que nous les
percevons, par l'esprit ; si un énorme travail a été pro-
duit à l'origine de la pensée, nous n'en gardons aucun
souvenir : les résultats nous restent, les efforts sont
oubliés, ou plutôt ils n'ont jamais été connus puisqu'ils
sont antérieurs à la conscience réfléchie, et il nous
semble que ces efforts n'ont jamais été accomplis, que
ces résultats ne nous ont coûté aucune peine : « Les
relations sous condition desquelles cette opération s'est
faite disparaissent comme l'échafaudage inutile d'un
édifice élevé, et le tout qu'on a constitué demeure à
part, debout, comme de lui-même, en lui-même » (2).
Mais il ne faut pas se laisser tromper par cette appa-
rence, si impérieuse qu'elle soit ; et, pour cela, nous
devons distinguer l'Esprit de la concience réfléchie.
Sans doute la conscience réfléchie nous montre les
choses comme étrangères et opposées à nous ; mais
reste à savoir si ce n'est pas après un travail d'ob-
(1) C'est cette loi que nous avons cru pouvoir formuler en
ces termes: le dernier apparu est le plus apparent,
(2) M. Renouvier, Traité de logique, I, 15,
72 CONSTRUCTION DU MONDE PAR L'ESPRIT
jectivation de l'esprit; sans doute elles sont extérieu-
res à la conscience, mais il importe de se demander
si ce n'est pas la concience qui les extériorise; con-
clure de ce que nous les percevons en dehors de
nous qu'elles sont réellement en dehors de nous, c'est-
à-dire conclure de la connaissance à l'être indépendant
delà connaissance, est-ce légitime? c Où prend-on que
ce monde extérieur, sur lequel on greffe après coup
la conscience, existe d'abord en lui-môme et en dehors
de toute conscience ? Nous percevons, dit-on, les objets
extérieurs comme quelque chose qui existe déjà hors
de nous, et nous sentons très-clairement qu'en les per-
cevant nous ne les produisons pas. Oui, s'il s'agit de la
perception réfléchie par laquelle nous essayons de nous
rendre compte d'un phénomène donné : car il faut
évidemment que ce phénomène nous soit déjà donné
pour que nous cherchions à nous en rendre compte.
Mais il n'en est peut-être pas de même de la percep-
tion directe, par laquelle les phénomènes nous sont
donnés primitivement et avant toute réflexion » (1).
Il y a des animaux qui, dans un certain âge, dans un
certain moment de leur évolution organique, et sous
l'influence d'une nécessité toute mécanique, se cons-
truisent inconsciemment un abri , une maison : s'ils
avaient, dans la suite, le don de la réflexion et delà
parole, ils ne manqueraient pas de s'étonner de cette
œuvre merveilleuse et de louer l'architecte de leur
demeure qui est si bien faite à leur taille et offre tant
de commodités ; de même l'homme, dans le premier
(1) M. Lachelier, art. Revue philosophique, 1885.
LA FORME ET LA MATIÈRE DE LA CONNAISSANCE 73
développement de son intelligence et sous l'influence
d'un mécanisme spirituel, se crée un objet de pensée
qu'il croit ensuite lui être étranger. Nous méconnais-
sons cet Esprit spontané, ce principe actif qui est en
nous et qui fait les choses, parcequ'il travaille pour
ainsi dire dans l'ombre; suivant une expression vul-
gaire, il fait plus d'ouvrage que de bruit ; nous sommes
plutôt frappés de l'apparente, mais fausse, activité
de la conscience réfléchie qui ne fait qu'apporter au
principe actif les matériaux de la connaissance (1) ; et
pourtant, comme le dit Aristote < -nfxuoxepov to toiouv toï»
TTaa^ovxoçxal rj apx.Yi xriç uX-/i; (2)». Aristote avait fait une distinc-
tion entre l'intelligence active, vouç towitixoç, et l'intel-
ligence passive, voù; iraôviTtxoç, distinction assez analogue,
il nous semble, à celle que fait M. Lachelier, entre la
perception directe et la perception réfléchie, à celle sur-
tout que nous avons adoptée entre l'esprit spontané
et la conscience réfléchie : l'un élabore les éléments de
la connaissance et en est le principe, l'autre en est ou
en fournit la matière : la conscience réfléchie, c'est
la matière ou la connaissance passive, ou encore
le résultat, de la pensée ; l'esprit, c'est la pensée elle-
même, c'est l'acte, — acte indépendant de la sensation,
antérieur et supérieur à elle, tandis que la conscience
réfléchie n'apparait qu'après la sensation, alors que
l'esprit s'est donné un objet vraiment distinct de lui, et
(1) C'est là une nouvelle application de la loi précédemment
signalée que l'ordre de la connaissance est inverse de celui de
l'existence, que ce qui est vraiment premier semble le moins
réel, que le dernier apparu est le plus apparent : nous
ignorons l'esprit spontané et actif, et nous ne connaissons que
la conscience réfléchie et passive qui s'est substituée à lui.
(2) Tr. de l'A. III, 5.
74 CONSTRUCTION DU MONDE PAR L'ESPRIT
que, par suite de cette position d'un objet distinct, il se
connaît, lui-même et son objet, — lui-même dans la
réflexion et modifié par elle, et son objet dans une per-
ception médiate.
L'esprit spontané est donc l'agent du monde ex-
térieur, l'agent de l'objet de la conscience réfléchie. Cet
objet participe de la substance subjective et en même
temps il est impliqué en elle ; si nous empruntons nos
expressions à la philosophie platonicienne, nous dirons
qu'entre l'objet et le sujet le rapport peut être rendu
par les mots xoivwvia et suvouaia, — xoivwvîa, en ce sens que
les images (auxquelles se réduisent pour nous les choses)
n'ont d'autre essence que celle de l'esprit, et sont des
produits de son énergie propre, — ^vouaia, en ce sens
qu'elles n'ont pas d'autre lieu que la conscience.
Agent de son objet, l'esprit est nécessairement une
forme; s'il n'est pas absolument créateur (ce qu'il n'est
point utile d'établir ici), il est au moins ordonnateur.
Sa loi est la non-contradiction ; son acte en effet est
la pensée, la volonté d'être, et une pensée, une volonté
d'être, qui serait contradictoire, s'anéantirait elle-même.
A l'Esprit, dont nous venons d'indiquer l'essence et
la loi, il faut une matière. Non-seulement l'expérience nous
montre qu'il y a dans toute connaissance l'acte du sujet
qui connaît et ce qui est connu, un moi et une chose,
une intelligence et son objet ; mais encore de ce que
nous avons précédemment établi résulte la nécessité
d'une matière : l'acte ne peut s'exercer sans une pas-
sivité, l'agent suppose le patient; d'autre part, la loi
de contradiction n'est qu'une forme vide; c'est un
LA FORME ET LA MATIÈRE DE LA CONNAISSANCE 75
principe de connaissance, non une connaissance ; il
faut donc qu'une matière soit offerte à l'acte et soumise
à la forme de l'esprit.
Il n'est pas nécessaire, croyons-nous, que nous pre-
nions parti dès maintenant au sujet de l'origine de
cette matière. Deux doctrines peuvent être soutenues,
et, comme Fichte le remarque avec raison, il ne peut y
avoir un troisième système intermédiaire : ou bien la
matière de la connaissance est réelle, étrangère à l'es-
prit, et exerce sur lui une certaine causalité, — ou elle
est le produit de l'esprit qui, au lieu d'être limité par
les choses extérieures, se limite lui-même, et, par con-
séquent, porte en soi et sa forme et sa matière. Mais,
entre un réalisme comme celui de Kant par exemple,
et un idéalisme subjectif comme celui de Fichte, la
différence est- elle donc si grande? N'y a-t-il pas de part
et d'autre une matière admise? Que l'esprit la reçoive
ou la crée, — qu'elle soit antérieure à tout acte de l'in-
telligence ou produite dans un premier acte de la
pensée, — qu'il y ait und dualité originelle, ou que l'es-
prit existe seul; qu'on explique la matière de la con-
naissance, comme Descartes et Kant, par la causalité
d'une chose en soi affectant le sujet, — ou, comme
Leibnitz, par un mécanisme interne et une harmonie
préétablie,— ou, comme Malebranche et Berkeley, par
l'action d'une puissance supérieure, ou encore par une
conscience inférieure et obscure qui fournirait à la
connaissance proprement dite des souvenirs, ou enfin
« par quelque cause encore plus inconnue de nous » (1) ;
— qu'au contraire, on la considère comme créée par
(1) Hume, Essai sur l'Ent. Hain sect, II, 4.
76 CONSTRUCTION DU MONDE PAR L'ESPRIT
une nécessité logique et qu'on en attribue la produc-
tion à l'esprit lui-môme, qu'importe? En somme, il y
a toujours une matière, contemporaine du premier acte
de l'esprit ou engendrée par lui, qu'elle s'oppose à lui,
ou qu'il se l'oppose à lui-même: la connaissance impli-
que nécessairement deux termes.
En revanche, ce qui importe beaucoup, c'est la
réponse à cette question : qu'est-ce que cette matière ?
Bien entendu, il ne s'agit pas de savoir ce qu'elle est en
elle-même; car, pour le savoir, il faudrait qu'elle fût
connue, c'est-à-dire qu'elle tombât sous les lois de la
connaissance ; or nous nous demandons précisément ce
qu'elle est avant d'être soumise à ces lois. — Mais ne
pouvons-nous pas dire ce qu'elle est ou doit être pour
l'esprit, avec quels caractères elle se présente quand elle
lui est opposée? Puisque la forme ne l'a pas encore
pénétrée, ordonnée, elle est dans un état d'absolue in-
détermination. Ce n'est pas la sensation, pas même la
sensation simple phénomène de conscience et indépen-
dante de tout jugement la rapportant à un lieu et à
un objet ; car la sensation, même réduite à un émoi
delà sensibilité, implique la catégorie de distinction
et de détermination. C'est la sensation n'avant encore
ni caractère effectif ni caractère représentatif; c'est une
puissance, une réceptivité.
Qu'on se figure, au moment de la formation de l'être,
dans son passage de l'inconscience à la conscience,
dans son évolution à l'individualité et à la pensée dis-
tincte, — qu'on se figure l'entendement assailli par un
nombre incalculable de sensations dont la multiplicité,
l'incohérence et la complexité, empêche la connaissance
LA FORME ET LA MATIERE DE LA CONNAISSANCE 77
claire; toutes ces affections, dans lesquelles ne s'est faite
aucune spécification, — qu'on pourrait comparer au
bruit incertain des vagues ou de la marche d'une
armée, — composent une résultante homogène qui ne
saurait donner lieu à un état de conscience. M. Spencer
dit avec raison qu'un état homogène est une impossi-
bilité, une non-conscience. Dans cet étourdissement
contradictoire, la pensée demeure comme enveloppée;
c'est ici le cas de dire qu'elle est semblable à un homme
qui aurait longtemps tourné sur ses talons. 11 est diffi-
cile à l'adulte, dont les perceptions sont individualisées
et la pensée distincte, de se figurer cet état. Supposons
qu'un homme, même sain de corps et d'esprit, subisse,
pendant une heure seulement, la parole vraiment in-
tarissable de plusieurs de ses semblables qui auront
convenu entre eux de discourir à ses oreilles, tous à la
fois, sans interruption, sur des sujets différents et sans
cesse renouvelés : cet homme est-il capable d'une per-
ception claire relativement à quelqu'un de ces sujets ?
— De même l'esprit subit à la fois mille impressions
incohérentes ; d'innombrables sensations l'assaillent
alors qu'il n'a encore aucune des notions nécessaires à
la connaissance distincte. S'il demeurait en cet état,
il serait éternellement comme s'il n'était pas; car la
pensée obscure et indéterminée, c'est comme la mort
ou le sommeil sans rêve de la pensée, le non-être de
l'esprit.
Le monde est alors un chaos, une synthèse de tous
les possibles ; il peut devenir un objet de connais-
sance claire et de science dans l'avenir ; actuellement
et par lui seul, semblable à l'CXti d'Aristote, il n'est
78 CONSTRUCTION DU MONDE PAR L'ESPRIT
rien ; c'est un mélange , comme disaient encore
Anaximandre et Platon, un indéterminé soit qualita-
tivement soit quantitativement, un faipav. Loin de
nous l'idée de prétendre que, sous la théorie un peu
obscure de la formation et de l'évolution du monde
comme l'a conçue Anaximandre, il y ait une simple
théorie de la connaissance ! C'est là une hypothèse
trop idéaliste pour un physicien d'une époque où le
problème de la connaissance n'était même pas encore
posé ; mais cette cosmogomie, du moins, figure très
heureusement la théorie que nous exposons. Le monde
en effet se réduit, non à une série (car l'idée de série
suppose déjà distinction dans le temps), mais à une
accumulation incohérente d'impressions diverses,
obscures, qui se heurtent, se superposent, se combi-
nent, se contrarient, se nient et se détruisent. Il faut
qu'il se produise une séparation des contraires, une
discrimination qualitative et quantitative, une spécifi-
cation, — c'est-à-dire une conscience, un discerne-
ment, une classification. La pensée sera étouffée sous
cet amas, à moins qu'elle ne se débrouille ; si j'osais
employer une étrange comparaison, elle est semblable
à un homme enterré vivant qui mourra s'il ne parvient
à se frayer un chemin à travers l'amoncellement des
terres qui pèsent sur lui.
D'ailleurs, et pour le salut de l'esprit, il y a un pre-
mier acte de volonté et de pensée distincte, une pre-
mière affirmation. Descartes avait eu raison de s'arrêter
sxxje pense, donc je suis ; la double affirmation, en fait
simultanée et inséparable, de l'existence et de la pensée,
n'est pas seulement logiquement la plus évidente, c'est
LA FORME ET LA MATIÈRE DE LA CONNAISSANCE 79
aussi chronologiquement la première. Au contact pour
ainsi dire, de la passivité qui s'oppose à son acte, de
celte confusion qui n'est pas lui, de cette contradiction
qui le met à la gêne, l'entendement prend connaissance
de soi et s'affirme. Il se connaît, lui, l'acte et la non-
contradiction, au sortir de l'inconscience, en se heur-
tant au passif et au contradictoire : ainsi, dans le
sommeil, on reprend conscience de soi, quand un
choc un peu rude réveille l'intelligence. Quelque
paradoxale donc que puisse être cette idée au premier
abord, la passivité est nécessaire pour que l'acte
s'exerce, la contradiction pour qu'il y ait pensée cons-
ciente et distincte : la conscience naît du choc de l'aete
et de la passivité, de la non-contradiction contre le
contradictoire.
En même temps qu'il prend connaissance du moi et
le constitue, l'esprit acquiert la notion d'un non-moi (1),
(1) Nous admettons, comme Hamilton, que la conscience
implique à la fois la connaissance de l'esprit par lui-même et
de la matière par l'esprit. Mais il y a de profondes différences
entre la théorie que nous admettons et celle de Hamilton,
différences qu'il importe de signaler pour mieux préciser
notre pensée. Hamilton dit : « Nous sommes conscients im-
médiatement dans la perception d'un moi et d'un non-moi
connus ensemble, et connus en opposition mutuelle. Voilà le
fait de la dualité de la conscience : le fait est clair et manifeste.
Quand je concentre mon attention sur l'acte de perception le
plus simple, je rapporte de mon observation la conviction la
plus irrésistible de deux faits, ou plutôt de deux branches du
même fait, que je suis et que quelque chose qui diffère de moi
existe. Dans cet acte, j'ai conscience de moi comme sujet qui
perçoit, et d'une réalité extérieure comme objet perçu ; j'ai
conscience de deux existences par une même et indivisible
intuition. La connaissance du sujet ne précède ni ne suit celle
de l'objet; l'une ne détermine pas l'autre et n'est pas déter-
minée par l'autre. Voilà le fait de perception révélé dans la
conscience ; voilà le fait qui imprime d-ans l'esprit de tous les
80 CONSTRUCTION DU MONDE PAR L'ESPRIT
quelle qu'en soit la nature. Je ne veux pas dire par là
qu'il s'élève à la connaissance d'un être, d'une subs-
tance différente de lui-même; mais, prenant du même
coup conscience de son acte et de la passivité ou vraie
ou simplement logique, de sa non-contradiction et
d'une contradiction réelle ou seulement possible, il
hommes une conviction de la réalité d'un monde extérieur,
presque égale à celle de l'existence de notre esprit. » « Nous
f)Ouvons donc regarder comme une vérité incontestable, que
a conscience donne comme fait dernier, une dualité primitive :
une connaissance du moi en rapport et en opposition avec le
non-moi, et une connaissance du non-moi en rapport et en
opposition avec le moi. Le moi et le non-moi sont ainsi donnés
dans une synthèse originelle, comme unis dans l'unité de la
connaissance, et dans une antithèse originelle, comme opposés
dans le contraste de la réalité. En d'autres termes, nous avons
conscience du moi et du non-moi dans un acte indivisible de
connaissance qui les enveloppe tous les deux, mais nous en
avonsaussi conscience, comme étant, en eux-mêmes, différents
et exclusifs l'un de l'autre.» «Ce n'est pas tout. La conscience
ne nous donne pas seulement une dualité, mais elle nous
montre ses éléments se faisant contrepoids et gardant une
indépendance égale. Le moi et le non-moi — l'esprit et la matière
— sont donnés non seulement ensemble, mais dans une égalité
absolue. L'un ne précède pas, l'autre ne suit pas; et dans leur
mutuelle relation chacun est également dépendant et égale-
ment indépendant. Voilà le fait tel qu'il est donné dans
la conscience. » ( Lectures ; 1 , 288 ; voir Philos, de
Hamilton par S. Mill, trad. Cazelles, p. 177-178). — Gomme
Hamilton, nous admettons que l'esprit et la matière sont
connus dans un même acte de conscience et que la conscience
implique une dualité. Mais ce qui est ainsi connu dans la
conscience, ce n'est pas Yexistence d'un monde extérieur,
c'est-à-dire d'un monde situé dans un espace, c'est seulement
la possibilité ou la j'éalité d'une matière encore indéterminée;
ce n'est pas le non-moi en môme temps que le moi. l'objet en
même temps que le sujet; l'existence distincte d'un moi et
d'un non-moi, d'un sujet et d'un objet, — aux sens vraiment
forts de ces mots, — n'est pas antérieure au premier acte de
la conscience, mais en résulte, comme nous le verrons dans
la suite : il n'y a pas de moi en dehors de la conscience, et
par conséquent pas de non-moi; il n'y a pas de sujet sans
qu'il y ait un objet, et il n'y a pas d'objet sans caractère re-
présentatif, c'est-à-dire sans rapport à un espace.
LA FORME ET LA MATIÈRE DE LA CONNAISSANCE 8l
acquiert la notion d'altérité; dans son effort pour vivre,
dans sa volonté d'être, il la place en face de lui. Cet
autre terme, comme nous l'avons dit, est encore indé-
terminé, chaotique. Il y a déjà pourtant une dualité en
présence et en lutte: la perception s'ébauche; un tra-
vail postérieur l'achèvera. Nous allons voir l'esprit, sous
le coup de nécessités logiques, successivement distin-
guer les sensations dont la représentation originelle
était inintelligible, exprimer ou traduire ces sensations
par des images, rapporter ces images à un temps et à
un espace, puis les grouper en associations plus ou
moins constantes, — faire de ces associations des objets,
des causes et des touts harmonieusement composés, —
leur assigner la permanence dans la durée, et en cons-
tituer enfin un univers réel, indépendant de la pensée,
stable quand les sensations passent, admirablement
ordonné quand elles sont incohérentes.
ÉLABORATION DE LA MATIÈRE PAR L'ESPRIT
D'après ce qui précède, un Esprit, dont l'essence est
l'acte et la volonté, dont la seule loi, avant qu'aucun
objet lui soit proposé, est la non-contradiction ; d'autre
part, une matière passive et inordonnée, une simple pos-
sibilité sans détermination comme sans limites : voilà le
double point de départ de la connaissance ; — une pensée
consciente, claire, figurée et concrète, soumise aux lois
du temps et de l'espace, de la causalité et de la finalité,
de la substance et de l'individualité; d'autre part, un
univers, composé d'êtres réels, bien ordonné et harmo-
nieux : en voilà le double point d'arrivée.
6
82 ÉLABORATION DE LA MATIÈRE PAR L'ESPRIT
Gomment se fait cette évolution de l'inconscience à
la pensée claire, d'une possibilité informe à une réalité
cosmique? On y peut distinguer principalement deux
étapes : l'esprit, en se modifiant lui-même, applique
d'abord sa forme à la matière, et en constitue un objet
distinct; puis il attribue à cet objet sa propre essence
et en fait un être semblable à lui : il devient, dans sa
propre évolution parallèle, d'abord un sujet, puis une
pensée.
CONSTITUTION D'UN SUJET ET D'UN OBJET
Nous avons vu l'esprit prendre conscience de soi
dans l'opposition de l'acte et de la passivité, de la non-
contradiction et du contradictoire. Cette connaissance
de soi ou connaissance réfléchie est la conscience.
Dans cette connaissance de soi, l'esprit ne se saisit
pas et ne saurait se saisir tel qu'il est; il se connait tel
qu'il s'apparait à lui-même dans son rapport avec la
matière à laquelle il se heurte (1); la conscience, c'est
comme le champ commun où se rencontrent forme et
matière ; elle est la résultante, ou plutôt encore, l'ex-
pression de leur relation.
Il suit de là : 1° que nous ignorons l'esprit lui-même;
2° que la réflexion de l'esprit apparaît comme plus
réelle que l'esprit lui-même; 3° que dans la conscience
est impliquée, avec la connaissance réfléchie de l'esprit,
la première connaissance de la matière. — Par la
(1) Rappelons, en passant, que cette opposition peut D'être
tout d'abord que l'opposition logique de la Don-contradiction
et du contradictoire.
CONSTITUTION D'UN SUJET ET D*UN OBJET 83
conscience, en effet, la pensée n'atteint pas un absolu,
mais un rapport : elle devient relative, et, dès lors, sa
forme absolue devra être modifiée (1), comme nous le
verrons dans la suite. — Puis, l'esprit, par la force
même des choses, et conformément à la loi que nous
avons déjà plusieurs fois posée : le dernier apparu est
le plus apparent, — s'efface pour ainsi dire ; il passe
au second plan, et son action qui se continuera dans le
secret ne se révélera que par l'intermédiaire de la
conscience qui en modifiera les manifestations; au
contraire, la conscience se substituant à l'esprit, ap-
paraîtra comme plus réelle, comme seule réelle. Ainsi,
quand fauteur d'un audacieux dessein en a confié
l'accomplissement à des hommes à sa dévotion, il dis-
parait derrière eux : c'est par eux que ses actes s'ac-
complissent, c'est après avoir traversé leur esprit que
ses pensées prennent une forme : il demeure dans
l'ombre et ignoré de tous; nul ne songe à attribuer
l'élaboration de ses projets à d'autre qu'à ces hommes
de paille. — Enfin, puisque la conscience naît du choc
de l'acte contre la passivité, elle implique la dualité
de la forme et de la matière : c'est elle qui opère leur
(1) C'est l'idée générale de la philosophie kantienne qu'il
y a disproportion entre la forme de l'esprit, qui est la forme
de l'absolu, et la matière qui est fournie par l'intuition, — *
que, par conséquent, pour penser, c'est-à-dire pour appliquer
la forme à la matière, il faut créer une forme qui soit plus
appropriée à l'objet, une forme plus en accord avec l'intuition,
moins universelle que la loi de contradiction qui s'étend à tout
le possible, — une forme particulière, comme est l'intuition
elle-même ; cette particularisation de la forme se traduit par
la création de l'espace, du temps et des catégories. — C'est
l'idée qui nous a inspiré la suite de nos déductions.
84 ÉLABORATION DE LA MATIERE PAR L'ESPRIT
rapprochement; c'est en elle qu'elles se trouvent pour
ainsi dire face à face.
L'esprit s'est ainsi particularisé et a particularisé sa
matière. Lui-même est devenu, en se modifiant, en se
réfléchissant, en s'opposant à la matière, un sujet,
quant à la matière, elle a, du même coup, acquis au
point de vue de l'esprit, une certaine réalité; elle n'est
plus une simple possibilité infinie; comme enfermée
dans la conscience, elle a déjà été délimitée; c'est
encore un chaos d'une absolue indétermination, mais
elle n'est plus rien en dehors de la conscience; elle
devient une sensation, et sera une sensation quand
elle aura subi encore une délimitation intrinsèque.
Cette délimitation, au reste, est supposée par la cons-
cience même, puisque, comme nous l'avons dit plus
haut, une sensation homogène ne constitue pas un
état de conscience. Pour qu'il y ait véritablement
un sujet et un objet, la catégorie de la distinction
s'impose logiquement à l'esprit: il faut que, de cette
confusion homogène, qui n'est pas un objet de cons-
cience, il fasse une hétérogénéité, qu'il produise une
séparation des contraires, une identification du sem-
blable, une détermination de sensations indépendantes
les unes des autres.
La catégorie de la distinction nécessite, d'une part,
la figuration des sensations, — d'autre part, les for-
mes du temps et de l'espace ; quand les sensations
seront constituées d'une façon distincte et quelles
seront rapportées chacune à un moment et à un lieu,
alors seront vraiment constitués aussi un sujet et un
objet, étrangers l'un à l'autre.
DE LA FIGURATION DES SENSATIONS
Le phénomène de conscience est primitivement un
émoi, une affection; il ne saurait être indifférent : c'est
toujours un plaisir ou une douleur. Le plaisir et la
douleur ne sont pas, comme l'ont pensé certains phi-
losophes, des espèces particulières de sensations, mais
un élément commun à toute sensation: toute sensation
a nécessairement un degré, une intensité. Par là les
sensations se distinguent les unes des autres, et dans
chacune d'elles est déjà impliquée une certaine con-
naissance, puisqu'il est impossible de sentir sans
connaître que l'on sent. Mais cette connaissance est
confuse et au caractère affectif de la sensation s'ajoute
un caractère représentatif: ce n'est pas seulement un
fait; c'est une nécessité: des différences intensives
constituent des états de conscience, non des connais-
sances claires. Aussi, par un travail que nous allons
étudier, l'esprit représente-t-il chaque sensation par
une image : ce qui établit entre les diverses sensations
de vraies différences qualitatives.
C'est une idée chère à bien des philosophes que
l'imagination entrave la pensée. Platon n'a même pas
été le premier à distinguer le monde des apparences,
des images, et le monde de la réalité; mais nul peut-
être n'a plus systématiquement déploré que la raison
fût liée à des facultés inférieures et ne pût s'exercer
seule dans la contemplation immédiate de l'absolu.
Descartes a aussi, lui, en plus d'un passage, récriminé
contre les images qui bornent les spéculations de
l'esprit, ou contre l'imagination qui se fatigue prompte-
ment. Plaintes stériles et injustes ! stériles; car, quelque
86 ÉLABORATION DE LA MATIÈRE PAR L'ESPRIT
effort que l'on fasse pour s'élever à une pensée absolue
par la méditation ou par l'extase, on ne peut penser
sans images ; c'est, depuis Aristote, un lieu commun
de la philosophie: il est inutile d'y insister ; que notre
acte intellectuel soit une perception, une conception
ou un concept, qu'il soit intense ou faible, jusqu'à être
presque inconscient, qu'il soit relatif au monde sensible,
au monde de la science ou à l'absolu môme, cet acte
se traduit d'une façon concrète, et ce que nous appelons
l'abstrait n'est que le minimum du concret; — plaintes
injustes d'autre part ; car, ainsi que l'a montré Kant
dans son étude du schématisme de l'entendement,
l'imagination fait le lien entre la sensation et l'esprit ;
puisqu'une connaissance absolue de l'absolu est impos-
sible, puisque connaître pour nous c'est conditionner,
limiter, particulariser, affirmer, c'est-à-dire enfermer
dans les bornes du jugement, la pensée, sans l'imagi-
nation serait demeurée inconsciente et indistincte ;
au contraire la connaissance devient plus claire et plus
élevée selon que les images sont plus précises aussi, et
la pensée doit aux images non seulement son progrès,
mais son existence même.
Si on a méconnu le rôle de l'imagination et son im-
portance, c'est qu'on n'a pas toujours bien défini son
pouvoir. Elle a été le plus souvent considérée comme
la faculté de reproduire les images des sensations, et,
comme telle, elle a été beaucoup étudiée par de très
fins psychologues qui l'ont montrée capable de donner
une vie nouvelle aux sensations passées ou d'achever la
perception présente quand elle est incomplète, de la
provoquer quand la sensation est trop faible, de la
DE LA FIGURATION DES SENSATIONS 87
corriger quand elle est imparfaite, ou de la fausser au
point de faire prendre des fantaisies pour des réalités.
Ainsi entendue, elle ne nous intéresse point; mais l'es-
prit n'a pas seulement le pouvoir de reproduire des
images reçues on ne sait d'où; il a celui de les créer.
Dans la pratique, pour distinguer un animal d'un
autre animal, ou dénomme l'un cheval, l'autre
chien; pour distinguer les angles d'un triangle, le
mathématicien les désigne par les lettres a, b, c ; de
même, à l'origine de la connaissance, l'esprit accom-
pagne de représentations diverses ses diverses sensa-
tions; ce travail, qui est habituel, familier, à l'esprit
adulte, est primitivement instinctif; ces représenta-
tions qui postérieurement (comme dans les exemples
cités) sont conventionnelles, sont d'abord spontanées :
à chaque sensation est assigné un équivalent concret;
l'imagination, c'est la tendance à penser d'une façon
concrète, à traduire- la pensée en général, et particu-
lièrement la sensation, par des images; quant à l'image,
elle semble indéfinissable ; c'est, pour celui qui considère
chaque sensation comme produite par un objet réel,
l'équivalent subjectif de l'objet et de la réalité; c'est une
représentation de l'affection de la conscience; car c'est
par elle que l'affection de la conscience revêt un ca-
ractère représentatif.
L'imagination est un pouvoir original et irréductible;
l'image est de toutes pièces une création de l'esprit, un
effet de son énergie : le son et l'harmonie ne sont ni
la corde de la lyre ni la vibration de la corde ; la couleur
d'un fer rougi au feu n'est ni le feu et ses molécules,
ni leur agencement ni leurs mouvements. On Ta dit
88 ÉLABORATION DE LA MATIÈRE PAR L'ESPRIT
depuis longtemps, il n'y a de couleur que s'il y a un œil ,
de son que si les ondes sonores sont recueillies par une
oreille. Encore cette manière de s'exprimer est-elle
inexacte : l'organe de la vue ou de l'ouïe est lui-même
étranger à l'image ; car ni l'œil ne fait la couleur, ni
l'oreille leson; il neseproduit encore dans l'œil et dans
l'oreille, comme aussi dans les fibres nerveuses céré-
brales, que des ébranlements; ces ébranlements sont
peut-être l'occasion des images; ils ne sont assurément
pas les images. Rien de plus ridicule que de chercher
une ressemblance entre le résultat de l'opération céré-
brale, quelle qu'elle soit, et l'image ; l'image est un
mode d'interprétation de cette opération : s'il y a une
relation entre l'esprit et le cerveau, l'esprit assiste,
sinon en promoteur, du moins en spectateur, aux évé-
nements physiologiques, et il image les affections de la
conscience comme des aéronautes, étrangers aux mou-
vements d'une armée ennemie, traduisent pourtant ces
mouvements au moyen de signaux.
Dira-t-on que, du moins, les signaux sont faits
d'électricité ou d'autre chose, tandis que les images
dont nous parlons, vraies créations de l'esprit (au sens
précis du mot) sont produites ex nihilo? — Sans doute,
elles ne sont faites de rien, en ce sens qu'il n'y entre
rien de matériel. Mais serait-il logique d'admettre des
images matérielles? Que signifieraient ces mots images
matérielles ? Voudrait-on indiquer par là qu'elles
doivent avoir un support, une substance matérielle ?
Voilà bien une application de cette inconcevable, mais
inévitable, tendance que nous avons, à chercher à la
pensée un support matériel et de la considérer comme
DE LA FIGURATION DES SENSATIONS 89
un accident de quelque matière, — comme si, du
moment que les images seraient de substance maté-
rielle (si cela a un sens), elles ne cesseraient pas d'être
des images simplement, pour devenir de véritables
êtres, des absolus qui nous demeureraient inconnus.—
Si une conception d'images matérielles est absurde,
dira-t-on, celle d'images faites de rien ne le semble
pas moins ; mais prétendre que, si elles ne sont pas
d'essence matérielle, elles ne sont faites de rien, c'est
méconnaître l'énergie de l'esprit qui les crée et son
essence dont elles participent (c'est en quoi est juste
la théorie de la participation platonicienne) : autant
pourrait prétendre celui qui ne perçoit pas des piles
électriques que les courants sont produits ex nihilo.
Ces images, produit spécifique de l'esprit, ne res-
semblent, bien entendu, ni aux choses ni aux sensations,
pas plus que les signaux des aéronautesne ressemblent
à la marche d'une armée : elles en sont des équivalents
commodes, sur lesquels l'accord se fait dans la prati-
que ; elles ne sont rien autre chose. — Et ce sont
pourtant ces copies imparfaites d'un je ne sais quoi (si
encore quelque chose existe!), ce sont ces images toutes
subjectives, indépendantes de choses à jamais incon-
nues et de prétendues vibrations cérébrales, qui sont
la matière de la pensée, et par conséquent la matière
même de la réalité : j'entends de la réalité que nous
connaissons ; et, si illusoires, si factices, si vides
qu'elles soient ou qu'on les prétende, elles sont plus
réelles encore que la réalité matérielle.
C'est cette théorie de la création de l'image par
l'esprit à l'occasion de la sensation qui nous semble
90 ÉLABORATION DE LA MATIÈRE PAR L'ESPRIT
la seule admissible. En effet nous avons à choisir entre
elle et « ces systèmes anciennement accrédités, d'après
lesquels la sensation consisterait en une sorte de pro-
pagation de formes ou qualités, extérieurement exis-
tantes, jusqu'à un sensorium où elles tomberaient pour
s'y témoigner représentativement; soit que la conscience
même se trouvât constituée par la série de ces formes,
aux divers instants, ou qu'on l'assimilât puérilement à
un miroir animé » (1). Etant rejetée l'hypothèse que les
images sont dues à un mécanisme cérébral, restent
celle de la création des images par l'esprit et la théorie
opposée des idées-images; toute doctrine sur la percep-
tion de l'extériorité qui n'admet pas l'une adopte l'au-
tre implicitement ou explicitement; car il n'y a pas de
milieu : l'image est produite ou par les choses elles-
mêmes ou par l'esprit à l'occasion des sensations. —
Or, est-il besoin de reprendre pour notre part la criti-
que des idées-images, c'est-à-dire d'une théorie que
nul n'oserait avouer : tant elle est contraire à l'esprit
philosophique et à la science!
L'étude de la figuration des sensations est délicate,
parce qu'elle se produit chez l'enfant dans un âge où
les manifestations psychiques de son être échappent à
toute observation. Ce qu'il y a de certain, c'est que,
dans le tumulte des sensations, une spécification se
produit, — œuvre de l'esprit qui tend à la conscience
claire,— un discernement du dissemblable, un rappro-
chement des sensations similaires. Nos différents sens
sont les divers systèmes de représentations que crée
(1) Renouvicr, traité de psych*6 rationnelle, I. 75.
DE LA FIGURATION DES SENSATIONS 91
l'esprit pour son usage à la suite de cette spécification :
un sens est pour ainsi dire une catégorie de figuration
spontanée. — Si ce travail est spontané, il est loin,
en revanche, d'être instantané ; il se fait lentement et
méthodiquement ; d'abord une seule image représente
toute une espèce d'objets; puis, à mesure que la spéci-
fication se poursuit, les groupes deviennent plus nom-
breux et moins exlensifs, et finalement ils sont presque
en aussi grand nombre que les individus : le premier
travail de l'enfant est une individuation. Quand l'indi-
viduation est complète, il y a autant d'images différentes
que de sensations distinctes; l'esprit a une puissance
d'imagination infinie, et, si le nombre des images est
limité, il l'est par le nombre des sensations ou la
nécessité pratique.
La puissance d'imagination étant infinie, nous
pourrions nous demander si, d'une part, tous les
hommes ont un même et unique système de figura-
tion, — d'autre part, si ce système, au cas où il serait
le même chez tous, s'est seul imposé naturellement et
nécessairement à l'homme, ou s'il a été adopté pour
des nécessités pratiques ou autres après des tâtonne-
ments plus ou moins longs. Mais ces deux questions
nous paraissent insolubles. — Nous constatons bien
que l'accord se fait entre les hommes quand ils parlent
d'une couleur, d'une note de musique, d'un parfum;
mais comment s'assurer qu'à ces désignations nomi-
nales qui sont communes correspondent des impres-
sions subjectives et des images qui sont aussi com-
munes et mêmes pour tous? — D'autre part, comment
se prononcer avec quelque certitude pour l'une des
92 ÉLABORATION DE LA MATIÈRE PAR L'ESPRIT
hypothèses possibles sur l'origine de noire système de
figuration actuel? — Il se peut qu'il ait été naturel à la
race par suite de l'organisation du corps humain et de
la fonction intellectuelle; il se peut aussi que l'homme
primitif n'ait apporté que la nécessité d'imager avic
de très multiples tendances, que les images elles-
mêmes aient été le produit d'une plus ou moins lente
évolution, d'un choix approprié aux exigences des
sensations, aux besoins de l'entendement, à la pratique,
et qu'enfin maintenant encore, si certaines représenta-
tions ( celles du tact, par exemple ) sont définitives, la
figuration de certaines sensations ne soit pas nette
encore. L'histoire des images, l'histoire des sens (si
les sens ont une histoire ) , présenterait un très grand
intérêt ; mais serait-il possible de la faire ? Les docu-
ments ne font-ils pas absolument défaut ? Quoi qu'il
en soit, elle ne se rapporterait qu'indirectement à
notre sujet; aussi, sans plus nous attarder, nous nous
contenterons de constater que l'entendement actuel
échappe peu à peu à l'obscurité des impressions pre-
mières et à leur contradiction originelle par une
opportune et de plus en plus systématique figuration
des sensations, comme nous allons le voir dans la
suite.
LES CATÉGORIES DE DISTINCTION
LES FORMES DU TEMPS ET DE L'ESPACE
Les sensations imagées sont devenues des qualités,
couleurs, sons, résistances, poids, températures, odeurs,
saveurs, etc. Nous allons, dans une double étude suc-
LES CATÉGORIES DE DISTINCTION 93
cessive, voir ces qualités, à la suite de déterminations
plus précises et d'associations, être constituées en
objets.
Dans le principe, les images spontanées sont vagues
et incohérentes. Si l'objet existe, c'est-à-dire quelque
chose de distinct du sujet, il n'existe pas encore des
objets; tandis que les objets sont des associations cons-
tantes d'images déterminées, persistantes et précises,
chaque sensation, et partant chaque image de sensa-
tion, est isolée, indépendante, sans lien avec aucune
autre; elle n'a ni forme ni consistance; ces images
ne sont pas, à proprement parler des couleurs, mais
comme des phosphènes (1); ce ne sont pas des sons,
mais des bourdonnements: elles n'ont aucune dimen-
sion, aucun contour fixe, aucune figure nette; elles
sont sans détermination. Mais la conscience a ses lois
auxquelles elle soumet la qualité, et qu'elle objective
sous les formes du temps et de l'espace.
La distinction des sensations, avons-nous dit, et leur
figuration se fait par individuation. Par suite de cette
individuation, aune sensation totale confuse succèdent
des sensations et images distinctes, à une unité homo-
gène une multiplicité hétérogène. La substitution de
la multiplicité à l'unité suppose l'arrêt de l'esprit sur
chacune des sensations ou images : c'est cette néces-
(1) «Il semble acquis, dit M. Taine, que les premières sensa-
tions de l'œil, une fois devenu sensible à la lumière, sont cel-
les de taches plus ou moins vivement éclairées et diversement
colorées. Un livre, une table, une pelouse, ce sont des taches ;
des personnes vêtues de rouge, ce sont des taches rouges etc. »
De l'intell08, liv. III, ch. 2. Encore M. Taine parle-t-il de la
connaissance non à sa première origine?
94 ÉLABORATION DE LA MATIERE PAR L'ESPRIT
site qui se traduit par la loi de succession . La forme du
temps est créée par le fait même de la distinction des
images : le temps, c'est la représentation nécessaire
des sensations en tant que discernées, se séparant les
unes des autres, et devenant multiples; c'est l'expres-
sion générale du besoin de penser à part chacune des
sensations. Naturellement , ce besoin est objectivé :
contraint de créer la forme du temps à l'occasion des
sensations et de leurs images, l'esprit en fait un attri-
but général de toute sensation et de toute image;
quoique ce ne soit et ne puisse être qu'une loi de la
conscience, elle parait être une loi de l'objet. Par
conséquent, en fait, le temps est contemporain de la
formation des sensations distinctes et du premier acte
de l'imagination : tandis que le mélange confus origi-
nel des sensations est indéfini et n'implique pas la
forme du temps, toute sensation distincte, apparaissant
et disparaissant, occupe une durée : que serait en
effet une sensation qui n'aurait pas de durée? —
Mais, d'autre part, que serait un temps vide qui ne
seraitrempli paraucunesensation? Aussi, logiquement,
le temps est-il postérieur aux sensations et à leurs
images; avant elles, il n'est qu'une des lois ou formes
possibles de l'esprit; ce sont elles qui déterminent
cette forme de préférence aux autres : le temps est,
pour ainsi dire, une concession arrachée à l'entende-
ment par l'imagination, afin que la figuration et la dis-
tinction des sensations soit possible.
Ainsi à la catégorie des sens s'ajoute celle des ins-
tants. La différenciation se poursuit. Mais il semble
qu'elle puisse et doive s'arrêter là, puisqu'au chaos
LES CATÉGORIES DE DISTINCTION 95
primitif des sensations a été substituée une série de
qualités; et il est à croire que l'esprit n'apporterait plus
aucune modification dans sa forme primitive et ne
ferait plus aucune concession à la matière, s'il n'était
pressé encore par une nécessité logique. En effet, si
l'individuation dont nous venons de parler, c'est-à-dire
si les actes par lesquels les sensations sont constituées
à l'état de sensations individuelles sont nécessairement
successifs, on n'en peut pas dire autant de la multi-
plicité. Il n'est pas certes logiquement impossible que
l'esprit embrasse une multiplicité dans un même mo-
ment : la constitution, la formation de choses multi-
ples, le fait de les séparer les unes des autres et de les
distinguer, implique nécessairement la succession;
mais, une fois qu'elles sont distinguées, leur existence
peut logiquement être conçue comme simultanée.
D'autre part, elle ne peut être simultanée qu'à la con-
dition quedanscette simultanéité semaintienne l'indivi-
duation constituée par la forme du temps; la diversité
desmoments ne suffit pas (c'est évident) à distinguer les
sensations simultanées; plusieurs sensations simul-
tanées constitueraient encore un indéterminé semblable
à la sensation totale primitive ; conséquemment chaque
sensation est représentée par une étendue dans un
même instant, comme elle l'est par une durée dans des
instants différents : une étendue n'est donc encore que
l'expression de la loi de la distinction des sensations,
mais des sensations simultanées; l'espace est la repré-
sentation nécessaire, dans un même moment, des sen-
sations en tant que discernées, séparées les unes des
autres et devenues multiples ; c'est l'expression particu-
96 ÉLABORATION DE LA MATIÈRE PAR L'ESPRIT
lière du besoin de penser à part chacune des sensations
qui remplissent une même unité de temps. Ce besoin
est instinctivement rapporté à la sensation qui l'a fait
naître, c'est-a-dire que la forme de l'espace qui est
primitivement subjective apparait comme une forme
même de la sensation, si bien qu'il nous est impossible
d'éprouver une sensation sans lui assigner une position
et que, suivant l'expression de M. Renouvier, « cette loi
générale se trouve être ainsi pour notre connaissance
une condition spéciale de relation de toutes choses : de
relation, ou encore d'existence, ces deux ternies étant
parfaitement identiques à l'égard du connaître »(1). —
Il nous est facile maintenant de déterminer à propos
de l'espace, comme nous l'avons fait à propos du temps,
son rapport à la sensation. Sans doute en fait, l'espace
est contemporain de la sensation et surtout de son
image; car si nous pouvons encore concevoir la sen-
sation comme indépendante de la catégorie de l'espace,
il n'en est pas de même de l'image qui est l'équivalent de
la sensation: que serait en effet une image, et particu-
lièrement une image visuelle ou tactile, qui n'occuperait
aucune étendue ? Mais, logiquement, l'espace est pos-
térieur à la sensation distincte et à son image : il est
créé pour elles, à leur occasion, à leur effet: c'est une
nécessité qui résulte d'elles.
D'après cette conception, nous ne pouvons pas dire
que le temps et l'espace sont créés dans un même acte
de l'esprit : ils ne sont ni logiquement ni (si nous pou-
vons découvrir un rapport vrai et réel dans leur ordre
d'apparition) chronologiquement contemporains; Pe9-
(i) Renouvier, Essai de Logique, II, 309.
LES CATÉGORIES DE DISTINCTION 97
pa ce est comme une particularisation du temps; il lui
est postérieur : il est imaginé par l'esprit pour com-
bler un vide logique laissé par la forme du temps.
La position des lois du temps et de l'espace n'est
pas sans conséquences pour la figuration de l'objet et
nous allons voir que l'esprit 1° précise et complète son
système d'images spontanées par l'adjonction aux
images primitives des sensations d'images exprimant les
rapports de ces sensations dans le temps et dans l'es-
pace ; 2° achève la constitution du sujet et de l'objet
par la distinction des sensations rapportées au temps
et de celles rapportées à l'espace ou sensations subjec-
tives et sensations objectives.
Voyons d'abord la modification apportée au système
des représentations spontanées et son développement.
Quoique disséminées dans le temps et dans l'espace, les
sensations et leurs images ne sont pas désordonnées :
un certain ordre, tout artificiel peut-être, résulte de
leurs positions respectives dans la durée et l'étendue,
et certaines relations sont établies entre elles, quoique
nullement nécessaires ou logiques (1). Ces positions et
ces relations ont pour double conséquence que les
images primitives sont précisées, et que de nouvelles
images sont créées. En effet, deux sortes de sensations
sont distinguées : les sensations proprement dites et
les sensations de leurs rapports dans le temps et dans
l'espace; sans doute, si l'esprit était passif, ces re-
(i) Rappelons, en passant, que les formes du temps et de
l'espace sont des lois de distinction, et non des catégories de
logicité.
98 ÉLABORATION DE LA MATIÈRE PAR L'ESPRIT
lations dans le temps et dans l'espace seraient
inaperçues; mais il est impossible qu'un enten-
dement actif n'en soit pas frappé, ou plutôt ne
les établisse pas; car « un rapport existe-t-il jamais,
est-il même concevable en dehors du moi qui ,
pour employer l'expression ordinaire, le découvre,
mais qui en réalité le fait naître » (1). Par suite, aux
images primitives des sensations proprement dites
viennent s'ajouter les images de leurs rapports : le
rapport de deux sensations dont l'une commence quand
l'autre finit est la succession, la place de chaque sen-
sation dans le temps est une durée; le minimum de la
sensation est une unité ou atome du temps; — la
place occupée par chaque image dans l'espace est une
étendue, sa limitation par les autres images est une
figure; la même sensation rapportée à deux lieux dif-
férents dans deux temps différents est un mouve-
ment (2); la sensation de la durée qui s'écoule pour
passer d'une image à une autre est une distance; la
sensation de l'impossibilité où sont deux images d'oc-
cuper le même lieu est l'impénétrabilité (3) etc. La
succession, la durée, l'unité et la multiplicité, voilà des
(1) M. Penjon, cours d'ouverture à la Faculté de Toulouse,
4881, p. 20.
(2) Nous donnerons plus loin une définition plus précise
du mouvement.
(3) Ces qualités, ces images sont purement subjectives ;
elles le sont si bien que, si on les cherche dans l'objet, on ne
saurait les trouver; nous l'avons montré déjà pour l'étendue
et pour la durée; nous verrons aussi plus loin que l'hypoth
de l'impénétrabilité de la matière est fausse au point de vue
scientifique; l'impénétrabilité, c'est L'expression d'une né<
site de l'esprit qui a créé l'espace ; dès qu'on en fait la qua-
lité d'une réalité en debors de L'entendement, elle n'est plus
admissible.
LES CATÉGORIES DE DISTINCTION 99
images de rapports des sensations dans le temps;
l'étendue, la figure, le mouvement, la distance, l'im-
pénétrabilité, des images ou représentations de rap-
ports des sensations dans l'espace. — La création de ces
nouvelles images modifie quelque peu les images spon-
tanées dont les contours sont dès lors nettement
déterminés: une sensation visuelle n'est plus une cou-
leur de dimensions indécises : elle occupe une étendue
dont les limites sont certaines et les contours fixes;
chacune des images est ainsi rapportée à un point
précis de l'espace, quoique toutes ne soient pas aussi
bien réparties dans l'espace que les sensations visuelles
ou tactiles.
Si nous comparons ces deux sortes d'images dont les
unes représentent les sensations et les autres leurs rap-
ports dans le temps et l'espace, nous constatons que ces
dernières nous paraissent fondamentales, et nous leur
attribuons une plus grande objectivité (1), — toujours
conformément à la loi : le dernier apparu est le plus
apparent ; la raison en est, dans ce cas comme dans les
autres, facile à donner; c'est que les sensations et par
conséquent leurs images varient à l'infini, tandis que
ces relations sont, en somme, toujours les mêmes : la
même étendue peut être indifféremment rouge, verte ou
jaune, avoir mille couleurs qu'on ne saurait nommer :
l'étendue, elle, reste constante et invariable. De là vient
l'erreur qui a fait appeler primaires certaines qualités
de la matière, tandis que d'autres sont dites secondaires.
Les qualités dites primaires, l'étendue, la figure, le
(1) Cf. S. Mill, Philos, de Hamilton, trad. Cazelles, p. 225.
100 ÉLABORATION DE LA MATIÈRE PAR L'ESPRIT
mouvement, la distance, l'impénétrabilité, sont consi-
dérées comme primaires parce qu'elles sont en effet
supposées par les autres qualités telles que celles-ci
nous apparaissent actuellement, quand déjà la connais-
sance est formée. Mais il ne faut pas s'en tenir à un
ordre prétendu logique, apparent et trompeur. Chrono-
logiquement (si toutefois on peut établir entre l'appari-
tion des différentes images une chronologie), ce sont
les qualités dites secondaires, la couleur, le son, la
saveur etc., qui sont créées les premières par l'esprit, et
elles ne semblent secondaires que parce qu'elles exigent,
pour être distinctes, des formes plus générales qui,
venant s'ajouter à elles, les précisent et les déterminent
Mais ces qualités générales qui résultent de la position
de l'espace lequel est une création de l'esprit nécessitée
par la confusion originelle des sensations, ne sont
imaginées que pour les autres et ne peuvent l'être qu'à
leur suite.
De même que la représentation de ces rapports peut
être donnée indépendamment des sensations originelles,
de même celle du temps et de l'espace peut être donnée
indépendamment de toute sensation et de tout rapport de
sensations. Dans cette double représentation, les formes
générales de la connaissance s'opposent de plus en plus
nettement : l'espace, qui n'est (nous l'avons vu) qu'une
particularisation du temps, n'apparait nullement comme
tel; il se pose au contraire comme le réceptacle du
réel de l'intuition, avant que l'intuition soit soumise à
la forme du temps. Par suite, l'objet devient de plus en
plus réel, et l'esprit en arrive à distinguer avec clarté
des sensations dont il constitue un moi et des sensa-
LES CATÉGORIES DE DISTINCTION 101
tions dont il constitue un non-moi. A l'origine, toutes
lessensations (quellesqu'en soientles causes inconnues)
sont subjectives. On comprendrait donc que toutes
fussent rapportées au sujet; on comprendrait encore
que, par suite d'une nécessité de la nature de l'enten-
dement, toutes au contraire fussent objectivées. Mais
comment expliquer la distinction entre des sensations
purement intensives et des sensations extensives? d'où
vient et comment se fait ce choix ? ce qui revient à
dire: pourquoi certaines sensations sont-elles figurées
par des images qui sont des déterminations de l'espace,
tandis que d'autres ont à peine un caractère représen-
tatif et n'occupent guère qu'une place dans le temps ?
On n'a pas, à notre connaissance, déterminé le cri-
térium des sensations subjectives et des sensations
objectives, ni rendu compte de ce choix que fait
l'entendement entre elles. Ce n'est pas qu'on ait né-
gligé la question. M. Souriau, dans un article de la
Revue philosophique (1883), rappelle les explications
qui ont été proposées et en propose une à son tour.
Les uns attribuent cette distinction des sensations à
une différence d'origine, certaines étant produites par
des causes externes et certaines par des causes in-
ternes : c'est la solution du sens commun, la solution
aussi de ceux qui considèrent toute perception comme
un fait simple, comme la connaissance immédiate de
tel ou tel objet ; mais qui ne voit dans cette prétendue
explication une pétition de principe? D'autres attri-
buent cette distinction à une différence de nature;
mais les sensations sont toutes, nous l'avons vu, des
affections de la conscience, et, d'ailleurs, ce n'est
102 ÉLABORATION DE LA MATIÈRE PAR L'ESPRIT
certes pas une différence dans la nature de nos sen-
sations qui nous autorise à dire dans certains cas :
j'ai froid, — dans d'autres cas : il fait froid. — Enfin
M. Souriau croit que cette distinction tient à une
différence de complexité des sensations; mais si nom-
breuses que soient ses observations et si ingénieuses
ses déductions, les unes nous semblent incomplètes
et les autres illégitimes : en quoi une sensation de
température (pour reprendre notre exemple) est-elle
plus complexe quand on dit : il fait froid, que dans
les cas où l'on dit : j'ai froid? en quoi une douleur,
comme la nostalgie, est-elle moins complexe que la
perception d'un objet habituel, de la lune ou d'une
feuille de papier?
Pour nous, nous considérons comme infructueuse,
comme illogique, toute tentative d'expliquer celte dis-
tinction par une différence des causes ou par une dif-
férence de la nature des sensations, attendu que ces
prétendues causes nous paraissent, au contraire, des
effets, et que toutes les sensations ont, dans le principe,
une commune nature. Elle ne peut provenir, comme l'a
pensé M. Souriau, que d'une différence extrinsèque et
presque accidentelle des sensations; mais cette dif-
férence ne nous parait pas être une différence de com-
plexité; elle n'est pas non plus tout à fait primitive et
naturelle : elle est la conséquence indirecte de l'appli-
cation aux sensations de la loi de non-contradiction.
Nous avons vu qu'à l'origine les innombrables sen-
sations se contredisent et se détruisent, si bien qu'elles
ne composent pas, dans leur résultante, un objet de
pensée. Et pourtant l'entendement veut et doit vivre, et
LES CATÉGORIES DE DISTINCTION 103
il vivra s'il échappe à cette contradiction naturelle des
impressions de la conscience; — de même, dans les
premiers âges, l'homme a dû se dire : « 11 faut que je
vive et je vivrai si j'éloigne de moi toutes les causes de
destruction qui m'assaillent. » C'est donc une lutte
pour l'existence que l'entendement engage contre la
contradiction; il semble qu'il veuille pour ainsi dire
émerger de l'inconscience où il est enveloppé. Or, quand
nous nous trouvons en présence de difficultés, telles
surtout que la solution peut avoir pour nous les plus
graves conséquences, ou bien nous cherchons à aplanir
les difficultés ou nous trouvons en nous les moyens de
les surmonter : nous n'avons pas d'autre parti. Un
homme est poursuivi pour dettes : il va voir son mo-
bilier saisi, son commerce arrêté, etc.; ou il passe une
transaction avec ses créanciers, ou il accepte la ban-
queroute. L'esprit, assiégé par les impressions, est dans
le même état, et, comme il ne peut accepter la
banqueroute, il accepte des transactions. Les images
dont il accompagne les sensations, déjà plus distinctes
que ces sensations dont elles sont les équivalents, se
nient les unes les autres. L'esprit imagine la forme du
temps, et, dès que cette forme est créée, certaines sen-
sations cessent d'être contradictoires. La loi de l'esprit
qui était rebelle à toute contradiction absolument n'est
plus rebelle qu'à la contradiction dans un même mo-
ment : la conscience est affectée douloureusement dans
un certain instant, agréablement dans un autre; les
sensations se suivent et une seule affecte la conscience
dans un moment unique et, pour ainsi dire, dans une
unité de conscience claire.
104 ÉLABORATION DE LA MATIÈRE PAR L'ESPRIT
Cependant toute contradiction n'a pas encore cessé :
si les sensations et leurs images étaient instantanées,
si chacune d'elles n'occupait qu'un point inappréciable
de la durée, comme le temps est divisible à l'infini, il
suffirait à les séparer, à les distinguer l'une de l'autre.
Mais à ces atomes insaisissables du temps correspon-
draient des atomes insaisissables de pensée; ce mor-
cellement de la durée serait un morcellement à l'infini
de l'intelligence; c'est donc une nécessité que l'image
dure, si rapide qu'elle soit, ainsi quela sensation: du mo-
ment qu'elles sont logées dans le temps, elles y occupent
une place ; sinon, il faut les considérer comme en de-
hors du temps. Le temps laisse donc subsister la contra-
diction d'un grand nombre de sensations ; la conscience
en effet est affectée contradictoirement dans un même
instant par des couleurs différentes, par des sons aigus
et graves, par des impressions tactiles chaudes et froides,
rugueuses et polies. Aussi la forme de l'espace est-elle
à son tour créée par l'esprit, et chaque sensation étant
rapportée à un lieu particulier devient distincte; la
loi de l'esprit se transforme encore : la conscience ne
peut, dans un même moment, être affectée par deux
sensations contraires qu'à la condition de les rapporter
à deux lieux différents.
Dès lors nous pouvons comprendre d'où vient la
distinction entre les sensations subjectives et les sen-
sations objectives. Sont subjectives celles qui ces-
sent d'être contradictoires entre elles dès qu'elles
sont logées dans un certain instant, c'est-à-dire qui
sont de nature telle que, tombant sous la catégorie
du temps, elles cessent d'engendrer la contradiction.
LES CATÉGORIES DE DISTINCTION 105
Sont, au contraire, objectives celles dont la mutuelle
contradiction est dissipée par la forme de l'espace,
c'est-à-dire dont la nature est telle qu'elles ne cessent
d'être contradictoires que si elles tombent sous la double
loi du temps et de l'espace. En d'autres termes, on
considère ordinairement qu'étant sujectives les sensa-
tions sont logées dans le temps, qu'étant objectives elles
sont logées dans le temps et l'espace; nous disons,
nous, qu'elles sont considérées par l'esprit comme
subjectives quand il suffit qu'il les loge dans le temps,
— et comme objectives quand il est contraint de les
loger dans l'espace, — pour échapper à la contradic-
tion. Ceux qui admettent la première explication
envisagent la perception achevée, en apparence une
dans son ensemble, et c'est en effet, si nous regardons
la chose comme du dehors, un caractère de la percep-
tion subjective de n'occuper qu'une place dans le temps,
— de la perceptiun objective, d'occuper un lieu; nous
considérons, nous, la sensation dans sa formation, dans
son devenir; et nous pensons les formes du temps et
de l'espace non antérieures à la sensation comme un
emplacement vide est antérieur à la maison qui y sera
construite, mais imaginée par l'esprit à l'occasion des
sensations pour échapper à leur inhérente contra-
diction.
Cette manière de voir est confirmée par une étude
des sensations dites subjectives, de celles dites objectives
et de celles enfin dont on dit tantôt qu'elles sont sub-
jectives et tantôt qu'elles sont objectives. Le type des
sensations subjectives est la volition, parce qu'il n'est
pas possible d'avoir deux volitions concernant un même
106 ÉLABORATION DE LA MATIÈRE PAR L'ESPRIT
objet autrement que dans deux instants différents; la
gaîté, la tristesse, sont subjectives parce qu'on ne sau-
rait être gai et triste tout à la fois; on dit cependant :
il y a des choses qui m'attristent, tandis que d'autres
me réjouissent; dès que je perçois une dualité contra-
dictoire dans ma conscience, je la rapporte à des objets
pour échapper à la contradiction. — Le type des sen-
sations objectives est la sensation visuelle : nous
éprouvons toujours plusieurs sensations visuelles à la
fois; par suite nous les rapportons nécessairement à
des objets divers; si une seule sensation visuelle affec-
tait la conscience, serait-elle rapportée à l'objet? Ne
serait-elle pas considérée par nous comme subjective?
— Enfin il y a des sensations qui sont indifféremment
considérées comme subjectives et comme objectives.
Je ne puis avoir froid et chaud tout à la fois; j'ai froid
dans un moment et chaud dans un autre instant. Voilà
pourquoi les sensations de température sont d'ordinaire
rapportées au sujet : le temps suffit à en détruire la
contradiction ; mais je puis cependant dire : j'ai froid
aux mains et chaud à la tête : des impressions contra-
dictoires de même ordre se produisant dans le même
instant, la contradiction ne cesse que si je rapporte
l'une à un point de l'espace, l'autre à un autre point ;
de même on dit : il fait froid dans la rue et chaud dans
ma chambre, rapportant à l'objet des sensations qui se
détruisent l'une l'autre. — Ces exemples, que nous
n'avons pas cru devoir multiplier, confirment le cri-
térium que nous avons posé. Il faut, pour être dans le
vrai, nous semble-t-il, renverser la proposition admise
par le sens commun qui pose toujours implicitement en
LES CATÉGORIES DE DISTINCTION 107
principe que la marche de la connaissance consiste à
passer de l'objet au sujet.
En résumé, deux sortes de sensations sont distin-
guées : les unes ne sont ordonnées que dans le temps,
les autres le sont dans le temps et dans l'espace ; les
premières constituent par leur ensemble le svjet, les
autres Y objet. Celles-ci ne sont pas saisies isolées les
unes des autres ; mais par un travail d'association qui
a été souvent étudié et sur lequel nous n'avons pas à
insister, elles sont ordonnées de telle manière qu'elles
paraissent composer des groupes, et, après un plus ou
moins grand nombre d'expériences, sont « si bien en-
chainées ensemble que la présence de Tune annonce la
présence possible au même instant de telle ou telle
autre ou de toutes les autres » (1). L'objet de la con-
naissance est ainsi composé d'objets ou associations
constantes de sensations qui, par suite d'une habitude
intellectuelle, semblent inséparables.
Après la création des formes du temps et de l'es-
pace, et la distinction des sensations en subjectives et
objectives, l'opposition originelle de l'être et du non-
être, de l'acte et de la passivité, de la forme et de la
matière, de la non-contradiction et du contradictoire,
est devenue celle du sujet et de l'objet. Le progrès
réalisé est considérable : dans cette double évolution,
l'esprit s'est soumis aux lois de la conscience, et sa
forme primitive est devenue plus compréhensive,
plus large : il s'est placé vis-à-vis de la matière dans
des conditions telles que des contradictions originelles
(1) St.Mill, Philie de Hamilton, traduction Gazelles, p, 216.
108 ÉLABORATION DE LA MATIÈRE PAR L'ESPRIT
ont cessé d'être pour lui des contradictions ; d'autre
part, la matière informe est devenue la sensation dis-
tincte qui s'est ordonnée elle-même en objets. Le tra-
vail de discrimination est achevé; mais, après avoir
déterminé, distingué, par des analyses, il faut ordon-
ner dans une synthèse qui sera l'objet de la seconde
partie de notre étude positive de la perception.
CONSTITUTION D'UNE PENSÉE ET D'UN UNIVERS
Le sujet est enfin sorti de l'inconscience; les choses
sont sorties du chaos ; — des groupes de sensations
ont été formés, méthodiquement imagés suivant leurs
ressemblances et leurs différences, logés dans des ins-
tants et dans des lieux distincts; des objets se sont
constitués, occupant chacun sa place dans l'espace et
dans le temps. La loi du sujet qui était la non-contra-
diction absolue est devenue la non-contradiction relative
à tel moment et à tel lieu; l'objet qui était un amon-
cellement contradictoire d'images est devenu une série
et un ensemble de points isolés. En se modifiant tous
deux, le sujet et l'objet se sont comme rapprochés; en
se différenciant l'un de l'autre, ils sont cependant
devenus plus semblables, plus en harmonie l'un avec
l'autre : des formes, en effet, leur sont déjà communes;
il semble qu'il y ait un temps et un espace à la fois
subjectifs et objectifs : dans le sujet une double loi, —
dans l'objet une double nécessité; le résultat en est
que, en prenant connaissance de l'objet, l'esprit re-
trouve les formes qu'il lui a assignées, et d'autre part,
CONSTITUTION D'UNE PENSÉE ET D'UN UNIVERS 109
l'objet, modifié par ces formes, rentre mieux dans le
cadre de l'esprit qui s'est comme élargi.
Mais ce n'est pas encore une pensée une ni systé-
matique : la connaissance est fragmentée en une mul-
titude de sensations éparses et sans lien. — Ce n'est
pas non plus un monde ordonné, mais un monde en
formation : il faut qu'il soit pénétré par le souffle de
l'intelligence. En un mot, la pensée n'est qu'une dis-
persion indéfinie des sensations, le monde n'est qu'une
« dissolution universelle » d'images ou de choses.
L'acte de la perception n'est d'ailleurs pas achevé :
la connaissance va devenir un système d'idées embras-
sant la multiplicité dans une unité synthétique ; le
monde un système d'êtres intimement unis les uns
aux autres dans un immense mécanisme où le passé
se relie au présent, le présent à l'avenir, et où, dans
le présent, tout s'enchaîne et se tient : le développe-
ment du sujet et de l'objet va se continuer parallèle,
solidaire, réciproque.
C'est une loi fondamentale, une loi nécessaire, de
l'esprit qu'il objective ses propres manières d'être,
qu'il conçoit ce qui n'est pas lui à l'image de ce qu'il
est : l'enfant regarde les choses comme douées d'intelli-
gence et de vouloir, capables de méditer de bons ou de
méchants desseins et responsables ; les peuples enfants
personnifient les secrètes puissances de la nature et
les implorent ; comme beaucoup l'ont noté , chaque
peuple, chaque homme, fait Dieu à son image et à sa
ressemblance ; instinctivement on attribue à autrui ses
propres sentiments et ses opinions; «on prête ses
qualités aux autres », les bons ne sauraient croire à la
110 ÉLABORATION DE LA MATIÈRE PAR L'ESPRIT
perversité humaine; nul ne peut imaginer que
d'autres aient des opinions différentes des siennes :
« ils pensent autrement! ils sont donc sots ou malhon-
nêtes! » L'amant croit que tous les hommes doivent
être fous de sa maîtresse : « tu ne l'aimes pas; donc
tu ne l'as pas vue, » dit à un de ses amis un person-
nage de M. Feuillet; quand mon estomac est repu, com-
ment peut-on avoir faim? Si j'ai l'àme agilée, se peut-
il que vous soyez tranquille ? — Que d'autres exemples
encore viendraient établir la nécessité de cet anthropo-
morphisme dont sont entachés tous nos jugements !
nécessité originelle : nous avons vu l'esprit appliquer
sa forme à la matière; nous allons le voir lui attribuer
son essence; il a distingué de lui, il va faire semblable
à lui ; il a créé un objet, il va de cet objet composer
des sujets au sens kantien du mot, retrouvant ainsi son
unité primitive, modifiée, non cette unité absolue que
lui a fait perdre la position des formes du temps et de
l'espace, mais l'unité dans la multiplicité, l'unité dans
le temps, l'unité dans l'espace, l'unité logique.
LES CATÉGORIES DE LOGICITÉ
LES LOIS DE CAUSALITÉ ET DE FINAL! H
L'essence de l'esprit, est, nous l'avons vu, l'acte, la
pensée; mais l'esprit subit le contre-coup de la posi-
tion de la conscience et des formes générales de l'in-
tuition : s'il est devenu un sujet, si la non-contradic-
tion absolue s'est changée en une non-contradiction
relative, de même l'acte pur ne se manifeste qu'en se
soumettant aux conditions de la conscience et aux lois
LES CATÉGORIES DE LOGICITÉ 111
du temps et de l'espace : le sujet est un agent qui
connait sa force et prévoit ses effets, dont l'acte est
une causalité, c'est-à-dire une production, une détermi-
nation dans le temps, et une finalité, c'est-à-dire un
principeordonnateurde ses effetsdans le temps et dans
l'espace. Attribuant son essence à son objet, le sujet
relie les choses entre elles — dans le temps par des
relations de cause à effet — et dans l'espace par des
relations de moyens à fin.
Considérons d'abord la succession des sensations et
des phénomènes dans le temps; nous parlerons ensuite
de la dispersion de l'objet dans l'espace. La position
de la loi du temps a pour triple conséquence de faire
la connaissance pauvre, discontinue, contradictoire
même, et l'objet, parallèlement, étroit, épars dans le
temps, discordant. — La connaissance est pauvre ; car,
les sensations étant ordonnées en succession, elle est
bornée au présent auquel rien ne rattache ni les sen-
sations passées ni les sensations à venir : le temps en
effet n'est pas un lien entre les sensations qui se
suivent; c'est une loi de distinction et de séparation,
non un principe de coordination : chaque moment
donc de la connaissance est rempli par une sensation
isolée; et, de même (car l'objet subit les mêmes
phases que le sujet), l'objet, dans l'instant de la per-
ception, est réduit à l'image par laquelle la sensation
se traduit. — Par suite, les sensations se succèdent
distinctes, si l'on veut, mais étrangères les unes aux
autres; elles sont séparées comme par des hiatus, et
l'esprit à qui convient une marche continue et uni-
forme est condamné à n'avancer que par bonds; ces
112 ÉLABORATION DE LA MATIÈRE PAR L'ESPRIT
sortes de saccades le fatiguent sans profit; supposez
une longue suite de coq-à-1'àne incohérents, burles-
ques, étourdissants : c'est la stupéfaction et l'hébéte-
ment; entre deux sensations est le vide : le sujet
connaissant, — la connaissance, si l'on veut, — meurt
et renaît à tous les instants. C'est que les choses
se présentent, non comme un paysage où tout se tient
et concourt à un effet unique, mais comme la succes-
sion illogique des vues d'un panopticum forain ; les
phénomènes ne composent nullement une ligne inin-
terrompue; c'est une suite de points dont l'un apparait
quand l'autre a déjà disparu ; entre deux est l'abîme, si
rapprochés qu'ils soient, — l'abîme du temps dont les
instants sont indépendants les uns des autres : la réalité
est, comme la pensée, soumise à une incessante créa-
tion et à un incessant anéantissement. — Enfin, il se
produit encore dans la connaissance une sorte de gêne
et comme une contradiction môme. Sans doute, si l'es-
prit assistait indifférent au déroulement de ses sensa-
tions, comme à une revue, il importerait peu que les
images défilassent devant lui sans lien, sans ordre, au
hasard : il contemplerait passif cette féerie qu'il ne
comprendrait pas. Mais, toujours actif, il associe les
uns aux autres phénomènes et objets : il forme des con-
nexions dans le temps. Ceux qui, comme Hume, ne
reconnaissent pas cette activité de l'esprit, sont natu-
rellement amenés à ne pas considérer le fait de la suc-
cession comme ressenti par la conscience : « La
succession des objets, dit Hume, n'afïecte l'esprit
d'aucun sentiment, d'aucune affection interne » (1).
([) Essai sur la Nature Humaine, trad. Renouvier, p. 15-4.
LES CATÉGORIES DE LOGICITÉ 113
Si, en effet, l'esprit n'est qu'une réceptivité, deux phé-
nomènes successifs ne produisent que deux empreintes
sur la table rase, de même que deux coups de cachet
sur une surface de cire molle. Mais, si nous le supposons
au moins capable d'une simple réaction, nous suppo-
sons par là même qu'il peut remarquer, outre les deux
phénomènes, l'antériorité de l'un et la postériorité de
l'autre. A plus forte raison, si nous le considérons
comme essentiellement actif, il y a réellement dans la
succession de deux phénomènes A et B un triple phé-
nomène: le phénomène A, le phénomène B, et la suc-
cession de l'un à l'autre (cette succession, d'ailleurs, ne
saurait être indifférente: c'est un passage, un devenir) ;
ou plutôt il est juste de dire que cette succession
n'affecte pas l'esprit, parce qu'en réalité c'est l'esprit
qui la crée : s'il y a une connexion dans le temps
entre les deux phénomènes A et B, cette connexion
est l'œuvre de son activité; supprimez l'esprit, et vous
supprimez du même coup la connexion. Par suite, il
se produit, comme nous l'avons dit, une certaine con-
tradiction entre les associations de l'esprit aux diffé-
rents moments de l'intuition. Si, en effet, après avoir
dans une première expérience associé le phénomène A
au phénomène B, l'esprit était amené, dans une expé-
rience postérieure, à associer A à C, il y aurait au
moins rupture d'une association dans la conscience,
rupture d'une habitude intellectuelle, et cette rupture se
présenterait comme une violation de la loi de non-
contradiction ; car il y aurait contradiction entre les
associations présentes etpassées ; la tendance à associer
A et B dans le temps, leur association latente subsis-
114 ÉLABORATION DE LA MATIÈRE PAR L'ESPRIT
lanldans la conscience, quand l'esprit créerait celle de
A et C qui serait négative de la première, il dissocie-
rait dans un moment ce qu'il aurait uni dans un
autre : la pensée se détruirait encore elle-même.
Ainsi, réduction de la connaissance à un présent
fugitif, discontinuité dans les sensations, contradictions
dans leurs associations, voilà pour le sujet, — déve-
loppement sériel de phénomènes passagers, isolés, sans
ordre dans leurs successions, voilà pour l'objet la
conséquence de la loi du temps. Pour que l'esprit soit
satisfait, pour que les connaissances soient plus éten-
dues, pour qu'elles soient continues, pour que les asso-
ciations soient constantes, il faut que les phénomènes
composent une trame continue aussi et que leurs asso-
ciations dans le temps soient intimes et nécessaires. Ce
principe : « les sensations doivent être reliées entre elles
dans le temps, » devient objectivement : « les phéno-
mènes ou objets doivent être reliés entre eux dans le
temps. » La loi du sujet devient la loi des choses.
Quelle sera l'expression de celte nécessité d'une
pensée une et logique dans le temps? Quelle sera cette
liaison étroite que va créer l'esprit entre les phénomènes
successifs? Ce que nous savons, c'est qu'elle doit être
telle qu'elle relie le présent au passé et à l'avenir,
qu'elle ne laisse subsister aucun vide entre les phéno-
mènes ni aucune contradiction entre les associations.
— Or, le sujet se connaît, avons-nous dit, comme un
agent; l'acte de l'esprit est devenu la causalité du sujel ;
par suite, dans la réilexion par laquelle l'esprit se
connaît lui-même en se soumettant aux lois de la
conscience, est impliquée l'affirmation de l'acte de
LES CATÉGORIES DE LOGÏCITÉ 115
l'esprit, c'est-à-dire de la causalité du sujet, comme
y est impliquée l'affirmation de sa non-contradiction;
les jugements : je suis, je suis la non-contradiction,
je suis l'acte, sont contemporains comme l'être, sa
forme et son essence; l'acte, modifié par la loi de la
conscience, est la causalité dans le temps; le sujet est
donc une cause, et quand il agit, il prend conscience
de sa causalité; — qu'on n'objecte pas qu'il n'est pas
vraiment cause; cette objection, d'abord, serait vaine;
car l'illusion, en pareille matière, suffit à engendrer
l'idée; — et, d'ailleurs, si l'on admet l'activité de l'es-
prit, la causalité est le seul mode possible de repré-
sentation de l'acte de l'esprit dans la conscience. Or,
dans les cas où le sujet a conscience de sa causalité, il
se connaît comme prédéterminant l'avenir : son passé
est aussi son œuvre et le présent résulte de son passé :
tout se lient dans son évolution. Il est impossible,
d'autre part, de concevoir le moindre vide entre la
cause et son effet : supposez un vide, et, la cause ayant
été anéantie quand se produit l'effet, ils demeurent
absolument étrangers l'un à l'autre, ce qui est con-
traire au double concept de cause et d'effet.
Enfin, le sujet expérimente qu'en lui-même il y a
constance dans la production successive de deux phé-
nomènes quand l'antécédent est cause du conséquent :
il fait un effort et cet effort est suivi de la conscience
de certaine sensation musculaire; si, dans une ex-
périence nouvelle, il répète le même effort (consciem-
ment ou non), il éprouve la même sensation muscu-
laire : plus de contradiction donc dans les associations
du sujet du moment qu'il y a causation. En conséquence,
116 ÉLABORATION DE LA MATIÈRE PAR L'ESPRIT
que le sujet fasse son objet semblable à lui-môme, que
l'objet soit soumis aux lois du sujet, et toute difficulté
cesse : la causalité est une représentation qui répond
parfaitement aux besoins de l'esprit ; si, en effet, les
choses s'engendrent dans le temps, elles ne composent
plus une série de points, mais une ligne ; à quelque
point de la ligne que se trouve le sujet de la connais-
sance, ce point est uni à tous les autres; le temps, qui
serait en lui même une absolue diversité, se trouve
composer, au contraire, une parfaite unité. — La
conséquence en est que la pensée est continue ainsi
que la suite des phénomènes ; il ne saurait plus y avoir
d'abîme entre les choses pas plus qu'entre les sensa-
tions : un phénomène ne peut disparaître sans laisser
immédiatement après lui un autre phénomène ; car,
si la succession n'était pas immédiate, un phénomène
qui ne serait plus engendrerait un autre phénomène, ce
qui est absurde. Enfin il n'y a plus de contradiction
possible même entre les associations des phénomènes
en des temps différents, plus de gène ni de lésion
de l'esprit ; sans doute, si deux phénomènes sont
seulement dans un rapport de séquence, ils peuvent
indifféremment se présenter ou non de nouveau en
succession; mais, s'ils sont l'un cause et l'autre
effet, leur liaison est si intime qu'ils ne peuvent être
séparés.
La causalité est, par conséquent, l'image, l'expression
d'un lien logique et nécessaire des phénomènes ou des
moments du temps entre eux, image empruntée par le
sujet à l'expérience interne, à sa connaissance de lui-
même. La loi de la causalité universelle est l'expression
LES CATÉGORIES DE LOGICITÉ 117
de la nécessité d'une pensée une, logique, continue et
constante dans le temps.
La position de cette loi constitue donc un très réel
et très considérable progrès pour la pensée et pour son
objet. Mais d'autres défauts tiennent à la dispersion des
choses dans l'espace, défauts auxquels l'entendement
échappera par la finalité. De même que l'espace est
une détermination particulière du temps, — de même
la loi de finalité qui est une conséquence de la loi de
l'espace est une détermination particulière de la loi
de causalité qui est une conséquence de la loi du temps.
Soumise à la loi de l'espace, la connaissance est
multiple, décousue, incertaine; logé dans l'étendue,
l'objet n'est ni systématique, ni cohérent, ni conséquent.
— Dans un même moment en effet, la pensée (si
toutefois c'est déjà une pensée) est une collection de
représentations distinctes, mais dissemblables, — ra-
massées les unes contre les autres, mais non harmoni-
sées, — n'occupant, il est vrai, qu'une même place dans
le temps, mais sans autre unité que cette unité super-
ficielle et factice : chaque sensation composant un tout
indépendant, elle est infiniment fragmentée; — de
même le monde (autant du moins que c'est déjà un
monde) apparaîtrait, si on pouvait le fixer dans un ins-
tant, comme les lettres d'un abécédaire ou tel qu'ap-
paraîtrait une plaine couverte de menhirs à qui ne
verrait pas le sol qui les réunit; car l'espace n'est pas
seulement divisible à l'infini, il est réellement divisé
quand un esprit n'en réunit pas les fragments. — Par
suite, l'allure de l'entendement franchissant l'espace
118 ÉLABORATION DE LA MATIÈRE PAR L'ESPRIT
est encore le saut : entre deux sensations est le vide,
comme entre deux objets étendus : « l'espace finit et
recommence avec chacun des corps ou plutôt des
atomes qui l'occupent, » (1) et, comme l'espace, la
pensée meurt et renaît avec chacun de ces objets.
L'unité môme que l'esprit donne à l'espace ne suffit pas
à détruire cette incohérence : la communauté du lieu
est un lien trop faible; ce n'est qu'un lien de voisi-
nage; si donc, après la création de la catégorie de la
causalité, le monde est composé d'anneaux qui, reliés
dans le temps, forment des chaînes ininterrompues, ces
chaînes se déroulent parallèlement dans l'infini de la
succession ou s'entrecroisent en mille manières sans
se tenir : elles n'ont pas plus de consistance et de
cohérence qu'un tissu de toile dont on aurait tiré les
fils tranversaux. — Enfin, si nous considérons les choses
non plus à un moment unique, mais dans des mo-
ments différents, il subsiste une certaine contradic-
tion entre les associations des sensations dans l'esprit,
des phénomènes dans l'objet. Si, en effet, l'entende-
ment associe une première fois tel phénomène à tel
autre dans l'espace, puis une deuxième fois ce même
phénomène à un troisième, il défait et refait sans
cesse son œuvre, comme Pénélope sa toile : il doit
échapper à ces associations contradictoires sous peine
d'inintelligibilité.
Les exigences de l'esprit sont peu en accord avec
l'état des choses : il demeure un en présence de la
multiplicité, et, par suite, cohérent et conséquent; il
(1) M, Lachelier. le Fondement de l'Induction, p.
LES CATÉGORIES DE LOGICITÈ 119
faut donc qu'il se dérobe à la multiplicité, au dé-
cousu, à la contradiction des sensations, en établis-
sant entre elles une liaison qui les présente avec une
unité relative, qui les mette dans un rapport de dé-
pendance les unes à l'égard des autres, et garantisse la
constance de leurs associations. Quel sera ce lien?
Le recours à la causalité simple est impossible : la
causalité suppose la succession. D'autre part, il serait
insuffisant de dire qu'une cause commune a produit
tous ces phénomènes simultanément, qu'elle s'est, pour
ainsi dire, fragmentée en une multitude d'effets con-
temporains, ce qui pourrait unir le temps présent au
moment antérieur, mais ce qui ne donnerait ni à la pen-
sée actuelle ni aux objets simultanés la moindre unité.
Reste donc ou qu'il y ait un rapport de causalité réci-
proque entre les objets dispersés dans l'espace ou que
tous ces phénomènes simultanés concourent comme
causes à un effet unique. Les deux hypothèses réalisent
l'unité de la pensée et celle du monde, leur cohésion
et leur logicité. D'ailleurs, elles se ramènent en réalité
à une seule : on ne peut logiquement admettre la cau-
salité réciproque que si l'on suppose une cause idéale
devenant ensuite un effet réel après avoir engendré
une cause réelle; et, d'un autre côté, il ne peut y avoir
agencement de causes pour produire un effet unique
que si une cause idéale encore a disposé ces phéno-
mènes simultanés de manière à en faire une cause
totale réelle; de part et d'autre, il y aune cause idéale,
une cause réelle et un effet réel. Or le sujet, dont
l'action, — nous l'avons vu, — est intelligente, expé-
rimente sans cesse de telles causalités en lui-même :
120 ÉLABORATION DE LA MATIÈRE PAR L'ESPRIT
le désir de la santé (cause idéale) provoque la prome-
nade (cause réelle) qui produit la santé (effet réel) ;
dans un acte volontaire, des causes multiples sont
combinées pour un seul effet. Mais, dans ce cas,
l'effet est prévu et voulu : c'est une fin ; la cause est
recherchée et calculée : c'est un moyen. — Suivant la
tendance constatée, le sujet objective celte faculté de
combiner des moyens et des fins ; il considère les
choses comme réglées par une intelligence et par une
volonté semblables à sa propre intelligence et à sa
propre volonté : les phénomènes simultanés lui appa-
raissent désormais comme composant des systèmes de
moyens qui concourent à des fins particulières et tous
ces systèmes comme étant eux-mêmes des moyens pour
atteindre une fin suprême et unique. Il conçoit donc
ou plutôt il crée une double finalité, l'une par laquelle
il groupe un plus ou moins grand nombre de phéno-
mènes entre eux, l'autre par laquelle il réalise la
suprême unité. Dès lors, plus de multiplicité, plus
de vide , plus d'incohérence ; tel phénomène fait
nécessairement partie de tel système, tel autre phéno-
mène de tel autre système, et tous ces systèmes com-
posent un système unique relativement auquel tous les
autres sont des moyens. À chaque moment donc tout
se tient dans la pensée, tout se tient dans l'univers; car
il y a maintenant pensée et univers: il s'est formé enfin
une vdr)<7iç et un xocpùç. Si nombreuses qu'elles soient
dans un moment unique, les sensations sont insépa-
rables: elles s'enchevêtrent les unes dans les autres
comme les fils d'une trame : chacune a sa place dans
un groupe, et chaque groupe dans l'ensemble ; toutes
LES CATÉGORIES DE STABILITÉ ET DE RÉALITÉ 121
sont nécessaires à l'harmonie totale. L'univers est un
système unique composé de systèmes inférieurs, com-
posés à leur tour d'autres systèmes, et ainsi de suite à
l'infini ; chaque phénomène a une fin dans un tout
particulier, et chaque tout particulier dans la totalité
des choses : tout concourt nécessairement à la belle
ordonnance du monde.
La loi de finalité est l'expression d'une unité enve-
loppant la multiplicité à défaut d'une unité absolue ;
c'est la nécessité d'une pensée continue dans l'es-
pace, d'une pensée en accord avec elle-même dans
ses modifications simultanées. — Elle est une con-
séquence de la loi de l'espace comme la catégorie
de la causalité universelle est une conséquence de
la création du temps ; ou, si le mot conséquence
paraît impropre, nous dirons que les catégories de cau-
salité et de finalité sont exigées par la pensée du mo-
ment qu'elle est soumise aux lois du temps et de l'espace ;
en effet nous avons vu les lois du temps et de l'espace
produire dans l'esprit et son objet la distinction, mais
du même coup la multiplicité : la causalité et la finalité
sont des retours à une unité logique, qui, différente de
l'unité originelle, absolue, soustraite au temps et à
l'espace, n'exclut pas, elle, la distinction.
LES CATÉGORIES DE STABILITÉ ET DE RÉALITÉ
LES CATÉGORIES DE^SUBSTANCE ET_ D'INDIVIDUALITÉ
Dès lors, l'entendement est assuré de vivre, pouvant
se complaire dans une pensée qui n'est nullement
contradictoire, et qui, à défaut d'une unité absolue
122 ÉLABORATION DE LA MATIÈRE PAR L'ESPRIT
présente du moins une certaine unité logique) en même
temps est garantie l'existence, logique aussi, de l'objet :
il y faut substituer une existence réelle du sujet et de
l'objet, ce qui se produira à la double condition que
les sensations et leurs associations persistent, que les
phénomènes successifs et leurs groupements constants
demeurent.
La pensée est un système de sensations cohérentes,
une synthèse d'impressions logiquement ordonnées ;
l'objet est un système de chaînes dont chaque anneau
est relié, directement ou indirectement, — d'une part
à tous ceux qui composent avec lui une série dans le
temps (qu'ils soient antérieurs ou postérieurs), —
d'autre part, à tous ceux qui coexistent avec lui : c'est
un vaste réseau aux mailles très serrées. Mais rien ne
semble garantir la solidité de ces chaînes et de ce
réseau ; rien ne semble assurer la reproduction ou la
permanence des sensations et de leurs groupements.
En d'autres termes, de même que les lois du temps et
de l'espace laissaient subsister un vide qui a été comblé
par les catégories de la causalité et de la finalité, de
même ces catégories de la causalité et de la finalité
laissent subsister encore la possibilité d'une cessation des
choses, et, parlant, d'un anéantissement de la pensée.
Mais l'anéantissement de la pensée n'est pas conce-
vable pour l'esprit qui demeure et qui sait qu'il demeure ;
lui qui a créé le temps et qui est en dehors du temps,
est assuré de la persistance de sa propre pensée; il est,
par suite, assuré aussi de la persistance de l'objet,
image objective de sa pensée; il traduit donc objective-
ment (suivant l'inévitable tendance que nous avons
LES CATÉGORIES DE STABILITÉ ET DE RÉALITÉ 123
mentionnée) cette nécessité toute subjective, et l'assu-
rance qu'il continuera à penser devient la certitude que
l'objet de la pensée continuera d'être; — d'autre part,
la certitude qu'il obéira aux mêmes lois qui sont
siennes, qu'il continuera à grouper systématiquement
ses sensations devient objectivement la certitude que
les associations elles-mêmes sont stables. — De là les
catégories de la substance ou de la force, et de l'indi-
vidualité. L'impossibilité où est le sujet qui est et se
connaît une force, un être qui demeure sous les
changements et ne change pas lui-même, l'impossibilité
où il est de concevoir son annihilation est, objective-
ment interprétée, l'impossibilité de concevoir les phé-
nomènes sans substance : la substance de l'objet est
l'image de la persistance de la pensée. — De même,
la nécessité où est le sujet, qui est une unité dans la
diversité, de grouper en systèmes ses sensations, est,
objectivement représentée, la nécessité de concevoir ces
systèmes comme des individus ou des personnes : l'in-
dividualité objective est l'image de la persistance des
associations de la pensée.
Ces catégories de substance et d'individualité achèvent
la perception. Nous ne disons pas que là se termine
le travail inconscient de l'esprit, qui, dans l'impossi-
bilité de concevoir son propre commencement et son
anéantissement, n'assigne aucune borne à son objet ni
dans le temps ni dans l'espace, et qui traduit par
l'affirmation de l'absolu la vague conscience de son
propre être avant la création des catégories.
Nous disons seulement que là se termine l'acte delà
perception, c'est-à-dire l'acte par lequel la pensée est
124 ÉLABORATION DE LA MATIÈRE PAR L'ESPRIT
devenue distincte et une, par lequel l'univers logique et
réel a été créé. Le monde en effet apparaît bien dès lors
tel que nous l'avons décrit plus haut : il est fait d'objets
ou d'individus ayant une substance et, par conséquent,
stables, composés de parties qui sont disposées en vue
d'une fin, engendrant, quand ils se dissocient, d'autres
objets ou individus, répandus dans l'espace et le temps,
et s'opposant par leur multiplicité à l'unité foncière de
l'esprit. Tel est bien le monde, non peut-être le monde
du philosophe ou du savant, de celui qui a médité et
corrompu par sa méditation la représentation origi-
nelle des choses, mais le monde de l'enfant, de celui
qui n'a encore à sa disposition qu'un système d'images
naturelles et en qui aucune spéculation n'a détruit ou
altéré l'œuvre sourde de la spontanéité de l'esprit.
A ce moment, en effet, la pensée et l'univers se sont
ordonnés : du chaos inintelligible qui lui était origi-
nellement offert l'esprit a fait un K&poç, un univers
tout plein d'ordre, de beauté, d'harmonie, de vie
même; et, de sensations incohérentes et indiscer-
nables, une réalité objective d'êtres qui se distinguent,
qui s'appartiennent. La pensée, partie de la sensation
contradictoire, est arrivée comme au dernier période
de son extension ; elle s'est peu à peu transformée
elle-même pour transformer son objet ; elle a renoncé
à son unité primitive absolue, mais indistincte, pour
le créer. Soumise originellement à la seule loi de con-
tradiction, elle s'est d'elle-même soumise à celles du
temps et de l'espace, de la causalité et de la finalité,
de la substance et de l'individualité, pour arriver à
LES CATÉGORIES DE STABILITÉ ET DE RÉALITÉ 125
créer des êtres qui lui fussent semblables; mais elle
ne les a créés que pour en jouir : elle ne s'est étendue
jusqu'à la sensation que pour aller saisir en dehors
d'elle la multiplicité des phénomènes.— Quant à l'objet,
il est devenu un monde réel et intelligible : 6vou; Travta
8tsx«fcjMj<xsv. Ce ne fut d'abord qu'un ensemble, ce devint
bientôt un système, d'objets ou d'individus, un uni-
vers; il se pose maintenant comme indépendant de
toute représentation d'une durée déterminée, c'est-à-
dire qu'il «est représenté stable et permanent plus ou
moins, donné pour soi et demeurant possible à l'égard
de telles autres représentations qu'on voudra » (1). Il
est un être toutàfait indépendant de nous, qui semble
ne nous rien devoir, à qui même nous paraissons de-
voir noire connaissance. « Non seulement notre per-
ception devient pour nous un fait vrai, qui a tou-
jours été vrai à titre de fait futur et qui le sera
toujours à titre de fait passé; mais le groupe entier
des qualités sensibles nous semble sortir de notre
conscience pour se fixer dans une étendue extérieure
à elle : il devient pour nous une chose, un être, qui
existe en lui-même, qui existait avant notre perception,
et qui continuera d'exister après que nous aurons
cessé de le percevoir » (2). Et il apparaît comme
un être non-seulement distinct de nous, mais encore
semblable à nous: tous ses attributs, le sujet les
lui a donnés : l'existence, l'unité logique, l'acte, la
substance; en le créant, il s'est comme multiplié lui-
même à l'infini.
(1) M, Renouvier, Essais de Cr. G., Essais de log. i, p, 23*
(2) M. Lachelier, Art. de la Revue phil. 1885, p. 504,
126
CONCLUSION
C'est le sort de quiconque veut philosopher de ne
pouvoir le faire sans cheminer à côté de puissantes
pensées, sans s'appuyer sur elles ou se heurter contre
elles : celui qui touche à un point de la philoso-
phie touche à la philosophie tout entière et à toute
l'histoire de la philosophie. Nous avons pourtant évité
avec soin, dans notre étude de la perception, la question
historique. Nos lecteurs nous excuseront, — et peut-être
nous sauront gré, — de ne pas avoir entrepris un
examen positif de la doctrine philosophique qui nous
a inspiré, ni une critique négative des opinions que
nous n'avons pas adoptées : il est impossible de tout
dire, et nous aurions craint, au reste, soit de perdre et
disséminer notre propre pensée dans le résumé des
lectures d'où elle est sortie, soit de paraître la dérober
derrière l'accumulation des examens critiques.
Et maintenant que nos nombreux emprunts ont été
reconnus, il serait trop tard pour les avouer ; il serait
trop tard aussi, quand nous arrivons au terme, pour
écarter les difficultés qui pouvaient nous empêcher
d'avancer. Aussi nous contenterons-nous, pour ne
laisser aucun doute sur les idées que nous avons dé*
veloppées plus haut, d'y ajouter, sous forme de
conclusion, et avant d'en dégager les conséquences,
quelques considérations historiques.
CONCLUSION 127
On Va vu, notre étude, telle que nous l'avons faite,
toute franche et isolée, a été empruntée dans son en-
semble à peu près entièrement à Kant. Dans sa doctrine
sont, en somme, contenus tous les principes que nous
avons admis, la passivité et la confusion originelle de la
matière, l'activité de l'esprit et son élaboration de l'objet.
Mais nous nous rangeons à l'avis d'un grand nombre
de philosophes contemporains, disciples de Kant, qui
considèrent leur maître comme ayant un peu compliqué
le mécanisme de la pensée : la nature nous semble plus
simple dans ses procédés.
S'inscrire au nombre des adeptes d'une doctrine, se
mettre sous le patronage d'un grand nom, c'est néces-
sairement prendre parti contre la philosophie adverse.
Si donc nous optons pour la doctrine de l'a priori, nous
rejetons les principes de l'empirisme : il importe
pourtant que nous déterminions, au moins en quelques
mots, dans quel rapport les idées particulières que
nous avons admises et exposées sont avec l'empi-
risme.
Nous pourrons être très bref, la doctrine de Kant et
celle de MM. Mill et Spencer étant aussi bien connues
de nos lecteurs que de nous.
Suivant Kant, il faut distinguer dans la connaissance
la forme et la matière; elle est l'œuvre de trois facultés,
la sensibilité, l'entendement et l'imagination. La sen-
sibilité apporte le divers de l'intuition ; l'entendement
est le pouvoir de juger, c'est-à-dire d'affirmer des rap-
ports, ou plutôt (car les rapports ne sont pas donnés
dans l'expérience, et l'esprit n'est pas une passivité
qui les reçoit tout faits) la faculté de créer des rap-
428
ÉLABORATION DE LA MAI I ERE PAR L* ESPRIT
ports. La création de ces rapports, qui ne sont pas
donnés dans l'intuition, est impossible sans l'imagina-
tion qui, pour ainsi dire, fait le sensible plus intelligible
et l'intelligible plus sensible : l'imagination est comme
le lieu de réunion, de concentration, du sensible et de
l'intelligible.
Le divers de l'intuition suppose l'espace où il est
donné ; — l'entendement ou le jugement suppose
l'unité de la conscience qui est précisément la forme
de l'unité de tous les jugements; — enfin l'imagination
suppose le temps, intermédiaire entre l'espace et
l'unité de la conscience, — forme de la sensibilité
encore comme l'espace, mais de la sensibilité en tant
seulement qu'elle est devenue consciente.
C'est donc l'imagination qui, au moyen de la forme
générale du temps, rend le sensible intelligible. Com-
ment ? Grâce à elle, l'entendement va, pour ainsi dire,
au-devant de la diversité de l'intuition, et, à son tour,
la diversité de l'intuition est, par elle encore, rappro-
chée de la forme de l'entendement. D'une part, l'unité
de la pensée prend les formes différentes et multiples
des catégories, et sur ces formes générales se moulent
ensuite les concepts particuliers ; d'autre part, les
images (qui sont créées par l'imagination productrice)
sont saisies dans des schèmes empiriques qui sont les
représentations des concepts empiriques.
Il y a correspondance exacte entre l'entendement et
l'imagination : d'un côté, des concepts purs, puis des
concepts empiriques; de l'autre, des schèmes purs et des
schèmes empiriques (bien entendu, les concepts purs
sont inséparables des concepts empiriques : ces deux
CONCLUSION 129
sortesde concepts différent entre eux comme les condi-
tions de toute pensée en général différent d'une pensée
en particulier; — et la même différence existe entre les
deux sortes de schèmes). C'est grâce à cette correspon-
dance qu'est due l'appréhension du sensible par l'en-
tendement et cette correspondance est due elle-même
à l'imagination qui sait se plier aux exigences de l'en-
tendement et de la connaissance.
Pour déterminer nettement son rôle, nous le résu-
merons ainsi : non seulement elle crée les images des
choses, mais encore elle les ordonne par une triple
synthèse : la synthèse dans l'espace ou synthèse de
l'appréhension, — la synthèse dans le temps ou synthèse
de la reproduction, — la synthèse dans l'unité de la
conscience ou synthèse de reconnaissance : l°nos sens
eux-mêmes donnent une forme déterminée aux élé-
ments de l'intuition, celle de l'espace ; — 2° puis, par
cela même que ces éléments, ce donné est connu de
nous, il devient pour ainsi dire une modification interne
et tombe sous le coup de la loi du temps ; c'est la
synthèse de la reproduction, ainsi nommée parce que
les éléments de toute intuition ne nous étant donnés
que successivement, il est nécessaire qu'ils soient re-
produits dans le temps, et que, d'ailleurs, nous les
retenions , nous les reproduisions, pendant toute
la durée de l'opération ;3<> enfin quand ces unités sont
réunies en un groupe, nous reconnaissons que ce sont
bien celles que nous avons additionnées nous mêmes :
c'est la synthèse de la reconnaissance.
En somme, Tordre des choses est, suivant Kant :
espace, temps, conscience ; la synthèse dans l'espace est
9
130 ELABORATION DE LA MATIÈRE PAR L'ESPRIT
antérieure à celle dans le temps, et celle dans le temps
antérieure à la synthèse dans la conscience. — Si main-
tenant, au lieu de considérer le travail d'assimilation,
d'intellectualisation, nous considérons les moyens par
lesquels ce travail s'opère, nous trouvons encore que
l'ordre est, suivant Kant, celui-ci : schème transcen-
dantal (ou forme du temps), schèmes empiriques (ou
déterminations du temps telles qu'elles puissent s'ap-
pliquer universellement à tous les phénomènes), enfin
images.
Il nous a semblé, au contraire, que la conscience est
antérieure au temps et le temps à l'espace, que le temps
et l'espace sont comme la représentation objective de la
conscience et que l'espace est une détermination particu-
lière du temps; de même l'image nous a paru antérieure
au schème pur, le temps n'étant imaginé que pour rendre
possible l'individuation des images et des sensations.
Nous croyons donc (peut-être conformément à la pensée
de Kant) qu'il y a un rapport logique non seulement
entre les images et les schèmes, mais encore entre l'es-
pace, le temps et la conscience; nous croyons aussi
qu'une détermination expérimentale des catégories en
général n'est pas seule possible et que toutes sont en-
gendrées par l'esprit sous le coup de nécessités logiques.
Voilà, — si nous avons bien saisi la puissante pensée
de Kant, — sur quels points nous avons cru pouvoir et
devoir nous séparer de lui.
Kant suppose les choses formées par l'esprit ; les
empiristes supposent l'esprit formé par les choses soit
dans l'individu, soit dans la race : l'intelligence qui est
une table rase, est façonnée par l'expérience; ses
CONCLUSION 131
formes résultent du double jeu de la sensibilité et de
l'imagination ; les catégories sont des habitudes, des
manières de penser subies, ou encore des figurations
des sensations et de leurs rapports constants : le temps
est l'habitude de la succession, l'espace est l'expression
de certains états musculaires ou nerveux produits par
la simultanéité; la causalité est la représentation de
l'antécédent inconditionnel, etc. — La causalité suppose
le temps ; elle suppose même l'espace, attendu qu'il n'y
a de causalité qu'entre les phénomènes qui s'accom-
plissent dans l'espace ; la plupart des empiristes consi-
dèrent aussi le temps comme le père de l'espace, de
sorte que l'ordre d'apparition est pour eux celui que
nous avons adopté nous-même : conscience, temps,
espace, causalité.
Peut-être avons-nous subi l'influence des fortes et
séduisantes analyses des philosophes anglais quand
nous nous sommes soustrait à la sujétion de Kant;
peut-être, malgré notre attachement à la doctrine cri-
ticiste, n'avons-nous pas su prendre nettement un
parti. Kant nous semble avoir étudié l'esprit tout fait,
et particulièrement la perception achevée, telle qu'elle
se présente chez l'adulte, ne se préoccupant pas assez
de la formation des choses et du sujet; les empiristes,
au contraire, ont prétendu l'entendement formé par
l'expérience : nous le considérons, nous, comme se
formant lui-même à l'occasion de l'expérience. —
Avec Kant, nous admettons des catégories, des pré-
dispositions de l'esprit, des formes qu'il impose à
l'expérience ; avec les empiristes, nous admettons que
ces prédispositions sont en quelque sorte le résultat de
132 ÉLABORATION DE LA MATIÈRE PAR L'ESPRIT
l'expérience soit individuelle, soit générique, puisque
c'est pour saisir les choses dans l'expérience que l'es-
prit se transforme. Si Kant a réellement admis qu'à
l'origine les catégories sont dans l'entendement autre-
ment qu'à l'état de puissance, et qu'aucune autre
n'aurait été créée par lui, dans le cas où la nécessité
logique s'en serait imposée, nous ne pensons pas
comme lui, bien persuadé que l'esprit a un grand
nombre de pouvoirs qui demeurent à l'état latent, et
qu'il eût créé des formes nouvelles ou différentes,
comme un espace à plus de trois dimensions, s'il n'avait
pu échapper autrement à la confusion et à la contra-
diction des sensations ; inversement, ce que nous ne
saurions concéder aux empiristes, c'est que ces catégo-
ries résultent de l'expérience et ne la règlent pas. Nous
n'aurions donc pas du tout abandonné la philosophie
Kantienne, si Kant s'était placé au point de vue de la
genèse des choses et avait considéré l'évolution de la
connaissance au lieu de considérer la connaissance
toute faite ; nous serions assurément d'accord avec les
empiristes, si, dans l'étude de cette genèse, ils n'avaient
méconnu la part de l'esprit.
Pour nous, son activité est indéniable; s'il ne crée
pas la matière de sa connaissance, il l'ordonne, il la
façonne ; il n'est pas le bloc inerte d'où sortira la
statue, mais le statuaire qui le martèle, le travaille, et
en fait un chef-d'œuvre d'harmonie, de beauté, de vit
même, employant tour à tour, suivant les nécessités di
moment, le ciseau qui taille ou la lime qui polit. Mail
trop souvent le philosophe est parti ou part, comme 1<
savant, de la perception, sans remonter jusqu'au prin-
CONCLUSION 133
cipe de la perception. Parce que le travail qui a présidé
à sa formation n'est plus nécessaire à l'époque où le
sujet prend conscience de son activité et de sa pensée,
on nie ce travail ou on l'ignore. L'homme croit
qu'il a toujours perçu comme il perçoit dans l'âge
adulte, non moins naïf en cette croyance qu'un papillon
qui, ignorant ses états antérieurs, prétendrait avoir
toujours été papillon. Mais ce n'est que par une
lente évolution que de larve il est devenu chrysa-
lide, et de chrysalide papillon : ainsi l'esprit n'at-
teint ce développement, cette phase de sa vie où il
est capable de perception, qu'en passant par une série
d'états successifs; et, quoiqu'il n'ait aucun souvenir de
cette vie antérieure, elle ne saurait être niée : peut-être
l'expérience même, l'étude si délicate des enfants,
contredirait-elle cette négation. Avant cette conscience
passive et réfléchie qui subit les perceptions des objets
indépendants de la pensée, — et au-dessus d'elle, —
un esprit actif et irréfléchi ordonne et forme à la fois
la perception et les objets. Avant toute chose donnée,
comme le dit Fichte, il y a un vouloir qui s'affirme
dans un premier acte par l'opposition de la non-contra-
diction et du contradictoire; puis, la volonté de vivre,
qui, pour l'entendement, est la volonté de penser, se
traduit par cette lutte contre la confusion et la multi-
plicité, dont nous avons vu les principales phases, et
finit par aboutir à la création d'une pensée claire et d'un
univers bien ordonné. « Nous sommes donc volonté
avant d'être sensation ; et, si la volonté n'est pas, comme
la sensation, une donnée directe et distincte de la
conscience, n'est-ce pas parce qu'elle est la condition
134 ÉLABORATION DE LA MATIÈRE PAR L'ESPRIT
première de toute donnée, et, en quelque façon, la
conscience elle-même? Il faut bien, en effet, qu'il y ait
en nous un dernier élément, qui soit sujet de tout le
reste, et qui ne soit pas lui-même objet pour un autre ;
et, de ce que nous ne nous voyons pas vouloir, nous
devons conclure, non que notre vouloir n'est rien, mais
qu'il est nous-même. L'étendue, loin d'être la conscience
tout entière, n'en est que la limite et la négation : la
sensation, sous la double forme de la qualité sensible
et de l'affection, en occupe tout le champ et en consti-
tue toute la réalité sensible ; mais cette réalité a
elle-même son centre et sa racine dans la volonté. —
Ce n'est donc pas de la perception à la volonté, c'est
au contraire de la volonté à la perception que se suc-
cèdent dans leur ordre de dépendance, et probable-
ment aussi de développement historique, les éléments
de la conscience » (1). Ce sont ces mots : probablement
aussi de développement historique — que nous avons
voulu commenter. L'ordre de dépendance n'a pas été
complètement négligé; mais nous nous sommes surtout
appliqué à l'ordre d'évolution, en montrant que la
perception est un résultat et non un point de départ.
(1) !tf. Lachelier, art. de la Revue phil. 1885, p. 499.
CHAPITRE II
LA SCIENCE
NÉCESSITÉ DE LA SCIENCE ET DE SON ÉVOLUTION
Le résultat du travail de l'esprit que nous venons
d'étudier est la perception; la perception est la ma-
tière de la science. La science, dont l'objet n'est ni une
réalité étrangère à la conscience, ni la sensation pure
et simple, mais un système d'images spontanées, un
monde créé par l'esprit, est la continuation de la
marche de l'entendement qui, arrivé à la perception,
s'est comme reposé et repart ensuite. Mais la direction
qu'il va suivre est inverse de la direction qu'il a suivie
jusque-là : il est allé de l'unité à la multiplicité, du
centre à la circonférence; il reviendra de la multipli-
cité à l'unité, de la circonférence au centre, repassant
par les étapes de la substance, de la finalité, de la
causalité, mais emportant avec soi la multiplicité qua-
litative qu'il modifie assez profondément pour la sous-
traire finalement aux lois mêmes de l'espace et du
temps.
136 l'évolution de la science
Une doctrine antique nous semble avoir très bien
exprimé ce double travail de l'esprit qui crée les choses
d'abord et la science ensuite : c'est la doctrine
Alexandrine. Si elle s'était présentée comme une théo-
rie de la connaissance, nous n'aurions qu'à la repro-
duire et à l'interpréter pour donner une juste idée de
notre manière d'entendre et la formation de l'objet de
la science et le travail de la science elle-même. L'Un,
qui est de sa nature ineffable et inconnaissable, enve-
loppe dans sa réalité l'être tout entier, comme le
centre d'un cercle contient en puissance tous les
rayons et partant le cercle tout entier. Du débordement
de l'Un procède l'Intelligence. Puis l'Intelligence dé-
borde à son tour; « elle devient l'Ame qui développe,
elle aussi, en une multitude de puissances distinctes
toutes les formes que l'intelligence enveloppe (1) ».
L'Ame procède de l'Intelligence ; elle en est le verbe et
l'acte comme l'Intelligence est le verbe et l'acte de
l'Un. L'Ame enfin, des idées qu'elle renferme, engendre
le monde, l'univers, jusqu'aux corps sans vie, der-
nière limite où s'arrête le développement de son pou-
voir. — Ainsi l'Esprit qui, lui aussi, est inconnais-
sable dans son unité primitive, va sous l'influence des
sensations se modifiant jusqu'aux choses ; comme l'Un
devient l'Intelligence, il devient la double loi de cau-
salité et de finalité, c'est-à-dire que par cette trans-
formation il rend intelligible et logique la matière de
la connaissance; mais les choses comprises ne sont
pas des êtres; il leur manque la vie, l'âme; aussi la
loi originelle de l'esprit se transforme-t-elle finalement
(1) M. llavaisson, Essai sur la Met. d'Arist.; II, p. 137.
NÉCESSITÉ DE LA SCIENCE ET DE SON ÉVOLUTION 137
en celles de substance et d'individualité qui achèvent
l'univers jusqu'aux derniers des êtres. — Et, de même
que l'Un ne cesse pas d'être l'Un en procédant dans
l'Intelligence, puis dans l'Ame et enfin dans les choses,
pas plus que le centre du cercle ne cesse d'être centre
en devenant par extension le cercle tout entier, de
même la loi de non-contradiction demeure ce qu'elle
est, en procédant jusque dans les choses, et toutes les
autres lois ne sont que des modifications de cette loi
primitive. — Voilà le premier moment du panthéisme
alexandrin; et voilà, parallèlement, le premier travail
de l'esprit, travail ignoré de nous comme est ignorée
par chaque âme des choses sa vie en l'Intelligence et
en l'unité divine, parce que, détournée de la contem-
plation, elle ne voit pas ce qui se passe en l'Ame uni-
verselle.
Puis les âmes particulières reviennent à l'Ame uni-
verselle; l'Ame s'anéantit dans l'Intelligence et ensuite
dans l'Un, et il s'opère ainsi un retour et comme une
ascension des âmes vers l'Unité suprême. De même
encore, l'esprit ramène les choses à la loi de la subs-
tance, de cette loi à celles de finalité et de causalité, et
finalement à la loi de non-contradiction. C'est le
second moment du développement de l'esprit; c'est le
travail de la science. En effet, l'esprit, après avoir créé
le temps et l'espace, s'affranchit de ces conditions de
penser. Il sort de lui-même pour aller saisir la réalité ;
puis il se ramène en soi, après l'avoir saisie. La science,
c'est ce mouvement de retour, de régression; après
l'avoir accompli (si jamais il peut l'être entièrement), l'es-
prit s'arrêterait satisfait : c'est dans la possession après
138 l'évolution de la science
l'accaparement, dans le repos après la marche, dans le
triomphe après la lutte qu'il se complaît.
L'idéal, pour lui, serait d'arriver à une pensée
affranchie de toute image, indépendante de toute re-
présentation : telle est la pensée de l'Esprit absolu, du
Dieu d'Aristote qui est la pensée de la pensée. Mais la
pensée pure, dégagée de toute donnée sensible ou
concrète, n'est pas accessible à l'entendement humain ;
sa pensée, à lui, est nécessairement relative, nécessai-
rement imagée; tout ce qu'il connaît tombe sous la loi
de la connaissance, et pour lui l'abstrait même revêt
une forme. Vainement donc il tente de se soustraire à
la nécessité qui pèse sur lui : tout ce qu'il peut faire,
c'est d'atténuer, de rendre moins concrètes, d'intellec-
tualiser pour ainsi dire, les images de la sensation, d'y
substituer d'autres images moins sensibles, à celles-ci
de moins sensibles encore, de même que, pour faciliter
les échanges dans le commerce, on a substitué aux
marchandises une monnaie de billon, d'argent, d'or, et
à cette monnaie encore une monnaie de papier : il a
suffi, pour cela, de certaines conventions. L'esprit a, en
effet, lui aussi, sa monnaie de convention, c'est-à-dire
ses images réfléchies et scientifiques : tout son travail
de la science consiste à substituer à la représentation
spontanée qui accompagne le travail inconscient de la
perception d'autres représentations toutes convention-
nelles qui se remplacent suivant un ordre constant;
car ce travail ne s'est pas fait au hasard ; l'évolution de
la science n'est point accidentelle ; elle n'est pas due,
non plus, à une fatalité dont on ne saurait rendre
compte ou à un caprice de l'esprit humain qu'on ne
NÉCESSITÉ DE LA SCIENCE ET DE SON ÉVOLUTION 139
pourrait expliquer : elle est, au contraire, le résultat de
nécessités inéluctables. Nous verrons, en effet, qu'une
certaine marche est imposée à l'entendement dans la
voie où il s'engage, et que, d'autre part, il est fatale-
ment amené à s'engager dans cette voie.
Par l'acte ordonnateur ou créateur de la perception,
la pensée s'est enrichie : en multipliant l'être, en se
multipliant elle-même dans les choses, elle s'est cons-
titué une matière inépuisable, l'univers ; attendu que
tout est par elle et en elle, elle est elle-même immense
comme cet univers: ainsi que son objet et avec lui, elle
va se déroulant et se développant dans ces infinis du
temps et de l'espace que remplit une réalité indépen-
dante, vivante, harmonieuse; cette réalité, qui est son
œuvre, mais qui désormais s'oppose à elle, est si vaste
même que, pour la posséder, l'intelligence doit, remon-
tant les séries des instants et poursuivant l'accumula-
tion des étendues, «se lasser plutôt de concevoir que la
nature de fournir » : tant il l'a faite puissante et féconde!
Mais au prix de quels sacrifices ces richesses ont-elles
été acquises ! Semblable à ces hommes qui se donnent
corps et âme à une œuvre qu'ils rendent, il est vrai,
chaque jour plus étendue et plus prospère, mais sans
compter ni l'or qu'ils donnent ni leurs temps qu'ils
prodiguent ni leurs forces qu'ils épuissent, l'esprit s'est
amoindri au profit de l'univers : l'acte de la perception
est un affaiblissement et comme une déchéance ; car
l'esprit, nous l'avons dit, est devenu une conscience,
un sujet, abdiquant son infinitude originelle afin que
de forme il devînt réalité.
140 l'évolution de la science
Nous n'avons pas à nous demander quelle transfor-
mation a subie son essence, sa volonté pure, quand,
dans cette évolution, il a soumis ses décisions à la loi
du temps et ses actions à celle de l'espace; pour rester
dans les bornes de notre sujet, nous nous contenterons
d'étudier comment s'est changée sa forme, et quels
caractères ont revêtus ses connaissances en Rappli-
quant soit à l'univers soit au sujet lui-même.
La loi première de l'esprit, qui est celle de la non-
contradiction, s'est modifiée et comme développée,
sous peine de ne pouvoir s'appliquer à une matière et
à une certaine matière ; cette matière, en effet, qui se
présentait informe et à l'état de simple puissance, a
dû, pour devenir réelle et passible d'une organisation,
être élaborée par l'imagination qui l'a faite qualita-
tive et multiple : comment donc la loi de l'esprit,
la loi de non-contradiction, aurait-elle pu convenir à
cette réalité qualitative et multiple, si elle était restée
l'expression négative de la simple identité et de l'unité
absolue? L'impossibilité logique de se contredire venait
comme se heurter à la nécessité de le faire : la con-
tradiction répugnait à l'esprit, et pourtant s'imposait à
lui au contact de la matière contradictoire qu'il voulait
embrasser. — Aussi l'absolue non-contradiction se
change-t-elle en une non-contradiction relative pour
s'étendre de l'entendement à la réalité, et devenir, en s'ob-
jectivant, une réceptivité des choses: la correction appor-
tée par Aristote au principe de Parménide n'est pas
seulement, à nos yeux, un changement de formule ; ce
n'estpas non plus simplement le résumé du progrès d'une
doctrine positive sur une doctrine qui devait être néces-
NÉCESSITÉ DE LA SCIENCE ET DE SON ÉVOLUTION 141
sairement négative dans son application à l'objet;
c'est surtout l'exacte expression d'un devenir de l'Es-
prit, celle du changement qu'il subit sous le coup de
la nécessité logique, dans son effort pour constituer
une réalité distincte : car, répandue dans le temps et
dans l'espace, la multiplicité cesse d'être contradic-
toire; l'être peut revêtir des représentations différentes
à des moments différents sans que l'une soit la néga-
tion de l'autre; loin de s'exclure, les images peuvent se
combiner entre elles ; des sensations diverses et qui
seraient contradictoires — ou plutôt ne seraient pas
— dans l'absolu, se succèdent, se remplacent, s'asso-
cient, si elles sont rapportées à des moments et à des
étendues différentes: le temps et l'espace, en les isolant
les unes des autres, permettent à l'entendement de les
embrasser toutes sans contradiction. — Assurément
cette transformation a été un progrès, en ce sens que
la forme primitive de l'entendement peut désormais
s'appliquer à un objet sans que la pensée se détruise
elle-même; mais il n'en est pas moins vrai que cette
forme ne réalise plus cette unité absolue qu'elle était
dans le principe, incompatible avec toute multiplicité
qualitative; ce n'est plus qu'une non-contradiction re-
lative aux instants et aux étendues qui peut embrasser
le contradictoire sous l'apparence du dissemblable.
Voilà pour la forme de la connaissance. — Consi-
dérons maintenant ce qu'est la connaissance elle-même,
en tant qu'elle s'applique à l'objet. L'univers a été
ordonné dans les immenses cadres du temps et de
l'espace suivant des lois qui lui ont donné sa logicitê
et sa stabilité, et il compose, dans sa totalité, un magni-
142 l'évolution de la science
fique et grandiose objet de connaissance; mais l'enten-
dement n'embrasse pas d'un seul regard toute cette
réalité : la pensée ayant été comme fragmentée en des
pensées aussi innombrables que les instants et les
étendues, il est condamné à une lente et pénible ac-
quisition, sans espoir d'arriver à la possession de
l'ensemble; car ces pensées se présentent en succession;
sans doute elles se tiennent étroitement et s'engendrent
les unes les autres; mais, d'une part, les différentes
séries se croisent et s'entremêlent; d'autre part, les
liens entre les sensations n'étant pas aisément connus,
celles-ci paraissent isolées. Puis, à chaque moment,
l'entendement est oublieux du passé, et, s'il peut re-
monterd'un instant à un autre, d'un effet à une cause,
ses efforts se multiplient sans qu'il puisse arrêter et
comme fixer cet univers fugitif qui recule devant sa
poursuite; — qu'il se tourne vers cet autre infini du
temps, l'avenir, et il sent en lui la même impuissance:
si fécondes que soient ses facultés de prévision, plus
il avance, plus vaste s'offre à lui l'immensité qu'il lui
reste à parcourir. Avec la multiplicité sans fin, l'inter-
minable déroulement de ces longues chaînes lui pré-
sente l'incessante mobilité : ce qui a paru s'efface, ce
qui est né meurt, et c'est à peine si le présent est sorti
de l'avenir que déjà il est tombé dans le passé. Le pré-
sent donc lui échappe aussi au moment même où il
croit le tenir, et supposons que, par impossible, il
l'appréhende, le fixe comme un peintre fixe une scène
sur une toile, et qu'il lui donne par ce moyen un
semblant d'éternité, ses idées, ainsi réduites au pré-
sent, n'offriraient-elles pas encore le même défaut que
NÉCESSITÉ DE LA SCIENCE ET t)E SON ÉVOLUTION 143
dans le temps entier? même ramassées en un seul
instant, et soustraites à la loi de la durée, ne seraient-
elles pas encore éparses dans l'immensité de l'espace?
et si, comme séduit par cette unité harmonieuse que
les choses semblent alors présenter, l'entendement
espère en embrasser la systématique cohésion, ne va-
t-il pas encore s'épuiser à les poursuivre d'étendue en
étendue sans pouvoir atteindre à des limites qui ne
sont pas ? — Ainsi la pensée, qui aurait dû être, dans
l'acte parfait de la perception, comme une construction
superbe et sublime, comme un tout achevé, n'est,
parce qu'elle est soumise aux lois du temps et de l'espace,
qu'un amoncellement de matériaux dont les uns sont
systématiquement ordonnés, tandis que les autres sont
encore pêle-mêle et dispersés au hasard des sensations;
elle est comme ces édifices que l'audace humaine en-
treprend et laisse toujours inachevés : ce n'est qu'un
perpétuel devenir.
Ainsi, la réalité échappe, en somme, au sujet, — du
moins dans sa totalité ; mais, — conséquence plus
grave encore et non moins fatale, — il s'échappe à lui-
même : en effet, quel que soit son objet, la pensée ne
peut s'exercer que suivant ses lois, et la réflexion sur soi
n'est pas plus affranchie que la perception de l'univers
de certaine condition générale de la connaissance ; en
tant qu'il connaît, il est sujet de la connaissance, et, par
suite, soumis à la catégorie du temps; d'autre part, il
est aussi l'objet de sa connaissance, et, comme tel, il
se retrouve encore lié par cette même loi du temps, de
sorte que si, comme pensée, il pouvait se soustraire à
cette forme, il ne pourrait s'y dérober comme matière
144 l'évolution de la science
de pensée. De là ces conséquences nécessaires : l'être
véritable, — qui précisément n'est pas soumis à la loi
du temps, — demeure caché, insaisissable ; en faisant
les choses semblables à lui, l'esprit est devenu lui-
même quelque peu semblable aux choses : il est un
individu, et, par suite, soumis, lui aussi, à un devenir;
son unité, si elle est entière et parfaite à chaque ins-
tant, ne s'exprime plus du moins dans le temps que
par la durée, par l'identité : le sujet se perçoit épars et
fragmenté dans la série linéaire de la conscience qu'il
remonte et redescend incessamment entre des limites
étroites, incapable, d'une part, de saisir autre chose
que des parcelles de lui-même, et, d'autre part, de
rassembler toutes ces parcelles comme en un faisceau,
soit parce qu'un grand nombre lui demeurent inconnues,
soit parce qu'il y a toujours un passé qui lui manque et
un avenir qu'il ignore.
En résumé, qu'elle s'applique au sujet ou à l'objet,
la sensation ne peut, pour le moins, échapper à un
double défaut ; elle manque d'étendue et d'unité :
d'étendue, puisque la conscience, forme générale de
toute connaisance, est bornée au présent, et, dans le
présent, à un atome de réalité ; — d'unité, puisque la
pensée ne saisit que successivement et n'embrasse
pas dans leur totalité les phénomènes qui constituent
l'univers : le temps et l'espace, qui rendent possible la
sensation, mais dont l'indéfini n'est qu'une inexacte
traduction, qu'un symbole imparfait, de Tinfinilude
originelle de l'Esprit, sont, en même temps que des
conditions de la pensée distincte, des entraves pour
elle.
NÉCESSITÉ DE LA SCIENCE ET DE SON ÉVOLUTION 14&
Par suite s'impose à l'entendement la nécessité de
s'en affranchir, ou, tout au moins, de faire effort pour
s'y soustraire. De même que l'homme, en entrant dans
la société de ses semblables, abdique une partie de ses
droits naturels, de sa liberté illimitée, puis, quand il y a
pris sa place, travaille à recouvrer peu à peu, lambeaux
par lambeaux, cette liberté momentanément abandonnée
sous le coup d'une nécessité pratique, de même, l'Esprit,
en constituant le monde, renonce à quelque chose de
sa perfection, mais engage ensuite une lutte pour
l'abrogation des lois auxquelles il s'est spontanément
assujetti. Après avoir créé le temps et l'espace, il lui
faut les détruire ; après s'être, pour ainsi dire, éloigné
de sa forme primitive, pour saisir ou engendrer les
choses, il n'aspire qu'à y faire retour, comme ces
émigrants qui vont chercher fortune en des régions
lointaines, mais ne songent qu'à revenir dans leur
pays natal, pour y jouir d'un repos et d'un bien-être
gagnés dans les souffrances de l'exil.
L'esprit, lui aussi, a fait fortune ; mais il lui faut revenir
sur ses pas; or va-t-il, pour retourner à son principe,
rejeter le monde comme vil et étranger à lui ? Il n'au-
rait donc systématiquement ordonné ses sensations,
créé une matière distincte et logique de pensée, en-
, gendre l'univers et répandu à profusion l'être et la vie,
que pour abîmer tout dans le néant et revenir à lui
mécontent de son inféconde fantaisie? — Et, quand il
voudrait renoncer à la possession de la réalité, le
pourrait-il? n'a-t-il pas lié son existence à celle de l'objet?
Certes, il n'est plus l'Esprit pur, il est l'entendement
avec ses formes, avec ses nécessités: en ordonnant les
10
146 l'évolution de la science
choses suivant les lois du temps et de l'espace, il s'est
condamné à penser les choses, et suivant ces mômes
lois; il est engagé lui-même dans une évolution : ce
qu'il a produit, lois et matière que régissent ces lois,
il le subit; il n'entre en acte qu'avec la réalité et par
elle, et ne peut pas plus s'en séparer qu'un triangle de
ses angles ou de ses côtés.
Ainsi une double nécessité contradictoire pèse sur
lui : celle de s'affranchir du temps et de l'espace, et
celle de penser les choses qui sont dans le temps et
dans l'espace. De là la science. La science, en effet,
n'est pas la simple fantaisie d'un entendement à qui il
plairait d'avoir une double représentation de l'univers:
c'est une nécessité logique, c'est le double effort secret
de l'esprit pour revenir à sa loi primitive, à la non-
contradiction pure, et y ramener la réalité qui, hors
du temps et de l'espace, est, de son essence, contradic-
toire : c'est ce travail d'assimilation des choses à sa
forme et d'affranchissement tout à la fois qui fera
l'objet de l'étude qui suit.
Dans ce qui précède nous avons vu l'Esprit
spontané modifier sa logique originelle pour l'éten-
dre à la réalité; nous allons voir maintenant l'en-
tendement réfléchi s'imposer pour ainsi dire des
sacrifices relatifs à la réalité pour revenir à sa logique
originelle. Nous le verrons, subissant une évolution
nouvelle sous le coup de cette double nécessité que
nous avons constatée, s'efforcer d'abord, dans un
premier moment de la science, d'échapper tout à la
fois à la loi du temps et à celle de l'espace par une
NÉCESSITÉ DE LA SCIENCE ET DE SON ÉVOLUTION 147
interprétation des choses au moyen de la substance,
— puis, cette tentative étant vaine, se soustraire au
moins à la loi du temps et saisir les relations dans
l'espace, l'espace étant le réceptacle et le contenant de
la réalité, — enfin, dans un nouveau progrès, se dérober
à celle de l'espace et traduire les choses en fonction
du temps qu'il dépouille même de son apparente infi-
nitude en le réduisant à n'être plus la loi de l'objet,
mais seulement celle de la pensée et de ses symboles (1).
— En conséquence, la science passe nécessairement
par trois périodes : elle est d'abord la recherche de la
substance; — puis elle repose sur la loi de finalité, qui
est, — nous l'avons dit, — l'expression de la logicité
des choses dans l'espace; — elle finit par êtremécaniste,
la loi de causalité étant l'expression de leur logicité
dans le temps; ce travail, d'une part, amène graduelle-
ment la pensée à ne s'exercer plus que suivant la loi
de non-contradiction, et, d'autre part, chacune de ces
interprétations réalise un progrès sur la précédente en
ce sens qu'elle est plus propre à exprimer plus exacte-
ment et plus complètement la réalité.
Nous verrons aussi que ce travail est un travail
d'analyse, et que cette analyse se poursuit de plus en
plus parfaite et de plus en plus élémentaire à chacune
des périodes, dont la première prépare la deuxième et
celle-ci l'analyse dernière et définitive; l'entendement
réfléchi saisit d'abord l'unité dans la substance, puis
une certaine multiplicité dans les qualités ou proprié-
(1) La réduction des choses à la forme mathématique les
soustrait à la loi du temps ; mais la numération suppose
encore le temps.
148 NÉCESSITE D'UNE ÉVOLUTION
tés générales, et une multiplicité plus grande encore
et presque infinie dans les phénomènes et les éléments
qui les composent : la subslantialité est un principe
de synthèse supérieur à l'espace, et l'espace au temps
qui est comme une ligne sans épaisseur où se dérou-
lent en succession les atomes de la réalité.
II
NÉCESSITÉ D'UNE ÉVOLUTION DANS LA CONCEPTION
DE LA MÉTHODE DE LA SCIENCE
C'est par cette nécessité d'ordre purement logique
que nous allons commencer, et nous constaterons que
les étapes successives de l'évolution de la science cor-
respondent à des progrès successifs dans la méthode.
La conséquence immédiate de l'obligation où est
l'entendement de revenir à la forme originelle de la
pensée sans renoncer à la possession de l'univers, est
qu'il se trouve comme en présence d'une double con-
naissance : l'une est réelle, achevée ; c'est la perception;
l'autre est idéale et seulement possible : c'est la science ;
l'une, qui est acquise, embrasse les images spontanées
groupées systématiquement dans le temps et dans l'es-
pace: elle est concrète; — l'autre, qui est à acquérir,
doit être indépendante de toute représentation dans le
temps et dans l'espace, c'est-à-dire abstraite; — l'une
est présente comme un fait, l'autre s'impose comme
une nécessité logique.
En même temps, une autre opposition résulte de la
création de la catégorie de substance, celle des phéno-
DANS LA CONCEPTION DE LA MÉTHODE 149
mènes sensibles et du principe non percevable des
phénomènes, de ce qui passe et de ce qui demeure,
des apparences et de la réalité cachée, du devenir
multiple et changeant et de la substance une et stable.
La substance, qui est l'inconnu, l'insaisissable pour les
sens, se présente donc comme l'objet de la science,
par opposition à l'apparence, objet de la perception :
les choses étant dépouillées de ce qui est sensible,
reste la substance.
Le problème de la science doit donc se poser à
l'origine comme la détermination de la substance qui
est l'expression de l'unité et de la stabilité, en même
temps que la condition des phénomènes et le support
des apparences. Or, la méthode dépend de l'objet : ce
ne peut être ni l'intuition et la simple observation des
choses, puisque la science se donne comme l'opposé de
l'intuition et que la substance est précisément conçue
comme échappant à toute observation, — ni la méthode
purement rationnelle, puisqu'il s'agit de la connaissance
de la réalité, et que, d'ailleurs, au début de la science,
en ce temps de représentation spontanée, il est difficile
de ne pas se figurer la substance elle-même avec des
qualités sensibles. Sans doute, les deux méthodes ont
été, en fait, pratiquées, l'une plus spécialement par les
physiciens de Milet, l'autre par les Eléates et les
Pythagoriciens; mais ni l'une ni l'autre ne l'a été ex-
clusivement ; l'observation et le raisonnement fournis-
saient les hypothèses : la vérification de ces hypothèses
se faisait par la comparaison de la substance supposée
avec les apparences que les choses présentaient; la
seule méthode employée durant la période substantia-
150 NÉCESSITÉ D'UNE ÉVOLUTION
liste (l'histoire en fait foi), la seule qui fût possible,
était la méthode analogique : de ressemblances appa-
rentes et plus ou moins lointaines on concluait à des
ressemblances d'essence et de nature ; celle des sub-
stances qui présentait les analogies les plus frappantes
avec le plus grand nombre de choses était tenue pour
la substance universelle.
Quand, ensuite, après des recherches stériles, on
renonça au problème insoluble et vain de la substance,
on ne renonça point, pour cela, à la méthode employée
ni surtout aux résultats positifs obtenus par elle; seu-
lement, ces résultats furent recherchés pour eux-mêmes,
et ce qui n'était d'abord qu'un moyen devint le but de
l'investigation scientifique. Dans la comparaison des
êtres entre eux, qui devait conduire à la connaissance
de l'être caché sous les phénomènes, dans cet effort
pour saisir la substance hors du temps et de l'espace,
on avait dû faire abstraction des conditions phénomé-
nales de temps et de lieu, des déterminations de durée
et d'étendue : le semblable avait été rapproché du
semblable, dégagé des associations dans lesquelles il
entrait, — et ainsi avait été entreprise, d'abord comme
un moyen d'arriver à la substance, puis insensiblement
pour elle-même, l'étude de l'essentiel, de l'attribut, de
la manière d'être générale, de la qualité : la méthode
analogique, qui ne pouvait mener à la découverte de
la substance, avait d'elle-même conduit à une nouvelle
conception de la science. — Dès lors, on dégagea les
similitudes sans prétendre connaître autre chose
que les similitudes et les relations qu'on en pou-
vait conclure : la comparaison amena naturellement
DANS LA CONCEPTION DE LA MÉTHODE 15l
à la répartition en espèces et en genres, à la classi-
fication (1).
La classification n'est elle-même que provisoire : elle
suppose, d'ailleurs, un autre procédé. En effet, elle
consiste en une résolution de formes complexes en des
formes de plus en plus simples; or cette résolution
n'est possible que par l'analyse préalable des objets et
des êtres où se rencontrent ces formes, et elle est
d'autant plus parfaite et plus exacte que cette analyse
est elle-même plus exacte et plus parfaite. Jusqu'où
doit-on pousser cette analyse? On peut sans doute, dans
le principe, se contenter d'une décomposition qualita-
tive superficielle, si l'on ne poursuit que la recherche
de types de convention; mais, s'il faut connaître les es-
pèces et les genres véritables,naturels, c'est-à-dire s'il faut
reproduire dans la représentation scientifique les lois
générales de la représentation spontanée, une simple
inspection de la surface ne suffit plus; il faut une analyse
systématique de l'être, et non pas seulement en ses
propriétés générales, mais encore en ses états et ma-
(1) M. Egger, dans un travail récemment publié (Revue in-
ternationale de l'Enseignement, n° du 15 août 1890), soutient
cette thèse que les anciens n'eurent pas l'idée d'expérimenter
et que c'est pour cette raison qu'ils n'ont pas compris la
science.
Or, il nous semble que la méthode employée dans la science
dépend de la conception qu'on se fait de la science, et non la
conception qu'on s'en fait de la méthode, — le moyen de la
fin, non la fin du moyen. Les anciens ne concevant pas la
science à notre façon, c'est-à-dire ne lui assignant pas comme
objet les phénomènes, ne pouvaient avoir l'idée de l'expéri-
mentation qui est le mode de connaissance des phénomènes ;
ils ont poursuivi la recherche de la substance ou de la qualité :
leurs méthodes ont donc été et devaient être l'observation et
l'analogie.
152 NÉCESSITÉ D'UNE ÉVOLUTION
nières d'être ; car les propriétés générales ne se présen-
tent pas réalisées comme propriétés générales; elles le
sont dans les différents états des individus ou dans les
phénomènes qui affectent les objets; l'analyse élémen-
taire des états et des phénomènes s'impose, par consé-
quent, comme la condition de la connaissance appro-
fondie et scientifique de la qualité. Ainsi, de même que
nous avons vu la méthode analogique conduire insensi-
blement à la classification, et la détermination des
natures ou substances communes à celle des propriétés
et des genres, de même on doit passer nécessairement
de la classification à l'expérimentation et à l'analyse, et
de la connaissance des propriétés à celle des éléments.
Cette recherche des éléments, d'abord pratiquée pour
arriver à un plus juste discernement des propriétés
communes et à une plus parfaite classification, est prise
ensuite pour l'objet même de la science, et, dès lors, la
discrimination qualitative devient une analyse élémen-
taire quantitative.
L'entendement poursuit son investigation jusqu'à
l'élément : il est bien évident qu'il ne peut aller au-delà.
Par conséquent, trois interprétations des choses, trois
conceptions de la science, s'imposent, et seules elles
sont possibles, parce qu'il n'y a pas d'autre objet de
connaissance que la substance, la qualité et l'élément.
De plus, une nécessité d'ordre logique impose à la
science une évolution : la première période prépare la
suivante et celle-ci la troisième; c'est pour atteindre à
la substance qu'on étudie et compare les qualités;
c'est pour connaître les qualités qu'on pénètre jusqu'à
l'élément; l'entendement s'efforce d'abord d'embrasser
DANS LA CONCEPTION DE LA MÉTHODE 153
l'ensemble, puis, dans l'ensemble, la fonction de chaque
système, et finalement, dans chaque système, la fonction
de chaque élément. A chaque phase un progrès se
réalise : c'est d'abord l'unité substantielle dont on
poursuit la recherche, puis la multiplicité qualitative
et enfin la multiplicité quantitative; l'analyse élémen-
taire suppose la dissociation préalable des individus en
leurs qualités, et cette dissociation des individus leur
distinction dans la réalité totale.
On comprendra mieux encore la nécessité de cette
analyse progressive, qui ne s'arrête qu'à l'atome, à
l'inextensif (lequel ne peut être analysé lui-même), la
nécessité des degrés qu'elle comporte et de l'évolution
qu'elle suit, quand nous aurons rappelé brièvement
comment se forme la perception et comment l'esprit
spontané a passé de la sensation élémentaire, infiniment
multiple, indistincte et inconsciente, à la constitution
des individus. Nous avons dit que l'esprit, en présence
de sensations innombrables et contradictoires dont
l'homogénéité ne constitue qu'une possibilité et ne
saurait produire un état de conscience, confond cer-
taines d'entre elles en une unité qualitative, en une
seule représentation extensive, puis que telle ou telle
de ces représentations est, par un travail ultérieur,
unie, associée à d'autres, non pas similaires et de
même ordre, mais pour ainsi dire harmoniques et
sympathiques, de manière à en composer un système
de pensée unique, un individu; nous avons, en d'autres
termes, distingué dans la perception trois périodes,
celle des sensations élémentaires et indistinctes hors
du temps et de l'espace, celle de leur unification en.
154 ÉVOLUTION DANS LA CONCEPTION DE L'OBJET
des représentations qualitatives dans le temps et dans
l'espace, celle enfin du groupement de ces sensations
extensives soit en individualités multiples, soit en un
tout unique. Nous devons donc retrouver dans la
science ces trois périodes; car, si le travail de l'enten-
dement réfléchi n'est pas arbitraire, il doit se faire en
sens inverse du travail de la pensée ordonnatrice des
choses et les différentes phases de la synthèse spon-
tanée doivent se retrouver dans l'analyse méthodique.
En conséquence, après que le tout n'a pu être embrassé
dans une pensée unique sous la forme de la substance,
après que les individus ont été dissociés en leurs qua-
lités essentielles, l'analyse doit se poursuivre jusqu'aux
éléments, jusqu'aux atomes, équivalents et symboles des
sensations élémentaires, — simples et irréductibles
comme elles, — comme elles insaisissables à la pensée,
et comme elles enfin inextensifs et étrangers à la durée,
parce qu'ils sont, comme elles encore, par delà le
temps et l'espace.
III
NÉCESSITÉ D'UNE ÉVOLUTION DANS LA CONCEPTION
DE L'OBJET DE LA SCIENCE
Cette marche que suit fatalement l'analyse, des
nécessités d'un ordre supérieur l'imposent à l'enten-
dement et à la science : nous avons vu, en effet, que
la science, c'est l'effort de l'entendement pour sous-
traire sa pensée et l'univers aux lois du temps et de
l'espace. Or, c'est en vain qu'il veut s'en affranchir
tout-à-fait; en tous cas, ce n'est pas par un premier coup
INTERPRÉTATION SUBSTANTIALISTE 155
d'audace, pour ainsi dire, qu'il recouvre son indépen-
dance ; il doit y travailler patiemment, la préparer de
longue main, l'obtenir peu à peu et comme par lam-
beaux : tel qu'un prisonnier qui aurait d'abord été en-
chaîné dans un cachot, qui obtiendrait ensuite comme
adoucissement à son sort d'être enfermé dans une prison
ensoleillée, et qui finirait par n'être plus que prisonnier
sur parole dans une place forte, il se débarrasse peu à
peu de ses entraves, mais sans pourtant parvenir à la
liberté absolue.
Du moment en effet que l'entendement est engagé
dans la même évolution que l'univers, le temps et l'es-
pace demeurent ses lois; mais ce sont des lois sem-
blables à ces règles flexibles qui se plient aux con-
tours des choses, ou encore à ces substances élastiques
qui peuvent se détendre presque indéfiniment ; aussi
l'entendement crée-t-il des représentations qui, si elles
impliquent encore les formes du temps et de l'espace,
valent du moins pour tous les espaces et pour tous les
temps et renferment comme un double infini en
puissance.
1° INTERPRÉTATION SUBSTANTIALISTE
Certes, on ne s'est pas élevé d'emblée à la connaissance
de ces représentations; dans les premières époques, la
science se confondit soit avec la sensation soit avec la
religion; son premier langage fut la poésie: c'était la
traduction pure et simple des impressions telles qu'elles
étaient ressenties dans ces temps de représentation
spontanée des choses: les personnifications et les divi-
nisations y abondent; l'harmonie, l'ordre, la beauté,
156 ÉVOLUTION DANS LA CONCEPTION DE L'OBJET
de l'univers sensible, y sont exprimés avec cette naïveté
que les enfants apportent dans leurs premières contem-
plations d'un beau ciel resplendissant d'étoiles; la nature
tout entière est animée, peuplée d'êtres semblables à
l'homme ou plus puissants que lui: un arbre est un
satyre, une flaque d'eau est une naïade ; la personne
a été comme le premier symbole des choses; si, de nos
jours, on ne retrouve plus chez les poètes cette fraicheur
des impressions, si la terre est dépeuplée et les cieux
déserts, c'est qu'à notre esprit plus mûr il faut des
interprétations moins primesautières des choses et qu'à
l'expression enfantine de l'univers nous avons substitué
un langage moins imagé: la littérature et la poésie ont
ressenti comme le contre-coup des progrès de la science
et de la réflexion de la pensée.
Puis, quand l'œuvre de la création, de l'organisation
logique des sensations, est achevée, l'entendement sent
peser sur lui la double nécessité de penser indépendam-
ment du temps et de l'espace sans renoncer à la posses-
sion de l'univers. Or, précisément, même dans l'œuvre
de la perception spontanée, il se présente quelque
chose qui tout à la fois semble être la totalité de l'uni-
vers et échapper pourtant aux lois du temps et de l'es-
pace: c'est la substance, expression objective de l'unité
et de la stabilité de l'esprit; l'interprétation substan-
tialiste des choses doit donc se présenter tout d'abord
à l'entendement réfléchi comme la science, puisqu'elle
en remplit si bien les conditions.
En effet, la position de la catégorie de substance
crée l'opposition des phénomènes ou des qualités et
de la substance; or, tandis que les phénomènes ou
INTERPRÉTATION SUBSTANTIALISTE 157
qualités sont fatalement rapportés à des étendues et
à des durées, la substance, au contraire, qui, précisé-
ment, est imaginée par l'esprit pour assurer leur per-
sistance dans le temps et dans l'espace, apparaît elle-
même comme affranchie des conditions du temps et
de l'espace ; qu'on ne nous objecte pas que le vulgaire
prétend qu'elle est, elle aussi, objet, de perception et
qu'il lui assigne une durée et une étendue : on prou-
verait seulement par là que le vulgaire est idéaliste
sans le savoir ou qu'il interprète mal les données de
sa connaissance spontanée; car il est certain que sou-
mettre la substance à ces lois de la pensée, c'est la dé-
truire, c'est la nier : condition de la durée des qua-
lités, elle ne peut elle-même ni être une qualité, c'est-
à-dire quelque chose d'étendu, ni avoir une durée. —
D'autre part, tandis que le phénomène ou la qualité,
c'est l'apparence multiple et variable, la substance, au
contraire, dont l'essence est de demeurer, est l'être
même, la vraie réalité immuable sous la multiplicité et
la variété. En effet, — et cela est en accord avec la loi
que nous avons posée dans notre étude de la percep-
tion et plus d'une fois vérifiée : le dernier apparu est
le plus apparent, — la substance, postérieure logique-
ment aux qualités et aux images, semble plus réelle
qu'elles; loin de paraître une création de l'esprit qui,
en objectivant sa propre immutabilité, l'exprime et la
symbolise dans ce support et ce lien de cohésion des
qualités, loin de paraître, en d'autres termes, imaginée
à l'occasion des qualités et pour elles, elle se pré-
sente comme leur donnant, à titre de cause ou d'es-
sence, leur existence éphémère; elle s'est substituée à
158 ÉVOLUTION DANS LA CONCEPTION DE L'OBJET
elles qui n'en sont plus que la manifestation exté-
rieure, la surface, et comme le vêtement. Par suite,
saisir la substance, c'est bien saisir l'être et l'objet tout
entier; que l'entendement pénètre donc, par delà les con-
ditions de la connaissance sensible, jusqu'à ce principe
caché qui constitue l'être de l'univers, stable et indépen-
dant de la sensation, et il possédera la science véritable,
celle de la réalité soustraite aux lois de la sensibilité.
Ainsi, dans son retour à sa forme originelle, l'enten-
dement réfléchi rencontre fatalement, tout d'abord,
l'interprétation substantialiste qui semble lui garantir
et la possession de la réalité et l'indépendance à l'égard
des lois du temps et de l'espace : sans compter que la
science ainsi entendue a de quoi la séduire ! Non
seulement elle est la connaissance de ce qui se dérobe
aux sens, de ce qui se présente comme l'inconnaissable,
— en quoi elle est un heureux complément à la per-
ception ; non seulement elle est la connaissance adé-
quate de l'être ; non seulement enfin, la pensée est
assurée d'avoir une matière stable, garantie de sa propre
stabilité; mais encore la science revêt nécessairement
et tout à la fois un double caractère d'ampleur et d'unité :
d'un côté, il n'est rien qui soit sans substance, et par
conséquent connaître la substance, c'est connaître le
tout ; d'un autre côté, la substance, multiple dans ses
manifestations ou ses effets, est une dans son essence
ou dans son acte, si bien qu'en elle l'entendement
saisit la source et le principe de la réalité; la science,
dès lors, n'est plus qu'une cosmogonie : l'entendement
réfléchi se fait créateur à l'instar de l'esprit spontané,
et, dans cet engendrement des choses au moyen de la
INTERPRÉTATION SUBSTANTIAL1STÈ 159
substance, nous retrouvons comme un souvenir et une
imitation de la genèse primitive de l'univers.
Vain espoir d'une pensée présomptueuse qui, vivant
au sein du relatif, tente de bondir dans l'absolu, —
ou peut-être d'une pensée inquiète et comme éperdue
qui cherche inconsciemment à se tromper elle-même
en donnant au relatif les apparences de l'absolu. Car
est-ce bien vraiment la réalité, est-ce bien l'univers,
que cet être caché sous les phénomènes, indifférent à
toutes les formes qu'il subit, qui peut être tout, mais
qui n'est rien, — simple canevas sans broderie, et
qui n'a pas d'autre attribut que la consistance ?
Singulière esthétique vraiment que la critique, non
des peintures et des procédés de l'art, mais des toiles ou
des bois que cachent les œuvres et des cadres qui les
portent ! Singulière science que celle d'une substance,
banal support , elle aussi, des chefs-d'œuvre de la
nature, substance sans détermination, informe! L'es-
prit, comme si le travail de la perception eût été vain,
se retrouverait donc simplement en présence d'un
possible, d'une masse inordonnée, d'un néant! Et,
quand, par cette prétendue science, il compte saisir la
réalité tout entière, il lâche vraiment la proie pour
l'ombre.
Il revient donc à lui dépossédé, les mains vides ! —
Mais peut-être nous faisons-nous une idée imparfaite
et incomplète de cette substance qui n'est pas seule-
ment le lien d'inhérence des phénomènes, mais qui
est conçue comme les engendrant dans l'espace aux
différents moments de la durée : l'entendement, par
suite, posséderait éminemment la réalité, puisqu'il la
160 ÉVOLUTION DANS LA CONCEPTION DE L'OBJET
posséderait dans sa source. Pure illusion! car cette
puissance causatrice qu'on attribue à la substance
est-elle intelligible? On comprend certes que l'esprit
créateur du temps et de l'espace puisse du même
coup engendrer ou ordonner les choses dans le temps
et dans l'espace; mais si le temps et l'espace sont des
réceptacles sans nul rapport avec la substance, com-
ment imaginer que la substance peuple le temps et
l'espace de qualités et de phénomènes? — D'ailleurs,
qui ne voit que cette puissance génératrice, ainsi
attribuée à la substance, n'est autre que celle de
l'esprit lui-même, qui, remis en contact avec un indé-
terminé, en tirera un nouvel univers, comme le peintre
crée un nouveau chef-d'œuvre chaque fois qu'il met
dans une toile quelque chose de son génie? Cette
substance sans l'esprit n'engendrerait pas plus que la
toile sans l'artiste : la véritable cosmogonie ne peut
être qu'œuvre de perception et non de science, et
l'esprit qui ne garderait de la perception qu'une sub-
stance causatrice, serait semblable au peintre qui grat-
terait un chef-d'œuvre pour avoir une toile.
Mais supposons même que la substance, tout en
demeurant hors du temps et de l'espace, engendre
vraiment les choses dans le temps et dans l'espace :
y aura-t-il profit pour l'entendement à créer la science
de la substance ? — De deux hypothèses l'une : ou bien,
en même temps que la substance, les choses engendrées
seront l'objet de la science, ou au contraire les effets
de la substance causatrice demeureront étrangers à la
pensée scientifique : dans la première hypothèse, les
choses engendrées dans le temps et dans l'espace sou-
INTERPRÉTATION SURSTANTIALISTE 161
mettront à ces lois la pensée qui, dès lors, ne sera plus
la science, mais la perception ; — dans la deuxième,
elles seront inconnues à l'entendement qui restera en
possession de la seule substance, c'est-à-dire d'une
causalité sans effets. Ainsi l'entendement se soumet
aux conditions de la sensation ou renonce à la réalité
phénoménale : le progrès est nul.
Et, du reste, quand bien môme la substance ne serait
pas considérée comme engendrant les phénomènes,
mais en elle-même, et non dans ses effets, du mo-
ment qu'elle serait objet de pensée, elle serait soumise
aux lois générales de l'intuition. En effet, comme nous
l'avons dit précédemment, l'entendement n'est plus
seulement régi par la loi de non-contradiction : il est
lié à un mode de connaissance plus complexe; de sorte
que, précisément, dans l'interprétation substantialisle
des choses, il s'exerce suivant la loi de l'espace sur un
objet qui en est indépendant : de là cette nécessité de
figurer la substance, de lui donner une représentation
concrète, c'est-à-dire d'en faire une matière de percep-
tion et non de science, nécessité à laquelle ont en vain
tenté d'échapper ceux qui, comme les Pythagoriciens
ou Empédocle, ont voulu imaginer une substance
abstraite ou immatérielle.
Le premier effort n'a donc pas abouti : comme un
homme qui risquerait des économies longuement
amassées dans une affaire dont le succès est impossible,
séduit par l'espoir de faire d'un seul coup une grosse
fortune, l'entendement humain sacrifiait la réalité,
l'œuvre de la perception, à la chimérique science de la
substance.
11
162 ÉVOLUTION DANS LA CONCEPTION DE L'OBJET
2° INTERPRÉTATION FINALISTE
Ses audacieuses entreprises étaient condamnées
d'avance, parla logique même des choses, à la stérilité :
toute incursion téméraire dans le domaine de l'absolu
est interdite à une pensée relative qui a son sort lié à
celui d'un objet dont les conditions d'existence sont
le temps etl'espace; ni cet objet ne peut devenir absolu
(ce qui impliquerait une contradiction), ni la pensée ne
peut rompre avec cet objet relatif sans devenir aussitôt
la non-pensée, et chaque fois que l'entendement a
tenté d'échapper aux lois qu'il s'est imposées, ce fut
pour les mieux sentir peser sur lui; car cet absolu qu'il
prétendait saisir ne pouvait se présenter à lui qu'avec
une forme étendue et sous la condition de la durée.
Il fallait donc en venir à des compromis avec l'expé-
rience, et le problémede la science qui, primitivement,
pouvait s'énoncer ainsi: échapper entièrement au temps
et à l'espace sans rien perdre de la réalité, se modifiait
et se simplifiait en ces termes : abandonner le moins
possible de la réalité en l'arrachant le plus possible aux
formes du temps et de l'espace. — De nos jours encore
c'est ainsi qu'il se pose; mais la solution que l'on
poursuit actuellement ne fut pas la première dans
laquelle on s'engagea
La deuxième période de la science est celle que
nous avons appelée qualitative ou finaliste, suivant
que nous en avons considéré l'objet ou le principe :
nous allons voir comment l'étude de la qualité s'im-
pose à l'entendement, sur quelle base repose la con-
ception nouvelle de la science, comment elle présente
Interprétation finaliste 163
les choses et l'univers, et pour quelles raisons enfin
elle doit, à son tour, céder le pas à une autre.
En même temps que la double impossibilité de
rendre l'objet absolu et d'avoir une pensée absolue
se rapportant à un objet relatif, l'entendement réflé-
chi constate ce fait que la vraie réalité, celle qui
s'offre à lui comme un objet, ce n'est pas la sub-
stance; ce sont, d'une part, les êtres juxtaposés dans
l'espace et qui se présentent comme des associations
de propriétés, et, d'autre part, les différents états par
lesquels ces êtres passent dans leur évolution à tra-
vers les moments du temps; ce sont, en d'autres
termes, les qualités et les phénomènes. En se propo-
sant pour matière de sa science la détermination de
la substance, l'entendement prend la condition de la
réalité pour la réalité même ; sans doute, au premier
regard, la qualité semble n'être que l'attribut de la
substance, et les phénomènes ses manifestations acci-
dentelles; mais, à la bien considérer, la substance
n'est, en somme, que le lien des phénomènes et l'ex-
pression ou la garantie de la durée de la qualité; elle
n'est donc, malgré son faux air de s'opposer à l'attri-
but, qu'un attribut elle-même, commun, il est vrai,
à toute qualité et absolument général, ce qui lui
donne sa trompeuse apparence.
Une fois dissipée cette illusion naturelle dont on
trouve l'explication dans les lois de la perception, c'est
la qualité, la propriété générale, qui s'offre à l'entende-
ment réfléchi comme l'objet de la science. En effet, les
phénomènes, avec leurs caractères de multiplicité et de
variabilité infinie, avec leur double figuration dans la
;
\C)\ ÉVOLUTION DANS LA CONCEPTION DE l/ORIET
durée et l'étendue, ne sont et ne peuvent être qu'objet
de perception; car ils sont comme la dispersion de la
qualité dans le temps et dans l'espace; — la qualité,
au contraire, expression de la puissance représentative
de l'esprit, est stable comme l'esprit lui-même; d'ail-
leurs, les phénomènes ne sont rien sans elle et ne sont
que par elle; elle est comme l'étoffe dans laquelle ils
sont découpés. Sans paraître avoir les défauts de la
substance, elle semble en présenter les avantages ; car,
si les êtres sont des combinaisons de propriétés ou
qualités générales, ils ne diffèrent entre eux que par la
combinaison des qualités, et nullement par les qualités
elles-mêmes qui sont communes à tous, ou peu s'en
faut; enfin la qualité s'étend à l'être entier et se confond
avec lui ; car rien n'est qui ne soit qualifié, et, par suite,
c'est embrasser la réalité entière que de posséder la
connaissance de la qualité. — Ainsi la conception
qualitative de la science satisfait au premier besoin
de l'esprit.
Du même coup, l'entendement pare, au moins jus-
qu'à un certain point, à cette autre nécessité de penser
indépendamment des lois du temps et de l'espace. En
effet, si les choses se déroulent suivant les lignes
parallèles indéfinies du temps, la réalité, quoiqu'elle
change d'aspect à tous les instants, est cependant tout
entière dans chacun des moments; car un moment
n'ajoute rien à ceux qui le précèdent, et ne fait que
présenter sous d'autres apparences extérieures la même
réalité et avec des combinaisons nouvelles les mêmes
qualités : à ce point de vue, l'évolution dans le temps
est un principe de variabilité et non d'accroissement.
INTERPRÉTATION FINALISTE 1G5
Par conséquent, sans qu'elle en soit amoindrie, la
réalité semble pouvoir être considérée par l'entende-
ment comme arrêtée et fixée en un point du temps qui
sera l'équivalent de tous les autres, à la condition que
l'entendement embrasse comme dans une vaste intui-
tion l'espace tout entier ou toute la qualité éparse dans
l'espace. En revanche (et c'est une conséquence de ce
que nous venons de dire), l'espace semble devoir
demeurer comme le réceptacle nécessaire de la réalité;
car la qualité est inconcevable sans l'espace, du moins
cette qualité qui fait l'objet de la science, dépourvue
à peu près totalement du caractère d'intensité qu'elle
revêt dans la conscience, objectivée, représentative, ex-
tensive. Et pourtant, il n'en est rien encore; le même
espace peut revêtir indifféremment telle ou telle qualité;
et, inversement, la même qualité peut être rapportée à
différentes étendues; elle peut être développée dans une
immensité, ou, au contraire, concentrée en un lieu
restreint, si bien que l'étendue n'apparaît pas comme
faisant partie inhérente de la qualité, mais plutôt
comme un accident qui, dans la qualité, détermine les
divers phénomènes. On pourrait même prétendre que
l'espace qui est rempli par la qualité n'est pas absolu-
ment le même que l'espace qui est rempli par les phé-
nomènes ; car, en tant qu'il est occupé par les phéno-
mènes, il nous apparaît comme une hétérogénéité, tandis
qu'il se présente avec une certaine homogénéité en tant
qu'il est occupé par la qualité, puisqu'aucune étendue
ne peut pour ainsi dire revendiquer une qualité comme
lui appartenant en propre. L'espace ne subsiste donc
dans les choses que comme une condition très gêné-
1G6 ÉVOLUTION DANS LA CONCEPTION DE L'OBJET
raie d'existence, condition à laquelle même l'entende-
ment peut soustraire son objet par un symbolisme
abstrait.
En résumé, la qualité n'est pas un devenir : elle a
la même stabilité que la puissance de l'esprit qui
la crée, et, par suite, elle est indépendante du temps.
D'autre part, si elle n'est pas en dehors de l'espace, elle
est du moins indifférente aux variations de lieux, et elle
est sans détermination d'étendue, c'est-à-dire, par
conséquent, soustraite aux différenciations qui résultent
de la position : elle peut être, comme telle, l'objet d'une
pensée générale, c'est-à-dire qui vaut pour tous les
temps et pour tous les lieux. Ainsi est remplie par
l'étude de la qualité la deuxième condition de la
science.
Nous avons déterminé l'objet dont la recherche s'est
substituée à celle de la substance ; quel doit être le
principe qui inspirera cette recherche ? — Les qualités
ont entre elles des relations apparentes ou réelles de
diverses sortes; elles ne sont pas seulement distinguées
suivant leurs différences ou confondues suivant leurs
ressemblances, comme le rouge est distingué du bleu
ou comme les mille nuances du rouge sont ramenées à
un type unique : le point de vue de ces différenciations
qualitatives serait celui de l'intensité, et, comme à ce
point de vue les qualités seraient absolument indépen-
dantes et se présenteraient comme des unités étrangères
les unes aux autres, la connaissance n'aurait ni l'indi-
vidualité et l'harmonie de la perception ni la systéma-
tisation et l'unité de la science : la comparaison et la
spécification ne sont que des moyens et non dos
INTERPRÉTATION FINALISTE 167
résultats. D'autre part, si ces qualités ayant un caractère
représentatif sont extensives, elles ne sont pourtant pas
simplement juxtaposées dans l'espace : car, outre que la
pensée continuerait à avoir pour condition la figuration
spatiale, elle n'aurait aucune unité, attendu que la
juxtaposition suppose et même engendre la multiplicité.
Il faut donc qu'un principe autre que la spécification et
la position préside à l'unification de la pensée et l'af-
franchisse dans la mesure du possible de la loi de dis-
persion dans l'espace. Or, nous l'avons vu dans nos pré-
cédentes études, les relations dans l'espace sont réglées
par la loi de finalité qui précisément a été imaginée
par l'esprit pour relier entre elles les étendues et pour
donner, sinon une véritable unité, du moins une harmo-
nie logique, aux sensations qui s'y présentent éparses;
cette loi donc, engendrée par l'esprit afin de parer au
double inconvénient de l'espace, la dispersion et l'illo-
gicité des sensations, sera nécessairement la loi des
relations des propriétés dans l'espace : si, en effet, les
propriétés ou qualités sont groupées de manière à pro-
duire une pensée unique, à réaliser une fin, si chaque
groupe n'est lui-même qu'un moyen par rapport à une
fin supérieure, l'entendement peut, par la connaissance
accumulée des moyens et des fins relatives ou suprêmes,
ordonner toute la réalité dans une seule représentation
qui ne sera pourtant pas la représentation sensible des
individus et de leurs relations. Cette deuxième période
de la science, que nous avons appelée qualitative quand
nous en avons considéré l'objet, peut être dite finaliste
si on en considère le principe.
Autant il nous a paru important de bien montrer
168 ÉVOLUTION DANS LA CONCEPTION DE L'OBJET
po'ir quelles raisons la recherche de la qualité s'est
nécessairement substituée à celle de la substance, et
aussi par suite de quelle nécessité logique l'étude de la
qualité doit reposer sur le principe de finalité, autant
nous croyons superflu de parler longuement de l'aspect
que la science présente dans ce moment de son déve-
loppement; car certaines sciences, et des plus connues,
n'en sont encore qu'à la période finaliste : le travail
par lequel elles se constituent et se forment est, avant
tout, un effort ou une série d'efforts de l'entendement
pour penser son objet hors du temps et de l'espace.
En effet, les êtres, qui se présentent dans la perception
comme des individus, c'est-à-dire comme des en-
sembles de propriétés, sont dépouillés tout d'abord de
celles de leurs qualités qui sont accidentelles, de celles,
par conséquent, qui résultent soit de leur évolution
dans le temps soit de leurs positions ou juxtapositions
dans l'espace; à la suite de cette élimination, il n'en
reste que ce qui est permanent dans le temps et cons-
tant dans l'espace, à savoir des combinaisons de pro-
priétés qui sont les mêmes chez un grand nombre
d'êtres et pour tous les temps : les individus ont été
changés en types. Puis les types, qui sont multiples
eux-mêmes, sont à leur tour ordonnés entre eux en
vue de l'unité, au moyen de nouvelles et systématiques
éliminations, et, quand des différences de complexité
sont constituées, les types les plus complexes apparais-
sent comme ayant leurs raisons dans de plus simpl -,
ceux-ci dans de plus simples encore, et ainsi jusqu'au
type suprême duquel, comme d'une sourie unique,
sortent tous les autres avec leurs extensions différentes
INTERPRÉTATION FINALISTE 169
semblables à des circonférences concentriques et pa-
rallèles qui sortent d'un seul centre avec des rayons
inégaux. Peu et peu et graduellement, la pensée se
rapproche de sa forme primitive en s'unifiant dans les
espèces et les genres qui, n'étant réalisés ni dans le
temps ni dans l'espace, sont des symboles et des imi-
tations de l'absolu.
La science de la qualité ainsi construite peut se
donner comme une et étendue, — comme une, puis-
qu'un genre unique embrasse tous les genres secon-
daires qui embrassent toutes les espèces qui envelop-
pent elles-mêmes tous les individus, — et comme
étendue, puisqu'aucun être n'échappe à cette univer-
selle subsomplion. Mais la multiplicité n'a été ramenée
à l'unité que par l'élimination du multiple, et, si la
science s'est étendue à tout, c'est que tout a été réduit
à rien : les individus sont contenus dans les espèces,
et les espèces dans les genres, à peu près comme des
louis d'or le sont, non pas même dans des lingots,
mais dans des assignats ; car la connaissance du genre
n'implique nullement celle des espèces, ni celle des
espèces, celle des individus; le genre n'est pas la rai-
son, mais seulement une des raisons de l'espèce;
encore n'en est-il que la raison idéale, formelle, et
comme conditionnelle, presque négative; ce n'est même
pas un possible comme un arpent de terre qui peut
être en partie champ de blé, en partie vignoble; c'est
plutôt une limite, et certes ce n'est pas connaître un
clos que d'en avoir aperçu les murs sans savoir quelle
en est la distribution, quels en sont les fruits, les agré-
ments. Par conséquent, la science qualitative ne s'élève
170 ÉVOLUTION DANS LA CONCEPTION DE L'OBJET
à l'unité et ne s'étend à toutes choses qu'en renonçant
de plus en plus au concret pour les abstractions vides,
et ce qu'elle arrive à posséder, en fin de compte, quand
elle a atteint à l'unité, ce n'est plus qu'une réalité
appauvrie, émaciée et réduite à néant.
Satisfait-elle mieux au besoin de penser indépen-
damment des lois de l'espace et du temps? — La
réalité est, il est vrai, soustraite à l'espace, mais
parcequ'elle est annihilée, ou, si l'on veut la maintenir,
comme Platon, on tombe dans d'inextricables diffi-
cultés et d'insolubles contradictions; l'entendement
est donc pris entre ces deux nécessités : il faut ou
qu'il pense hors de l'espace en prenant pour objet le
genre suprême, c'est-à-dire qu'il renonce à la pensée,
ou que du genre suprême il redescende à la sensation,
c'est-à-dire en revienne à penser dans l'espace. —
Même alternative au sujet du temps : supposons la
réalité prise en un moment donné, c'est-à-dire fixée et
rendue immobile ; cet arrêt des choses est en même
temps celui de la matière de la pensée, de la sensation
et de la conscience; on aboutit donc ou à une non-
conscience hors du temps, ou à une pensée relative
aux phénomènes dans le temps.
Le temps s'impose plus encore co;nme forme de la
pensée que comme condition des choses. Si, en effet,
la pensée se réduit à un atome du temps et de l'éten-
due, elle n'embrasse pas la réalité; si, au contraire, elle
enveloppe tout, elle ne saisit pas d'un coup toutes ces
simultanéités ; elle est obligée de les penser en suc-
cession. — D'ailleurs, fatalement, le genre parait an-
térieur, et non pas seulement supérieur, à l'espèce, et
INTERPRÉTATION MÉCANISTE 171
l'espèce à l'individu : le temps demeure la loi de l'en-
tendement.
Ainsi l'étude de la qualité ne répond pas plus que
celle de la substance aux exigences de l'esprit ; l'in-
terprétation finaliste, si elle s'impose à un moment de
l'évolution de la science, n'est pourtant pas, à propre-
ment parler, la science; c'est plutôt une systématisa-
tion réfléchie, commode, mais provisoire, de la per-
ception; et l'effort qu'elle représente pour soustraire la
pensée et son objet à la loi du temps en les laissant
soumis à celle de l'espace, est vain, attendu que cette
loi s'impose avec une inéluctable nécessité comme la
loi fondamentale de la pensée consciente, comme la
forme même de la conscience.
3» INTERPRÉTATION MÉCANISTE
Avant d'en arriver à la dernière période de la
science, il n'est pas sans intérêt de jeter un regard en
arrière, pour nous bien rendre compte de la voie où
s'est engagé l'entendement, du chemin qu'il a par-
couru, de ses tâtonnements, de ses progrès. Nous assis-
tons, en effet, aune marche méthodique et savante,
mais régressive, qui n'est point semblable, comme on
le répète si souvent, à l'invasion d'une armée conqué-
rante en pays inconnu et ennemi, mais plutôt à
l'habile retraite d'un peuple de pillards qui, revenant
dans son territoire, veille à ne rien perdre des dé-
pouilles qu'il a faites. Cette marche régressive de l'en-
tendement lui serait facile s'il ne voulait rien empor-
172 ÉVOLUTION DANS LA CONCEPTION DE L'OBJET
ter des biens qu'il a conquis; mais avec ses impedi-
menta elle est lente et pénible.
Que de difficultés en effet dans l'œuvre de la
science ! Que d'incertitudes chez ceux qui l'avaient en-
treprise, qui la dirigeaient, et qui, faute d'entrevoir la
véritable fin secrètement poursuivie, la retardaient ou
régaraient! Car il ne s'agissait pas seulement de com-
prendre que l'accumulation des faits, — qui devait
séduire par le charme d'une incessante acquisition,
par l'opiniâtreté et la patience qu'elle réclamait, —
n'était pourtant pas la science, ni de deviner que les
choses pourraient n'être pas telles qu'on les percevait,
ni de concevoir comme possible un autre mode de re-
présentation : il fallait encore créer des symboles nou-
veaux, procéder dans cette création systématiquement,
distinguer la notation qui convenait à l'esprit et aux
choses de celles qui n'étaient ni commodes ni propres
à exprimer la nature; il fallait surtout se débattre
contre des nécessités originelles et se dérober à la
fatalité des lois de la perception que l'entendement
sentait d'autant mieux peser sur lui qu'il faisait plus
d'efforts pour y échapper. Aussi que de tâtonnements!
Que de fois même on trouva juste sans le savoir! Que
de fois on fit un aventureux et trop hâtif usage de
symboles heureux, de ceux-là mêmes qui devaient être
adoptés en fin de compte! Que de fois la solution
vraie fut abandonnée pour des raisons qu'on ne pou-
vait comprendre, et put paraître à jamais abandonnée!
Nous avons vu combien sont défectueux les premiers
symboles de la science, la personne, la substance, le
genre ou le type : après l'individu l'être, après l'être
INTERPRÉTATION MÉCANISTË 173
la qualité, après la qualité le phénomène, à l'étude
duquel on est nécessairement amené moins encore par
le simple abandon du problème de la substance et de
la qualité (cause toute négative), que par le besoin de
l'analyse (nous l'avons vu) et par les exigences de l'en-
tendement.
Envisagée à un certain point de vue, d'ailleurs, cette
étude du phénomène constitue sur les précédentes re-
cherches de la science un progrès important; car la
réalité, c'est la sensation ordonnée et systématisée;
or, tandis que la substance c'est la négation même de
la sensation, et, partant, la négation de la réalité,
tandis que la qualité indéterminée dans le temps et
dans l'espace n'est que la possibilité de la sensation,
c'est-à-dire la réalité en puissance, le phénomène, au
contraire, le devenir, c'est la vraie réalité, la réalité-
acte, celle par conséquent que l'entendement doit
posséder, celle qu'il doit dépouiller des conditions
d'étendue et de durée, et élaborer de façon à en faire
un objet de pensée non contradictoire qui ne soit pour-
tant pas soumis à ces lois primitives de distinction, le
temps et l'espace.
Or, précisément, par sa nature qui en fait un objet
de perception, le phénomène se présente avec des
caractères opposés à ceux de l'objet de la science ; car
il occupe nécessairement un moment précis et un
lieu déterminé. Il doit donc subir une transformation
qui, au reste, est le résultat de l'analyse même de la
qualité. En effet, le phénomène n'est qu'une certaine
détermination de la qualité dans l'étendue et dans la
durée; l'analyse de la qualité est donc, en somme,
174 ÉVOLUTION DANS LA CONCEPTION DE L'OBJET
l'analyse du phénomène, et le phénomène apparaît, à
la suite de cette analyse, comme une certaine com-
binaison d'un plus ou moins grand nombre d'éléments.
Dès lors il a dépouillé ses attributs anliscientifiques :
si les combinaisons qui résultent des éléments sont
étendues, eux-mêmes sont inétendus, et, si les phéno-
mènes sont des combinaisons éphémères des éléments,
ceux-ci du moins ne sont pas soumis à la loi de la
durée.
En faut-il conclure immédiatement que l'entende-
ment a enfin trouvé le véritable objet de la science,
celui dont la connaissance épuise la réalité (car la
réalité tout entière n'est qu'un composé d'éléments),
celui dont la représentation est affranchie des conditions
du temps et de l'espace ? Ce serait mettre trop de hâte
à se laisser séduire; sans doute l'atome pris isolément
est inétendu et étranger à la durée ; mais les atomes,
dont les combinaisons forment les phénomènes sont
dispersés dans le temps et dans l'espace : il ne saurait
donc être question, dans la science, d'une simple con-
naissance des éléments qui serait une dissolution infinie
de la pensée et l'image d'une dispersion de toutes
choses dans la multiplicité des lieux et des instants. —
D'autre part, les éléments ne sont pas vraiment la
réalité; ils sont un simple possible, d'où résultent les
qualités et les phénomènes ; ce n'est encore, comme la
substance ou la qualité, que la sensation ou la réalité
en puissance; ce qui constitue la vraie réalité, ce
sont les combinaisons et les relations des atomes,
— et nous avons vu, en effet, l'univers se former
des combinaisons des sensations élémentaires. La
INTERPRÉTATION MÉCANISTË 175
science donc, qui est une connaissance réfléchie des
créations de l'esprit spontané, doit faire abstraction des
éléments eux-mêmes qui sont des indéterminés, pour
n'envisager que leurs relations. La relation des éléments
et, par conséquent, des phénomènes, voilà le nouvel
objet de la science, son objet dans la troisième période
de son développement (1).
Si nous essayons de nous représenter les éléments,
ils nous apparaissent disséminés dans l'espace : c'est
une condition de leur distinction, puisqu'ils sont indé-
terminés quantitativement et qualitativement ; d'un
autre côté, les phénomènes, c'est-à-dire leurs différentes
combinaisons, résultent des places qu'ils occupent dans
l'étendue aux différents moments du temps. La consé-
quence en est qu'il y a entre les éléments deux sortes de
relations, d'abord des relations de position dans l'espace
à tel moment donné, puis des relations qui résultent
de leurs déplacements à travers le temps ; en d'autres
termes, on peut les envisager ou dans leurs combinai-
sons réalisées à tel ou tel instant, ou dans leurs change-
ments de combinaisons.
Si nous les considérons fixés et arrêtés en un point
de la durée, les phénomènes nous apparaissent dans
l'espace comme juxtaposés, comme se limitant les uns
les autres ainsi que les cellules des abeilles ; abstraction
faite des qualités qui résultent de leurs combinaisons,
les éléments qui composent ces phénomènes détermi-
nent des divisions de l'étendue, des figures géométri-
(1) En même temps que les relations des éléments seront
connus les phénomènes, puisque les phénomènes, résultent
des relations ou combinaisons des éléments.
176 ÉVOLUTION DANS LA CONCEPTION DE L'ORIET
ques. D'autre part, les phénomènes n'ont qu'une
certaine durée, et, par conséquent, tels éléments ne
sont engagés que pour un temps dans une combinaison;
après quoi, ils s'associent à d'autres pour former
d'autres combinaisons, et ainsi de suite à travers
l'indéfini du temps. Dans celte évolution universelle,
chacun d'eux suit une évolution particulière ; or, le
devenir de chaque point, si nous nous le figurons
séparément, produit aux différents moments du temps
une succession de sensations musculaires, à laquelle
aucune représentation qualitative ou extensive n'est
affectée, puisque la qualité résulte de la combinaison
des éléments ou des sensations élémentaires, et que,
d'ailleurs, si l'élément était représenté objectivement,
il faudrait faire abstraction de sa représentation (nous
considérons, non l'élément lui-même, mais son devenir
à travers le temps) ; cette succession de sensations
musculaires, qu'on se représente comparable à une
ligne, mais à une ligne dont chaque point disparaîtrait
quand apparaîtrait le suivant sans qu'il y ait interrup-
tion dans la succession continue ni changement dans
la figuration de la sensation, cette succession de sen-
sations musculaires, dis-je, est elle-même, dans la
conscience, un phénomène, et la représentation objec-
tive de ce phénomène (nous le verrons avec plus de
détails dans la suite) est le mouvement : le mouvement
est donc la représentation du devenir soit de l'élément,
soit même d'une combinaison d'éléments ou d'un objet.
Ainsi, étant donné que l'univers est réduit à ses
éléments et que l'objet de la science est la connais-
sance, non des éléments eux-mêmes, mais de leurs
INTERPRÉTATION MÉCANISTE 177
relations, un double symbole des choses se présente à
l'entendement, la figure géométrique dans l'espace ou
le mouvement dans le temps : quel est celui de ces
deux symboles qui doit être de préférence admis pour
la science de la réalité?
Descartes et Leibnitz, qui ont si bien compris la
science, sa nature, sa marche, son progrès, ont nette-
ment déterminé quels caractères généraux doit pré-
senter tout symbole des choses. Descartes qui, le pre-
mier peut-être, a explicitement proclamé cette idée que
la science n'est qu'une manière devoir, pour ainsi dire,
une interprétation toute conventionnelle de la nature,
— admettait que pour une science et pour toute
science (la science est une à ses yeux), deux conditions
sont requises : il faut que l'esprit se soit fait à son
usage une langue dont les qualités essentielles sont la
clarté et la disponibilité; il faut ensuite que cette lan-
gue soit appliquée aux choses. C'est, en effet, ce double
travail qui résume la science, et l'on pourrait presque,
dans son histoire, distinguer deux grandes périodes :
l'une, depuis l'origine jusqu'à Descartes, fut consacrée
à la recherche du symbole, à la constitution de la
langue claire et commode, — l'autre, depuis Descaries
jusqu'à nos jours, manifeste surtout un effort pour
appliquer la langue à l'objet. — Ces idées de Descartes
lui étaient communes avec Leibnitz, qui, lorsqu'il dé-
termine les qualités du symbole scientifique, emploie
à peu près les mêmes expressions : le symbole doit être
maniable, et doit si bien correspondre à l'objet qu'il
puisse facilement s'appliquer à toutes choses et en
devenir l'équivalent. — Ainsi, ces deux grands fonda-
it
178 ÉVOLUTION DANS LA CONCEPTION DE L'OBJET
teurs de la science moderne ont requis pour tout
symbole scientifique deux sortes de conditions, des
conditions subjectives et des conditions objectives :
d'une part, il faut que l'esprit dispose d'un système
d'expression facile, en rapport avec ses besoins et son
essence, et, conséquemment, imaginé par lui ; d'autre
part, il faut que ce système d'expression convienne à
ce qui doit être exprimé : un ouvrier, pour accomplir
une besogne, choisit un instrument qu'il sait manier
et qui est propre à l'usage qu'il en veut faire.
Mais ce ne sont là que les conditions générales de
tout symbole, communes (il est inutile de le montrer)
à la figure géométrique et au mouvement, comme au
nombre et à la notation algébrique. D'autres caractères
sont propres à chacun d'eux, et surtout des conditions
d'un ordre spécial sont requises pourcelui des symboles
qui constitue la représentation intermédiaire entre le
phénomène, détermination du temps et de l'espace, et
la pensée affranchie deces lois, entre la sensation et la
forme pure de l'entendement, entre la notation quali-
tative et la notation quantitative, — conditions sans
lesquelles il ne répondrait ni aux besoins de l'esprit
ni à la nature de l'objet.
Si sa fonction est de rapprocher la sensation de la
forme intelligible, il faut que ce symbole ne soit ni une
qualité pure ni une quantité pure : s'il était une qualité,
en admettant qu'il pût s'appliquer à l'objet, il ne
saurait cependant satisfaire l'entendement qui réclame
une autre notation; — si, d'autre part, il était une
simple quantité, il serait commode pour l'entendement,
mais impropre à exprimer les qualités. Pour être un
INTERPRÉTATION MÉCANISTE 179
intermédiaire entre la qualité sensible et la quantité
intelligible, et, par conséquent, une expression des
choses facile et juste, il faut qu'il soit une qualité sus-
ceptible d'être mesurée, une qualité se prêtant aisément
à une forme quantitative.
Cette condition première et toute générale en en-
traîne une seconde pour conséquence. Nous avons
précédemment distingué la représentation spontanée
de la nature et sa représentation conventionnelle, l'une
servant à la distinction des sensations et à la constitu-
tion de l'univers, l'autre à l'interprétation réfléchie et
systématique des choses. Or, le symbole scientifique ne
saurait être une image spontanée du même genre que
la couleur, le son, etc.; car cette notation ne convient
pas à l'élément, et, d'autre part, la réduction d'un tel
symbole à la forme quantitative offrirait les mêmes
difficultés que la représentation du phénomène lui-
même; ce ne peut être non plus une pure création de
l'esprit sans rapport avec la réalité, une image absolu-
ment étrangère à la représentation spontanée qui
accompagne la sensation. Il faut que ce soit une
création de l'esprit à l'occasion d'une sensation d'un
ordre particulier, quoique impliquée dans toutes les
autres sensations, comme est la sensation musculaire.
Il faut, d'ailleurs, que ce symbole soit propre à expri-
mer et les sensations et les rapports des sensations,
puisqu'il doit être l'équivalent et des phénomènes et de
leurs relations; par suite, il ne faut pas que ce soit une
simple relation; car une relation entre des sensations
ne serait pas un équivalent commode des sensations;
mais il faut encore bien moins que ce soit une sensa-
180 ÉVOLUTION DANS LA CONCEPTION DE L'OBJET
tion, qui ne saurait devenir l'expression d'une rela-
tion ; il faut donc que le symbole choisi soit à la fois
l'objet d'une sensation et l'expression d'une relation.
Enfin, si nous nous sommes fait une juste idée de la
science et du travail de l'entendement, en tant qu'il
la crée, la fin qu'il poursuit, c'est de soustraire son
objet aux lois auxquelles il le soumet, pour le rendre
intelligible, dans l'acte complet de la perception. Or
les premières lois qu'il pose, celles qui sont nécessaires
à la constitution même de l'objet, et, par conséquent,
les dernières dont il puisse affranchir l'objet (les autres
n'étant que des conséquences de celles-ci) sont celles
du temps et de l'espace; le symbole scientifique, inter-
médiaire entre la qualité et la quantité, doit être propre
à exprimer les relations dans le temps ou l'espace,
mais tel cependant que la forme purement intelligible
s'y puisse ensuite appliquer.
Or les deux symboles qui nous ont paru propres à
exprimer, l'un les relations des éléments ou des phéno-
mènes dans l'espace, l'autre leurs relations dans le
temps, la figure géométrique et le mouvement, satis-
font à ces conditions.
Déterminons avec précision ce qu'est la figure et
nous montrerons ensuite qu'elle présente les carac-
tères d'un symbole scientifique à la fois clair et ma-
niable. La figure ou délimitation de l'espace n'a pas
plus de réalité que l'espace lui-même : elle est donc,
elle aussi, une certaine représentation. Soit en effet un
objet offert dans la perception : il est dit occuper un
certain espace; qu'est-ce que cela signifie? Deux
sortes de sensations correspondent à cet objet, des
INTERPRÉTATION MÉCANISÎE 181
sensations de nature affective et intensive qui sont re-
présentées par des images spontanées, comme la cou-
leur, — et des sensations de nature extensive, des
sensations musculaires ; celles-ci se présentant dans
un certain ordre de simultanéité constituent pour la
conscience un nouveau phénomène, lequel représenté
objectivement est la figure; la figure est donc la repré-
sentation objective de la simultanéité de certaines
sensations musculaires. Elle ne s'offre à la connais-
sance ni comme une qualité proprement dite ni
comme une quantité pure ; elle tient à la fois de l'une
et de l'autre; c'est une qualité, en ce sens qu'elle est
éminemment propre à être représentée dans l'espace
et qu'elle y est perceptible ; et c'est une quantité, en
ce que, représentation et équivalent d'une simultanéité
de sensations élémentaires semblables, elle se donne
comme une grandeur et se prête le mieux du monde
à une autre représentation quantitative, à la numé-
ration. — Ce n'est pas une représentation spontanée
du même ordre que la couleur ou le son : nous l'avons
montré précédemment; mais ce n'est pas non plus
une pure création de l'entendement, absolument in-
dépendante de la représentation spontanée des choses;
car, dans cette représentation spontanée, les objets
apparaissent avec des contours : sans être la sensation
elle-même, la figure accompagne nécessairement la
sensation. — Par suite, elle est, au moins en un sens,
objet de sensation, puisque dans la perception d'un
objet est impliquée la connaissance de ses limites, de
sa figure; et, d'autre part, ce qu'elle représente, ce ne
sont pas les sensations elles-mêmes, mais leurs rap-
182 ÉVOLUTION DANS LA CONCEPTION DE L'OBJET
ports de contiguïté dans l'espace. — Enfin, cette
représentation des choses, qui est toute spatiale,
semble soustraire l'objet au moins à la loi du temps,
puisque les choses sont, par ce mode d'interprétation,
comme fixées et arrêtées dans un moment donné; et,
d'un autre côté, attendu qu'il est facile de substituer à
la représentation géométrique la représentation numé-
rique, les choses peuvent, grâce à cette substitution,
recevoir une représentation qui ne tombe plus sous la
loi de l'espace.
Les mêmes conditions semblent également bien
remplies par le mouvement, symbole des relations des
éléments ou des phénomènes dans le temps. Le mou-
vement n'est pas plus réel que la figure : nous l'avons
établi dans la partie négative de ce travail, en établis-
sant l'idéalité du temps et de l'espace, et nous avons,
du même coup, réfuté l'opinion sensualiste suivant
laquelle la sensation n'est que l'image confuse de cer-
tains mouvements. Il nous semble, au contraire, qu'il
faut renverser la proposition sensualiste et dire que le
mouvement est l'image de certaines sensations. En
effet, quand des sensations musculaires se suivent
dans certaines conditions, cette succession subjective,
étant objectivée par l'esprit suivant une nécessité que
nous avons constatée souvent, apparaît comme un
déplacement de l'objet; en d'autres termes, de la suc-
cession des impressions subjectives (succession qui
ne peut s'expliquer par la causalité, puisque les impres-
sions sont les mômes qualitativement), nous con-
cluons à la succession des points occupés par l'objet
dans l'espace; si la sensation changeait à chaque unité
INTERPRÉTATION MÉGANISTE 183
d'impression musculaire, nous conclurions à une
juxtaposition d'objets, et nous n'aurions pas l'idée de
mouvement; c'est parce que l'image demeure la même
quand se succèdent les impressions musculaires que
nous concluons à un objet unique occupant successi-
vement des points différents dans l'espace ; cette suc-
cession nécessite une représentation particulière : la
succession des impressions subjectives (ou des points
de l'objet) est en effet traduite par une image comme
toute modification de la conscience; cette image, c'est
le mouvement. Le mouvement est donc la représenta-
tion de la succession objectivée de certaines représen-
tations musculaires.
C'est cette image, symbole d'une succession subjective,
qui devait être choisie et qui s'imposait comme l'ex-
pression scientifique des relations des éléments ou des
phénomènes dans le temps. En effet, le mouvement est
encore une qualité, puisque c'est la représentation
d'une sensation (quoique d'un ordre particulier), et
que cette représentation est spontanée (car le mouve-
ment paraît saisi par les sens); mais c'est une qualité
qu'il est facile d'interpréter quantitativement et de
nombrer, attendu qu'il se figure dans l'espace par la
ligne et dans le temps par la vitesse. M. Lachelier dit
que « le mouvement est en lui-même un phénomène
purement extensif qui ne s'adresse qu'à notre imagina-
tion, mais qui n'appartient pas à l'ordre de la qualité,
mais à celui de la quantité » (1). Il nous semble, au
contraire, appartenir à la fois à l'ordre de la qua-
lité et à celui de la quantité : à l'ordre de la qua-
(i) Du fondement de l'induction, p. 99,
484 ÉVOLUTION DANS LA CONCEPTION DE L'OBJET
lité en tant qu'il est une représentation spontanée,
à celui de la quantité, en ce [qu'il se prête excellem-
ment à l'expression numérique, et c'est précisément
ce double caractère qui en fait une image intermé-
diaire entre la notation qualitative et la notation quan-
titative; voilà pourquoi c'est par lui que l'imagination
(car elle le crée plutôt qu'il ne s'adresse à elle) en fait
la représentation des relations dans le temps. En
second lieu (et c'est une conséquence de ce qui pré-
cède), le mouvement est sans doute une création de
l'entendement, puisqu'il n'est pas réel; mais c'est loin
d'être une représentation indépendante de la perception
et sans rapport avec la réalité, puisque les objets nous
apparaissent en mouvement, et que, d'ailleurs, les sen-
sations musculaires dont le mouvement exprime la
succession accompagnent toujours et nécessairement
certaines sensations. Par conséquent, le mouvement est,
jusqu'à un certain point, l'objet d'une sensation, puis-
qu'il est inséparable de telle ou telle sensation, mais il
exprime surtout des relations : car, pour qu'il y ait
mouvement, il faut qu'il y ait un certain rapport entre
une sensation objective qui demeure la même et une
suite d'impressions musculaires différentes. Au reste,
aucun symbole n'est plus propre à exprimer le devenir;
Aristote et les Grecs en général allaient jusqu'à prendre
comme synonymes les mots x(w)<rt< et rfamc : c'est le
passage de la puissance à l'acte; subjectivement, il est
l'image d'une succession plutôt que d'une sensation
unique. Enfin, ce symbole des choses suppose le temps
et l'espace, puisque les différentes phases du mouve-
ment occupent différents moments dans le temps et
INTERPRÉTATION MÉCANISTE 185
que nous les objectivons dans différents points de
l'espace (le mouvement apparaît comme un déplacement
dans l'espace); mais nous pouvons concevoir le mouve-
ment si rapide que la durée en soit négligeable, et
s'accomplissant dans une étendue quelconque et si
restreinte qu'elle peut paraître infiniment petite ;
d'ailleurs, il se prête aisément à une forme plus indé-
pendante de ces conditions de la représentation, à la
forme numérique.
Ainsi les deux symboles scientifiques les plus propres
à figurer les relations dans l'espace et dans le temps sont
les représentations objectives des sensations musculaires
et de leurs rapports, la figure géométrique qui en exprime
la simultanéité et le mouvement qui en exprime la suc-
cession. Ces deux représentations, d'un ordre particu-
lier, inséparables de la sensation proprement dite et
pourtant distinctes d'elle, objet à la fois d'imagination
et d'entendement, tout ensemble qualités et quantités,
répondent à peu près également bien aux conditions
du symbole scientifique, et nous comprenons que la
science ait pu hésiter pour ainsi dire entre les deux
grandes tendances du mécanisme.
D'ailleurs, ces deux modes de notation, — en ap-
parence si différents, mais en réalité si semblables,
quand on les considère, non dans leurs signes ex-
térieurs et sensibles, mais dans leur nature et dans leur
formation, — peuvent se substituer l'un à l'autre et
être pris comme équivalents, suivant la commodité de
la science ou les exigences de la pratique. En effet, le
mouvement s'exprime facilement en fonction de l'éten-
due et delà distance; c'est même en fonction de la distance
186 ÉVOLUTION DANS LA CONCEPTION DE L'OBJET
qu'il se définit et s'évalue; car on dit que deux points
sont en mouvement l'un par rapport à l'autre quand
leur distance varie d'une manière continue, et qu'un
point est en mouvement par rapport à un système
rigide lorsque les distances de ce point aux différents
points de ce système varient; on dit, au contraire, qu'il
est en repos relatif, lorsque les distances demeurent
constantes. La distance, et partant le mouvement, se
figure par l'étendue; il en est de même de la force
physique, autre symbole mécanique, réductible peut-
être au mouvement (et beaucoup veulent le faire dis-
paraître de la science, sous prétexte qu'il y représente
un reste d'une métaphysique surannée), mais pratique-
ment commode pour la solution d'un grand nombre de
problèmes ; une unité est choisie qui permet d'addi-
tionner les forces, de les comparer entre elles, de les
exprimer en nombres, puis « les nombres pouvant être
représentés eux-mêmes par des lignes, les forces pour-
ront l'être par des lignes; et il sera commode de les
placer sur les directions respectives de ces forces, en
partant des points mêmes où elles sont appliquées.
De cette manière, une force quelconque sera déterminée
par son point d'application, sa direction, et par une
longueur portée sur cette direction, à partir du point
d'application, qui représentera par son rapport à l'unité
de longueur le rapport de la force à celle qui a été
prise pour unité » (1). Ainsi à la notation en fonction
(1) Duhamel, Des Méthodes dans les sciences de raisonne-
ment, 4rae partie, p. 6. — Cette méthode graphique, qui est
française par son origine, est très peu pratiquée chez nous,
tandis qu'elle est d'un usage constant dans les industries alle-
mandes. Beaucoup en réclament la vulgarisation. parcequ'elle
rend le calcul des forces plus facile et plus rapide.
INTERPRÉTATION MÉCANISTE 187
du mouvement 'peuvent toujours être substituées des
figures géométriques. — Inversement, une figure géo-
métrique pourrait, au moins dans certains cas, être
considérée comme l'expression d'un problème indéter-
miné de mécanique.
Toutefois, ces deux sortes de figuration des choses
n'ont ni la même commodité pratique ni surtout la
même valeur scientifique. D'abord, la figure est un
symbole qui n'est ni assez maniable ni assez clair. La
comparant au nombre, Leibnitz la juge tout à fait in-
férieure. « Dans les nombres, dit-il, les idées sont
et plus précises et plus propres à être distinguées les
unes des autres que dans l'étendue où on ne peut point
observer ou mesurer chaque égalité et chaque excès de
grandeur aussi aisément que dans les nombres, par la
raison que dans l'espace nous ne saurions arriver par
la pensée à une certaine petitesse déterminée au delà
de laquelle nous ne puissions aller, telle qu'est l'unité
dans le nombre » (1). Et non seulement la comparaison
des quantités entre elles est moins facile, mais combien
aussi est plus malaisée et moins distincte la représen-
tation des notions relatives aux quantités extrêmement
petites ou extrêmement grandes, quand elle est ex-
tensive que lorsqu'elle est numérique ! Aussi la figure
suppose-t-elle le nombre : « de la quantité continue il
faut recourir à la quantité discrète pour avoir une
connaissance distincte de la grandeur. Ainsi, les mo-
difications de l'étendue, lorsqu'on ne se sert point des
nombres, ne peuvent être distinguées que par la figure,
(1) Nouveaux Essais sur l'E. H., II, 16,
188 ÉVOLUTION DANS LA CONCEPTION DE L'OBJET
prenant ce mot si généralement qu'il signifie tout ce
qui fait que deux étendus ne sont pas semblables
l'un à l'autre » (1).
Mais, que la représentation graphique ne se suffise
pas à elle-même, et qu'elle ne soit bonne qu'à préparer
une autre représentation, c'est là, à notre avis, son
moindre défaut. Nous l'avons considérée comme n'é-
tant qu'un intermédiaire entre la qualité et la quan-
tité : on ne doit donc pas la regarder comme défini-
tive; ce serait méconnaître son rôle dans la science.
En revanche, que d'autres inconvénients! Entre les
figures, il y a encore certains rapports de similitude,
c'est-à-dire des rapports qualitatifs, dont la position
ou la constatation peut, il est vrai, servir dans certains
arts, mais qui ne satisfont point l'entendement. En
outre, les figures ne sont pas les équivalents de la
réalité proprement dite, moins encore de toute la
réalité ; à vrai dire, elles représentent les contours des
objets, non les objets eux-mêmes; elles forment les
différents cadres des choses, et ne sont pas la sensa-
tion, mais seulement la délimitation de la sensation,
en quoi elles sont assez semblables aux espèces et aux
genres, cette autre représentation, comme elles, des
choses dans l'espace. Au premier abord, ce rapproche-
ment peut surprendre; mais pourtant, projetez et
représentez dans l'espace les genres et les espèces,
conformément à leur extension, et vous obtiendrez des
figures extérieures ou concentriques, se limitant les
unes les autres. La figure géométrique présente,
(1) Leibnitz, ibid.
INTERPRÉTATION MÉCANISTE 189
il est vrai, cet avantage sur le genre, quelle laisse pos-
sible la représentation quantitative, la mesure, le cal-
cul; mais cette mesure n'est pas celle du phénomène,
de la sensation, du réel; c'est celle des relations acci-
dentelles dans l'espace, des juxtapositions.
D'ailleurs, en fait, la vraie réalité, ce n'est pas le
présent immobilisé, dût-il s'étendre à tous les espaces; ce
n'en est qu'un des aspects, et le savant ne peut pas plus
s'en contenter qu'un amateur de médailles ne se contente
de considérer une des faces d'une pièce de monnaie. Ce
n'en est même qu'une partie; car la vraie réalité,
comme nous l'avons dit, ce ne sont pas les éléments,
mais leurs diverses combinaisons ; or, dans un moment
donné, l'expérience ne présente qu'un très petit nombre
des combinaisons possibles, dont l'ensemble ne consti-
tue pas l'univers, de même que les pensées qui occu-
pent un homme dans un moment donné ne consti-
tuent point son intelligence. Rappelons, au reste, dans
quel rapport sont le temps et l'espace; l'espace,
avons-nous dit, est une forme imaginée par l'esprit
pour remédier à un défaut du temps, pour faire ces-
ser la confusion et la contradiction des sensations dans
un même moment ; il en résulte que le temps et l'es-
pace forment un contenant comparable à une bi-
bliothèque; considéré dans différents moments et
abstraction faite des phénomènes qui le remplissent,
l'espace se ressemble à lui-même aux différents mo-
ments du temps, comme se ressemblent entre eux les
rayons, abstraction faite des livres qui y sont rangés;
mais de même que les livres différencient les rayons,
de même les phénomènes, les combinaisons diverses
190 ÉVOLUTION DANS LA CONCEPTION DE L'OBJET
des éléments, différencient l'espace; celui donc qui
vent connaître la bibliothèque entière doit connaître
les livres de tous les rayons; de même la science qui
veut s'étendre à toute la réalité ne peut être une con-
naissance de l'espace à un moment donné; il faut
qu'elle embrasse tout l'espace dans tous les temps, et,
par conséquent, son véritable objet, c'est le devenir.
Et qu'on ne nous objecte pas que le devenir peut
être représenté par la figure géométrique, puisque,
comme nous l'avons dit nous-même, le mouvement,
symbole du devenir, peut se traduire graphiquement;
qui ne voit, en effet, que cette représentation gra-
phique est plus propre à exprimer les forces au repos
que le mouvement, et que, d'ailleurs, elle suppose,
comme condition, l'immobilisation du mouvement,
c'est-à-dire qu'elle en fait abstraction? Car tout mou-
vement a une certaine vitesse, et la notion de vitesse
implique nécessairement la notion de temps : « Nous
appelons vitesse d'un point dont le mouvement recti-
ligne ou curviligne, est uniforme, l'espace qu'il par-
court dans l'unité de temps, ou, en d'autres termes, le
rapport de l'espace parcouru au temps employé à le
parcourir : de sorte que le point dont la vitesse sera
exprimée par le nombre un parcourra l'unité de lon-
gueur dans l'unité de temps » (1) ; à plus forte raison,
le calcul des vitesses, leur comparaison, ne peut se
faire qu'au moyen de la notion du temps; car le rap-
port des vitesses dans deux mouvements différents
n'est autre chose que le rapport des espaces parcourus
(1) Duhamel, ouv. cité, 228.
INTERPRÉTATION MÉCANISTE 191
dans un môme temps. « La considération du temps
est donc nécessaire jlans la production de tout mou-
vement, parce qu'il faut toujours un temps fini pour
que Faction d'une force fasse acquérir à un corps une
vitesse finie » (1).
La représentation graphique n'est donc pas seule-
ment insuffisante en ce qu'elle est loin d'épuiser la
réalité; mais encore elle est inexacte et comme men-
songère; car, lorsqu'elle se donne pour l'équivalent du
mouvement, symbole du devenir, elle suppose le mou-
vement arrêté : quoi qu'on fasse, le devenir implique
la notion du temps.
Enfin, cette représentation nous semble avoir encore
un autre défaut : les figures n'ont entre elles que des
rapports de juxtaposition, et ces rapports sont purement
accidentels. On pourrait, il est vrai, les rendre logiques
en faisant intervenir la loi de finalité qui est la loi des
relations dans l'espace; mais ce serait en revenir aux
individus de la représentation spontanée, avec cette
différence pourtant que les individus géométriques
n'auraient ni la réalité ni la beauté qui, dans les in-
dividus proprement dits, satisfont au moins la sensibi-
lité, sinon l'entendement, — sans pouvoir être expri-
més quantitativement; car la finalité ne saurait
se traduire en rapports d'égalité ou d'inégalité. Si,
d'autre part, nous renonçons à la finalité, seule expres-
sion possible de la logicité des choses dans l'espace,
chacune des figures fera l'objet d'une pensée particu-
lière, la réalité ne pourra être embrassée dans une
(1) Duhamel, ibid,
192 ÉVOLUTION DANS LA CONCEPTION DE L'OBJET
pensée unique, et, par suite, la forme du temps de-
meurera, comme l'espace, la loi des choses.
En résumé, la représentation des relations dans
l'espace au moyen de la figure est un appauvrissement
de la pensée qui doit abandonner la réalité presque en-
tière, sans aucun profit puisqu'elle demeure soumise à
la loi de l'espace et môme à celle du temps.
La notation des choses en fonction du mouvement
ne présente pas les mêmes inconvénients : le mouve-
ment exprime la vraie réalité et la réalité entière. En
effet, on est naturellement porté à regarder l'univers
comme un composé d'éléments indivisibles; mais
n'est-ce pas là une illusion de l'imagination, contraire
aux lois de l'entendement, contraire même aux don-
nées de l'expérimentation scientifique? Si loin qu'on
pousse l'analyse, elle n'est jamais achevée, et nous ne
concevons pas qu'elle puisse l'être : le prétendu élé-
ment est insaisissable, et il n'est lui-même qu'un
symbole, celui de la limite imposée à l'imagination;
et, quand bien même cet élément ne serait pas chi-
mérique, ce ne serait point cette poussière infinitési-
male — qu'on soupçonne, mais qu'on ne saurait con-
naître, sans détermination comme sans représentation,
— qui pourrait être le réel; tout au plus dirait-on que
c'est une simple possibilité qui ne serait rien si l'en-
tendement ne la faisait être en créant la relation :
avec la relation commence donc le réel qui n'est pas
avant elle ou qui n'est rien en dehors d'elle.
Il nous reste, par suite, à déterminer quelle est la
relation fondamentale et primordiale de ces éléments
inconnus. Or cette relation est excellemment exprimée
INTERPRÉTATION MÉCANISTE 193
par le mouvement ; car le présent n'est pas : il est
semblable à quelqu'un de ces atomes insaisissables
dont nous venons de parler; comme eux, il paraît ne
plus être dès qu'on en poursuit la recherche ; il n'est
qu'une relation lui-même entre la sensation qui cesse
d'être et celle qui devient, et prétendre le fixer, c'est
s'interdire la connaissance et de celle qui devient et de
celle qui cesse d'être. Donc, suivant une vieille formule
que les siècles n'ont pas démentie, rien n'est, tout
devient : le temps est la loi universelle, la loi première
des choses, et des relations dans le temps dépendent
toutes les autres ; par conséquent, le mouvement,
expression du devenir, expression des relations dans le
temps, est l'exacte représentation de toute la réalité.
En revanche, il semble que ce symbole ne réponde
pas aux secrètes exigences de l'entendement, si l'en-
tendement, comme nous l'avons dit, cherche dans la
science une pensée indépendante des lois de l'espace
et du temps; car si le mouvement est l'expression d'une
succession, la représentation de cette succession est
extensive, et le mouvement ne semble pouvoir être
conçu sans l'espace; que l'on considère l'évolution dans
le temps même d'un atome : cette évolution se figure
comme un déplacement dans l'étendue; par consé-
quent notre pensée demeure soumise à ses lois origi-
nelles : n'est-ce donc pas encore dans ce déterminisme
absolu des choses qu'elle trouvera son affranchisse-
ment?
Qu'on ne se hâte pourtant pas trop de croire que le
progrès est nul ; la liberté n'est pas encore conquise,
il est vrai; mais elle est préparée. Nous l'avons dit
13
194 ÉVOLUTION DANS LA CONCEPTION DE L'OBJET
plus haut, la notation par le mouvement n'est que pro-
visoire; sa fonction est de rendre possible la représen-
tation quantitative de la qualité; et, en effet, il n'est
aucune des notions mécaniques, fondamentales ou déri-
vées, qui ne puisse se traduire numériquement : les
mouvements, les repos, les vitesses, les distances, et
aussi les masses, les temps, les forces, s'expriment en
nombres comme si c'étaient de véritables quantités.
Pour évaluer un mouvement quelqu'il soit (uniforme
ou varié), on détermine une unité d'espace et une
unité de temps, et l'évaluation numérique du mouve-
ment résulte du rapport de l'espace au temps ; on
mesure par le même procédé les vitesses et les dis-
lances ; quant aux masses des corps, on les compare
et on les évalue en les rapportant à la masse d'un
volume comme d'une matière déterminée, ce qui
permet encore de les représenter par des nombres;
enfin, des quantités numériques sont substituées aussi
aux temps et aux forces, -- aux temps qui se comparent
entre eux au moyen de certain intervalle pris pour
unité, — aux forces, car étant définies l'égalité et
l'addition des forces, on les peut exprimer en nombres,
dès qu'on a déterminé la ligne « qui représente par
son rapport à l'unité de longueur le rapport de la force
à celle qui a été prise pour unité (1). » C'est ainsi que
toutes les questions de mécanique se ramènent à de
pures questions de calcul : le nombre est le symbole
universel de toutes choses. Or, l'interprétation numé-
rique, c'est l'interprétation en fonction du temps seul;
(1) Duhamel, Ibid, 239.
INTERPRÉTATION MÉCANISTE 195
la numération ne suppose plus l'espace : elle n'im-
plique plus que l'idée de série, de succession ; encore
n'est-ce plus guère que la pensée qui reste soumise à
la loi du temps! L'objet en est affranchi ; car il n'y a
plus ni passé, ni présent, ni avenir.
Ainsi, dans une dernière évolution de l'esprit, à la
double représentation dynamique s'est substituée la
représentation mécanique par la quantité discrète, et
la figuration spontanée des choses a fait place à une
figuration purement conventionnelle; purement conven-
tionnelle, car si la distinction quantitative accompagne
la représentation spontanée, la numération, au contraire,
qui est systématique, est une catégorie de la pensée
réfléchie et conventionnelle, et, pour ainsi dire, une
catégorie de retour. En la créant, l'esprit a franchi
le dernier stade de sa régression sur lui-même; s'il lui
était permis de penser sans images, il s'affranchirait
encore de ce symbolisme qui est un reste de ses en-
traves: mais cela ne lui est pas donné; tout au plus
peut-il tenter d'échapper plus encore à la loi du temps
en imaginant la représentation par la quantité pure,
la représentation littérale ou algébrique qui suppose
aussi peu que possible les formes de l'intuition. As-
surément, la science n'a pas accompli de nos jours son
dernier progrès ; mais déjà pourtant l'on conçoit l'espoir
d'enfermer l'univers dans une formule et d'embrasser
dans une pensée unique l'immensité des temps et des
espaces.
Cette pensée ne sera pas encore absolue, il est vrai,
et elle sera encore accompagnée d'une représentation ;
car il nous semble impossible que l'entendement pour-
196 ÉVOLUTION DANS LA CONCEPTION DE L'OBJET
suive plus loin sa marche en arrière, condamné qu'il
est à subir les conséquences des nécessités auxquelles
il s'est soumis pour étendre sa pensée jusqu'aux choses;
mais du moins dans cette pensée qui enveloppe toutes
les étendues et toutes les durées, il prend mieux
conscience de sa nature originelle : quel symbole en
effet serait plus propre que le nombre à exprimer
l'indéfini du temps et de l'espace qui sont eux-mêmes
une expression objective de l'infinitude de l'Esprit?
En résumé, si la science a suivi et suit une certaine
évolution, si elle admet successivement trois modes
d'interprétation, ce n'est pas l'effet du hasard des re-
cherches et des découvertes ni du caprice des intelli-
gences; c'est une double nécessité. D'abord, puisqu'au
travail synthétique de la perception doit succéder le
travail analytique de la science (car c'est en vain que
l'entendement essaie de saisir d'un seul coup la tota-
lité de l'univers), cette analyse doit nécessairement être
progressive, c'est-à-dire réduire les individus en leurs
qualités ou propriétés générales, et les qualités en leurs
éléments, — les associations des sensations complexes
en ces sensations complexes, et celles-ci en leurs sen-
sations élémentaires; par suite, trois études s'imposent
et sont nécessairement successives : celle du tout, celle
de la partie, celle enfin des éléments.
Mais d'autres nécessités, plus impérieuses peut-être,
quoique plus cachées, imposent à la science et à l'en-
tendement cette marche régressive et ces étapes. En
effet, parmi les catégories de la pensée, nous pouvons,
conformément à ce qui a été dit dans notre élude de
INTERPRÉTATION MÉGANISTE 197
la perception, en distinguer deux sortes : les unes pré-
sident à la distinction des sensations, les autres à leur
systématisation logique et réelle, à leur organisation en
un univers stable. Les lois de distinction sont celles
du temps et de l'espace : ce sont les lois originelles et
fondamentales des choses et de la pensée consciente;
— les lois d'organisation sont celles de la causalité, de
la finalité, de la substantialité et de l'individualité; ce
sont des lois dérivées, des nécessités imposées à l'en-
tendement par la constitution des lois du temps et de
l'espace : la loi de causalité fait la logicité des choses
dans le temps, — la loi de finalité leur logicité dans
l'espace; — la loi de substance établit la stabilité des
phénomènes hors du temps et de l'espace, — celle de
l'individualité la stabilité des associations dans le
temps et dans l'espace. Par conséquent, l'interpréta-
tion des choses suivant la loi de l'individualité étant
la perception même, et la science étant distincte de la
perception, l'esprit, alors qu'il l'entreprend, c'est-à-
dire alors qu'il s'efforce d'échapper par elle au double
indéfini du temps et de l'espace qui exprime insuffi-
samment son infinitude, ne peut tenter que trois inter-
prétations, l'interprétation substantialiste propre à
soustraire les choses et la pensée au temps et à l'espace
tout à la fois, — l'interprétation finaliste suivant la loi
qui règle les relations dans l'espace (c'est l'effort pour
échapper à la loi du temps), — et l'interprétation
mécaniste conformément à la loi de causalité qui règle
les relations dans le temps : c'est l'effort de l'entende-
ment pour se dérober à la loi de l'espace. Prétendre à
une pensée indépendante du temps et de l'espace*
198 ÉVOLUTION DANS LA CONCEPTION DE L'OBJET
c'est renoncer à la connaissance de la réalité; vouloir
se dérober à celle du temps, c'est en abandonner la plus
grande part sans bénéfice pour l'entendement : seule,
l'interprétation mécaniste lui assure du même coup et
la possession de la réalité et le retour à sa forme
primitive, la non-contradiction.
Voilà bien les différentes périodes de la science ; voilà
les phases nécessaires et nécessairement successives de
cette lutte que l'entendement engage pour son affran-
chissement, lutte séculaire et difficile, dont les vraies
causes demeurent cachées à ceux mêmes qui la sou»
tiennent.
CONCLUSION
Pendant bien des siècles, durant toute celte longue
période où l'on poursuivit la recherche de la substance
et celle de la qualité, recherche nécessairement sans
profit, la science fut désintéressée; le but de la spécu-
lation était la spéculation elle-même : l'homme libre
qui s'adonnait à l'étude de la nature mettait son ambi-
tion à savoir pour savoir, et il eût cru faillir à sa tache,
peut-être même déroger à son rang, s'il se fût arrêté à
d'indignes préoccupations pratiques; en quoi il était
fidèle à la pensée du Maître qui professait que « la
sagesse est indépendante de l'utilité : qu'elle est même
d'autant plus haute qu'elle est moins utile » (1). Cette
faculté d'élever son intelligence au-dessus des intérêts
matériels, et de penser, comme la divinité, pour penser,
(i) M. Boutroux, Encyclopédie du 19mi s., art. Aristote.
CONCLUSION 199
grandissait l'homme à ses propres yeux, et, en fin de
compte, c'était encore tirer profit de la science qu'en
tirer vanité.
Mais dès que l'on conçut la science comme la re-
cherche des causes, on ne voulut plus savoir que pour
prévoir et pouvoir : la science désintéressée, voilà bien
une de ces idoles chères aux métaphysiciens! L'homme
a-t-il, durant sa courte vie, du temps à perdre dans la
poursuite d'une prétendue vérité? Qu'est-elle donc,
cette vérité? Cela seul est vrai qui est utile, et mieux
vaut, au reste, une féconde hypothèse sans valeur théo-
rique qu'une juste explication sans valeur pratique. Il
y a beau temps que, pour le bonheur de l'humanité,
l'âge de la chevalerie scientifique est passé : on faisait
la guerre autrefois pour l'honneur et les dames; on la
fait aujourd'hui pour des provinces et des milliards ;
de même on spéculait jadis par curiosité et pour faire
preuve d'un esprit ingénieux, d'une pensée profonde :
on spécule de nos jours par besoin, pour le bien-être
matériel, et l'on attache plus de prix à la découverte
d'un rouage qui économisée un industriel une journée
d'ouvrier qu'à une explication logique de l'univers ou
à une démonstration de la liberté humaine.
Ce désintéressement excessif des temps passés et cet
utilitarisme à outrance de l'époque moderne nous
semblent également blâmables. La science n'est ni un
pur caprice de l'intelligence ni un simple calcul du
bien-être; elle procure aux hommes tout à la fois et
les joies de l'esprit et les commodités de la vie, c'est
vrai; mais ce n'est ni la satisfaction de la curiosité ni
la jouissance du confort qui est sa véritable fin. Sans
200 ÉVOLUTION DANS LA CONCEPTION DE L'OBJET
doute, c'est là peut être ce qui attire et séduit; mais un
appât n'est qu'un moyen ; la véritable fin de l'entende-
ment demeure cachée : avide d'embrasser l'univers
entier dans une pensée affranchie des lois du temps et
de l'espace, il l'élabore lentement, secrètement; et,
semblables à ces ouvriers qui, dans certains ateliers,
travaillent à une œuvre dont ils ne connaissent ni le
plan ni Futilité, ne se proposant eux-mêmes d'autre
fin que le salaire de leur journée, les savants, auxiliaires
inconscients de l'Esprit, poursuivent sous sa mystérieuse
direction une œuvre qu'ils ignorent. Loin de nous
certes la pensée de rabaisser ceux dont le génie
engendre pour ainsi dire un nouvel univers et dont les
créations ont été si justement appelées des imitations
de l'art divin! Mais est-ce donc leur faire injure que
de les présenter comme ayant été choisis pour être les
libérateurs de la pensée? Plus d'un envierait le sort de
ces élus !
Sans doute ces lignes, si le hasard les plaçait sous
leurs yeux, ne manqueraient pas de les faire sourire ;
sans doute cet Esprit, dont ils sont comme les agents
en sous ordre, ils le méconnaissent, ils prétendent le
réduire au mouvement d une fibre ou à une sorte de
phosphorescence. Avec la passion des intérêts humains
le scepticisme a envahi leurs intelligences : l'Esprit
n'existe pas, puisque sa connaissance ne contribuerait
ni à la richesse ni à la commodité de la vie. Mais
quelle erreur étrange est la leur! ce qu'ils nient, c'est
leur propre être, celui qui est insaisissable pour la
pensée soumise aux lois du temps et de l'espace, qu'ils
ne connaissent pas et ne peuvent connaître, parcequ il
CONCLUSION 201
cesse d'être dès qu'il est figuré; ce qu'ils analysent ou
prétendent analyser, bien loin que ce soit l'Esprit, ce
n'est même pas le sujet soumis à la loi de la conscience;
c'est tout au plus la représentation spatiale qu'ils en
imaginent, c'est le symbole par lequel il leur plait de
le traduire : ils prennent une notation conventionnelle
pour l'être, et une expression mécanique, une formule
mathématique pour la vérité absolue ! L'Esprit, lui,
l'Esprit créateur du temps et de l'espace, échappe
nécessairement à tout symbolisme, et la science qui le
nie le sert ; quand ils prétendent l'analyser comme un
rayon lumineux ou un acide, l'exprimer en une formule
comme la chute d'un corps ou une réaction chimique,
c'est encore son inspiration qu'ils reçoivent et subissent ;
c'est pour lui qu'ils travaillent ; c'est l'affranchissement
de sa pensée qu'ils préparent, comme c'est son œuvre
qu'ils étudient.
TROISIÈME PARTIE
VÉRIFICATION DE LA LOI
PAR L'ÉTUDE DES SCIENCES POSITIVES DE LA NATURE
NÉCESSITÉ DUNE VÉRIFICATION DE LA LOI
Constater un fait, en établir la loi, en démontrer la
nécessité, voilà la lâche que nous nous étions impo-
sée. Quand bien même nous l'aurions remplie, notre
travail ne serait pourtant pas terminé encore ; car il y
aurait une critique à laquelle nous ne saurions échap-
per : alors qu'il s'agit de science expérimentale, nous
n'avons fait pourtant qu'interpréter des spéculations
de philosophes et légitimé nos interprétations par des
spéculations de même ordre ! Ne va-t-on pas nous
accuser de construire à priori l'histoire de la science,
sans même nous soucier de savoir si les conceptions
des philosophes ou nos propres déductions sont en
accord avec les faits ?
Mais, d'autre part, peut-on exiger de nous que nous
entreprenions une longue histoire de toutes les sciences
de la nature, afin de démontrer que chaque progrès,
chaque découverte, sert de vérification à la loi que
nous avons posée?
204 NÉCESSITÉ D'UNE VÉRIFICATION DE LA LOI
Aussi, d'un côté, pour éviter, si c'est possible, les
critiques qu'on adresse d'ordinaire à ceux qui
s'adonnent aux études logiques et métaphysiques, et,
d'un autre côté, pour ne pas nous charger d'une entre-
prise qui serait au-dessus de nos forces, nous nous
contenterons de chercher, dans une brève critique de
chacune des sciences de la nature, si leur histoire ne
pourrait pas servir de vérification à notre loi.
Si, en effet, la science a vraiment, dans son évolu-
tion, suivi le même ordre, mais en sens inverse,
que la perception, toute science ayant pour matière
un objet de perception doit avoir passé par chacune
des phases substantialiste, finaliste et mécaniste; car
la spéculation a dû avoir son contre-coup dans les
applications qui en ont été faites : c'est une consé-
quence qu'il importe de vérifier.
Quoique notre loi soit également vraie de toutes les
sciences, elle ne paraît pas pour toutes aussi frap-
pante : les trois périodes sont moins marquées, ou
plutôt moins connues, en astronomie qu'en physique,
en physique qu'en physiologie. La raison en est que
l'évolution d'une science apparaît d'autant moins
qu'elle s'est accomplie plus loin de nous : l'accumula-
tion des temps nous la cache, les textes ne sont pas
toujours également abondants et précis; enfin, nous
sommes si heureux de jouir des résultats acquis que
nous ne songeons plus guère aux moyens par lesquels
ils ont été obtenus; nous ne pouvons même croire aux
difficultés qui n'existent plus pour nous, et nous po-
sons volontiers en principe que ce qui est simple pour
ASTRONOMIE 205
notre intelligence a dû l'être pour toute intelligence
humaine, ne songeant pas que nous profitons de l'ex-
périence accumulée des siècles passés!
ASTRONOMIE
L'astronomie, bien qu'elle soit la plus abstraite des
sciences de la nature, au point d'être souvent confon-
due dans les sciences mathématiques, a pourtant un
objet concret, sensible, dont la première connaissance
est obtenue par la perception externe : ce sont les
astres. Aussi notre loi est-elle vraie de cette science,
et nous allons voir que, malgré les difficultés et les
incertitudes que présente l'histoire de son développe-
ment et surtout de ses origines, l'astronomie a subi la
triple évolution que nous avons signalée, et a reposé
d'abord sur le principe de substantialité, puis sur la loi
de finalité, et enfin sur celle de causalité : elle n'est
devenue une science positive, certaine, une science de
précision et de calcul, une annexe de la mathéma-
tique, qu'après avoir passé par ces trois phases.
Bailly commence son histoire de l'astronomie an-
cienne par ces mots : « La plupart des sciences sont
nées des besoins de l'homme, l'astronomie n'est due
qu'à sa curiosité... Le spectacle seul du ciel a frappé
ses regards, il n'a point été pressé par l'aiguillon de
la nécessité... > Or, l'astronomie, au contraire, plus
encore peut-être que toute autre science, est née des
besoins de l'homme et des besoins les plus impérieux;
206 VÉRIFICATION DE LA LOI
car elle s'est imposée pour la mesure du temps et sa
division en années, en jours, en heures, — pour l'a-
griculture à laquelle importait la distinction des sai-
sons, la fixation de l'époque propre à chaque culture,
aux semences, aux récoltes, et, plus tard enfin, pour la
géographie et la navigation ; cela est si vrai qu'elle fut
pendant très longtemps confondue avec la météorologie,
et que l'observation des astres était inséparable de l'ob-
servation des vents, des pluies, du froid et du chaud, etc.
Elle a donc été cultivée d'abord comme un art (et à
ce titre elle ne nous intéresse guère); chez les Grecs du
moins, c'est ce caractère qu'elle présente. Les études
astronomiques tout à fait premières furent-elles plus
désintéressées? Qui donc le pourrait prétendre? Que
savons-nous de l'origine lointaine de l'astronomie? Non
seulement l'hypothèse, imaginée par Bailly, de ce
peuple qui instruisit tous les autres, de ce peuple qui
« nous a tout appris excepté son nom et son exis-
tence » (1), est plus que douteuse; mais sur la science
même des Chinois, des Egyptiens et des Indiens à qui
Delambre conteste l'usage de tout instrument d'astro-
nomie, toute science géométrique et toute méthode (w2),
nous en sommes réduits à de vagues et incertaines
conjectures que la rigueur scientifique nous interdit
d'invoquer.
Le développement de l'astronomie en Grèce est-il
mieux connu? La Grèce, — on le sait, — a subi l'in-
f(l) D'Alembert, Correspce avec Voltaire, II, 259 (Delam-
bre, Hist. de fAstr., î, 1).
(2) Hist. de l'Ast., Disc, prélim. p.XVIJ,
ASTRONOMIE 207
fluence de l'Orient; peut-être a-t-elle reçu toute faite
la science astronomique au degré de développement
où elle était déjà parvenue vers le 6me et le 5me siècles
avant J.-C; Thaïes, Pythagore, Eudoxe, Platon, ont
certainement rapporté de leurs voyages les résultats de
spéculations étrangères (Eudoxe décrit un ciel qui
n'était point celui de son temps!). Mais qu ont-ils rap-
porté au juste? Les historiens de l'astronomie ne sont
guère d'accord sur l'originalité de la science astrono-
mique des Grecs! Les uns leur reprochent volontiers
d'avoir tout emprunté, de n'avoir rien ajouté à la
science qu'ils avaient reçue; d'autres leur attribuent
tout le mérite du développement de l'astronomie, comme
s'ils ne devaient rien à l'Orient : « Tout ce qui est
vraiment astronomique est étranger à la Grèce, dit
Bailly. L'ordre et l'arrangement des planètes, les causes
des éclipses, la méthode pour les prédire, les deux
étoiles du matin et du soir, réunies dans une seule
planète, la durée des révolutions du soleil et de la lune,
la période fameuse de Méton, l'obliquité de l'éclip-
tique, la sphère, tout leur vient de l'Egypte et de
l'Asie » (1). — « C'est chez les Grecs, répond Delambre,
et chez eux seuls, qu'il faut chercher l'origine et les
monuments d'une science qu'ils ont créée et que seuls
ils ont eu les moyens de créer » (2). Jugements
contradictoires en apparence, et qui pourtant ne nous
semblent pas inconciliables ! Sans doute les Grecs ont
demandé aux peuples plus anciens tout ce qui est
(1) Astronomie ancienne, 2&8.
(2) Hist. de l'Ast., Disc. Préï,p. IX.
208 VÉRIFICATION DE LA LOI
vraiment astronomique, c'est-à-dire des observations
accumulées depuis plusieurs siècles, et qui ne consti-
tuent pas à proprement, parler une science. Mais il
s'est créé et développé chez eux une science originale,
spontanément, indépendamment des influences asiati-
ques, et ce n'est que dans une époque reculée, à
Alexandrie et non en Grèce, que s'est opérée d'une
manière définitive la fusion des patientes études orien-
tales et des téméraires conceptions grecques.
Or, ce développement libre et vraiment hellénique
est l'exacte expression de cette loi qu'à ses origines la
science est la recherche de la substance des choses.
L'astronomie grecque en effet, confondue tout d'a-
bord dans la science générale, faisait partie de ces
audacieuses cosmogonies qui n'étaient rien moins que
de téméraires explications de toutes choses; on se
demandait : que sont les astres? Sont-ce des êtres
supérieurs et plus parfaits qui vivent d'une vie plus
heureuse dans les espaces plus purs? des dieux qui
veillent sur les destinées des mortels? des êtres assez
semblables à l'homme qu'une âme guide dans leurs
courses? des masses de vapeur ou de feu qui se sont
séparées de notre terre solide et doivent leur élévation
à leur légèreté ? C'est la seule question qui arrête les
premières spéculations grecques. Pour la plupart des
philosophes, les astres sont animés (car, à cette époque
où la connaissance se confond encore absolument avec
la sensation, la substance est individualisée, personni-
fiée, elle est faite à l'image de l'homme); bien rares
sont ceux qui ne leur attribuent qu'une substance ma-
térielle : ceux-là ne viendront que plus tard et les pre-
ASTRONOMIE 209
miers de ces audacieux seront suspects à leurs con-
temporains.
Inutile, ce nous semble, de nous attarder à des
détails connus ; dans le soleil et les astres, Thaïes
voit des feux qui se nourrissent des vapeurs des
eaux, Anaximandre des chariots renfermant un feu
qu'on voit par une ouverture circulaire, Anaxagore
des masses de fer rouge ou des pierres chauffées
à blanc, Anaximène des dieux, Heraclite des masses
de vapeurs, Xénophane des nuages enflammés qui
s'anéantissent ou se dissipent chaque soir, Parménide,
et aussi Empédocle, des corps composés d'un feu
pur ou d'un mélange du lumineux et de l'obscur ;
Philolaùs des disques de verre qui nous réfléchis-
sent la lumière du feu du monde ; les alomistes
enfin des masses d'atomes de même nature que
ceux qui composent le reste de l'univers : tous les
antésocratiques donc, tous, s'interrogent sur la nature
de ces êtres animés ou sans vie qu'ils perçoivent dans
l'espace.
Qu'ont-ils ajouté à ces spéculations sur la subs-
tance? Rien, ou plutôt ils y ont ajouté cette science
qui leur venait des Orientaux, science d'emprunt qui a
permis à Thaïes (encore est-ce douteux) de prédire va-
guement une éclipse et qui a fourni à Pythagore ses
idées sur l'antichtone, ses connaissances relatives aux
planètes* et même son incertaine hypothèse du mouve-
ment de la terre.
Et ceux des postsocratiques qui se sont le plus occu-
pés d'astronomie n'ont guère été plus heureux : quelles
vagues et rudimentaires notions positives Aristote
14
210 VÉRIFICATION DE LA LOI
avait en pareille matière (1) ! Au contraire, comme sa
pensée devient plus précise, quand, dans le Traité du
Ciel, il discute sur sa nature, sur les éléments qui le
constituent, sur l'esssence, la force, la place, de cha-
cun d'eux : toutes idées vraiment en accord avec le
génie grec et l'état des esprits jeunes encore !
Ce que donc il y a de particulier aux philosophes
grecs, ce qui leur appartient en propre dans la science
astronomique, ce sont les spéculations sur la nature, la
composition, la genèse des corps célestes; c'est aussi
l'idée de la solidité des cieux, adoptée par Aristote non
moins que par ses devanciers et qui se rattache à ces
mêmes spéculations ; c'est enfin la modification appor-
tée à la théorie des sphères solides, mais transparentes,
qui soutiennent les astres et les gardent de toute mar-
che capricieuse. Voilà ce qui est vraiment hellénique
voilà les idées qui se sont produites et développées
jusqu'au temps de l'école d'Alexandrie, où ces débuts
de la science grecque sont allés se perdre dans la
science orientale, ne laissant subsister que cette idée
générale que les astres sont des masses de feu soute-
nues par des sphères somatiques et guidées par des
âmes : n'est-ce pas là une conception essentiellement
substantialiste ?
Nous n'avons pas encore, il est vrai, cité les plus
grands noms de l'astronomie grecque : c'est Aristarque,
(1) A propos des éclipses de lune qii'Àristote attribue a des
corps circulant autour du contre commun et interceptant la
lumière, Delambre remarque qu'il « raisonne comme un
homme qui n'a aucune idée bien nette des mouvement*
célestes ni des tables astronomiques » (ouvrage cité, 309*3 1
ASTRONOMIE 211
c'est Hipparque, c'est Ptolémée, qui passent commu-
nément pour avoir opéré une révolution en astronomie.
Ils furent en effet de patients observateurs du ciel, des
érudits de premier ordre. Mais ont-ils fait vraiment
une révolution? N'ont-ils pas plutôt simplement con-
tinué, en la perfectionnant, cette œuvre entreprise par
les Egyptiens depuis tant de siècles sous le coup du
besoin ? Ont-ils été novateurs en matière d'explication?
Ont-ils inventé une théorie du ciel? Loin de nous la
pensée de rabaisser leur mérite! On leur doit, avec
les premières tentatives de mesurer la distance de la
lune et du soleil, ainsi que leurs diamètres apparents,
un état du ciel qui, aujourd'hui encore, est extrême-
ment précieux pour les comparaisons sur lesquelles
reposent les plus ingénieuses et les plus solides hypo-
thèses de mécanique céleste. Mais leur science était
toute descriptive, et elle ne pouvait être que descrip-
tive. Avec leurs instruments imparfaits (ils n'avaient
encore ni lunettes, ni verniers, ni micromètres), avec
leur ignorance absolue de la mécanique, avec leur
géométrie élémentaire et leurs connaissances bornées
en trigonométrie (nous verrons qu'au temps d'Hip-
parque seulement on commença à savoir calculer les
triangles sphériques), ils ne pouvaient prétendre à
autre chose qu'une passive contemplation du ciel et
une grossière interprétation des phénomènes célestes.
Eussent-ils eu le génie d'un Newton, que ce génie fût
demeuré stérile : si le génie n'est pas le produit d'une
époque, du moins il ne peut devancer l'œuvre du
temps. Aussi leur action fut-elle nécessairement bor-
née : une plus grande rigueur dans les observations,
212 VÉRIFICATION DE LA LOI
quelque précision de plus dans le calendrier, une plus
scrupuleuse topographie du ciel, la substitution de la
théorie des excentriques et des épicycles à celle des
sphères concentriques, constituent un réel progrès dans
la méthode, mais non dans la conception, de l'astro-
nomie.
Leur œuvre paraît grande et méritoire surtout quand
on songe aux théories superstitieuses de leurs de-
vanciers et de leurs contemporains, aux erreurs étran-
ges qui avaient alors crédit et qu'ils ont, du reste,
partagées. L'astrologie, dont nous avons maintenant à
parler, n'est pas simplement un art chimérique et
ridicule; c'est une phase, un moment du développe-
ment de l'astronomie; c'est l'interprétation finaliste
des astres se substituant à leur interprétation substan-
tialiste.
L'application grossière des causes finales aux astres,
application qui n'a pas été l'œuvre d'un homme ou
d'un temps, mais celle de plusieurs siècles et des
savants les plus autorisés, est souvent invoquée par les
ennemis de la philosophie qui l'accusent d'avoir mis
la plus simple et la plus belle des sciences au service
de la plus ridicule superstition et d'en avoir retardé
le progrès pendant de longs siècles. Nous verrons dans
la suiôe que les philosophes ont été étrangers à celte
révolution; d'ailleurs, quand on déplore l'intervention
du principe des causes finales dans la science astrono-
mique, on oublie trop facilement que, la mesure du
temps réglée et les besoins de l'agriculture une fois
satisfaits, on aurait renoncé complètement à Castro*
ASTRONOMIE 213
nomie devenue inutile, si l'on n'avait espéré en tirer
la connaissance de l'avenir; on ne songe pas que
l'astrologie, « cette fille folle de l'astronomie », comme
disait Kepler, a nourri sa mère, et j'entends par là non
seulement qu'elle a servi à assurer honneur et profit à
ceux qui s'occupaient du ciel, mais qu'elle a aussi
soutenu l'astronomie dont l'étude désintéressée n'eût
pas tenté les mortels, quel que soit l'attrait de l'in-
connu et la puissance de la curiosité.
Nous allons voir que c'est la recherche des attributs
qui domina dans la science astronomique et que c'est
la loi de finalité qui l'inspira jusqu'à Copernic, jusqu'à
Newton même, c'est-à-dire jusqu'à l'époque où, grâce
aux progrès de la mécanique et de la géométrie, l'in-
terprétation mécaniste fut enfin possible.
De bonne heure, certains esprits renoncèrent à
connaître la nature des astres, qui échappait du reste
aux plus minutieuses observations du regard, ou
acceptèrent sur leur être les opinions les plus com-
munément répandues, pour tenter de découvrir leurs
mille propriétés diverses. Jusqu'où doit- on faire re-
monter cette étude des attributs des corps célestes dont
labaseestlaloide finalité et qui constitue, conformément
à notre hypothèse, la deuxième phase de la science
astronomique? Bailly dit « qu'on lui connaît une
durée de près de cinquante siècles » et qu'elle « est
établie à la Chine depuis le commencement de cet
empire » (4). Certes, nous ne remonterons pas si haut,
et, comme pour la première période, nous nous con-
(1) Astronomie ancienne, p. 261.
214 VÉRIFICATION DE LA LOI
tenterons de rappeler ce qu'ont pensé les Grecs. Selon
toute apparence, cette science chimérique leur vint de
l'Orient; qui l'importa? Sont-ce les agronomes ou les
médecins? Ce qui semble certain, c'est qu'on n'en
doit pas accuser les philosophes. Nous avons vu quel
développement l'astronomie avait reçu sous leur in-
fluence; voici celui qu'elle doit aux praticiens : tous
assignent aux astres une finalité extérieure; les uns,
les agriculteurs, attribuent à tel ou tel phénomène
astronomique la propriété de produire les récoltes, aux
hyades celle d'amener la pluie, à Sirius celle de brûler
(aujourd'hui encore les comètes ne sont pas sans in-
fluence sur le vin); d'autres, les médecins, cherchent
l'action heureuse ou néfaste des astres sur les mala-
dies ; Hippocrate croit à leurs effets, particulièrement
à ceux de certaines constellations, comme les Pléiades,
Arcture, le Chien; à une époque bien postérieure, nous
constatons les progrés accomplis par cette astrologie
curative ; car Galien assigne avec précision à chaque
astre sa vertu, et il imagine un mois médicinal analo-
gue au mois lunaire. Hippocrate et Galien, ces grands
maîtres de la médecine, créent ainsi une tradition qui
se perpétue pendant de longs siècles, et peut-être jus-
qu'à nos jours ; car Paracelse considère l'influence des
astres comme la plus puissante des influences morbifi-
ques; Mead,cn 1704, étudie celle de la lune sur les corps
organisés et sur les maladies; en 1706, Hoffmann
publie un ouvrage où il traite de l'influence des astres
sur le corps humain, et c'est seulement à la fin duxvme
ou au commencement du xixe siècle qu'on renonça à
l'astrologie médicinale, si tant est qu'on y ait renoncé.
ASTRONOMIE 215
En môme temps, on s'attacha à découvrir
les vertus de ces clartés errantes
Par qui sont nos destins et nos mœurs différentes ;
on passa insensiblement de l'astrologie naturelle à
l'astrologie judiciaire; car nous ne croyons pas qu'une
idée vraiment philosophique ait présidé à l'apparition
de l'astrologie judiciaire et qu'il y ait un rapproche-
ment à faire entre la pensée des astrologues et la con-
ception leibnitzienne de l'univers, où chaque monade
subit l'influence de toutes les autres. Il ne faut pas voir
dans l'astrologie un monadisme profond reposant sur
une harmonie préétablie de tous les atomes (c'est à
peine si un stoïcien aurait pu, après coup, s'élever à
une telle conception!), mais simplement l'application
spontanée et irréfléchie du principe de finalité à un
objet mystérieux; aux époques surtout où l'on ne soup-
çonnait pas la grosseur et la distance des astres, où la
pensée du plus grand nombre était fidèlement expri-
mée dans ce vers de Lucrèce :
Née solis rota major
Esse potest nostris quam sensibus esse videtur(l),
où l'on n'avait aucune idée de l'immensité de l'univers
qu'on croyait borné à la voûte bleue du ciel, et où
l'on faisait même reposer cette voûte sur le sommet
des montagnes, — poussé par ce besoin inné d'assi-
gner une fin aux choses, on crut tout naturellement
que ces milliers d'astres n'avaient pas seulement pour
but la diffusion de la lumière éclatante ou obscure, et
(l)DeNat. R., V, 564-565.
216 VÉRIFICATION DE LA LOI
l'on y chercha la révélation de cet avenir inconnu qui
nous tourmente et qui a fait imaginer tant de systèmes
de divination. Nous ne pensons pas qu'on doive cher-
cher à l'astrologie une autre origine.
Les plus grands esprits s'adonnèrent à l'astrologie
judiciaire. Nous n'avons pas besoin d'en multiplier les
preuves, une seule suffira : Plolémée fit un calendrier (1)
qu'il intitula Présages tirés des étoiles fixes, d'après
Eudoxe, Hipparque, Calippe, Conon, Métrodore, Phi-
lippe, Dosithée, Melon, etc. Ainsi, celui qui, injuste-
ment peut-être, est regardé comme le plus savant des
astronomes de l'antiquité, lui en qui s'est résumée
toute la science grecque et orientale, s'est fait le com-
pilateur de ses devanciers pour offrir à ses contem-
porains un monument d'astrologie! D'ailleurs, il
divisait l'astronomie en deux parties, l'une mathéma-
tique, et l'autre judiciaire, et il n'attachait pas moins
d'importance à son ouvrage d'astrologie, les Quatre
Livres, qu'au résumé de son érudition scientifique, à sa
Syntaxe mathématique. On a vainement voulu préten-
dre que les Quatre Livres ne sont pas de lui, sous pré-
texte qu'une pareille œuvre est indigne d'un tel génie ; se
refuser à croire à l'authenticité de cet ouvrage, c'est
méconnaître l'esprit de l'époque : d'ailleurs, comment
récuser les témoignages de Porphyre et de Proclus ?
Si encore quelque penseur de l'antiquité s'était
soustrait à la croyance universelle, on pourrait s'étonner
que Ptolémée n'ait pas été aussi réservé. Mais tous,
(1) Dans les éphémérides dos Grecs, on traitait avec nn soin
particulier des idées astrologiques, de.^ aspects et des in-
fluences. Delambre, llist. de l'Astr., Disc, prél, xxxviij.
ASTRONOMIE 217
Eudoxe, Aristarque, Aratus, Hipparque, Manilius,
Sénéque, Pline, Censorinus, etc., dont quelques-uns
certes ont eu un génie aussi puissant que Ptolémée,
ont partagé et professé les mêmes erreurs. Qui donc,
— à l'exception du sceptique Sextus Empiricus, —
aurait douté des influences sidérales et d'une science
qui (on le voit par l'œuvre de Manilius) avait acquis
une si grande précision?
Cette science ne se perdit pas dans la barbarie du
moyen âge : ce fut, au contraire, celle qui fut conservée
avec le plus de soin et cultivée avec le plus d'ardeur
dans ces siècles où la loi de finalité était en si grand
crédit et où nul n'aurait douté que tout a été créé
pour l'homme dans les desseins d'un Dieu tout-puis-
sant (1). C'est encore cette même loi qui inspire même
les grands rénovateurs de l'astronomie, Tycho-Brahé
et Kepler.
C'est pour découvrir la finalité de la conjonction
des planètes Saturne et Jupiter, « phénomène auquel
les idées superstitieuses du temps accordent une grande
et mystérieuse influence » (2), qu'à l'âge de dix-neuf
ans Tycho-Brahé fait sa première observation astrono-
mique; c'est encore la même idée qui domine son
premier ouvrage sur l'étoile qu'on venait de découvrir
dans la constellation de Cassiopée; il y cherche quelle
(4) Roger Bacon, que l'on considère comme le seul qui ait
eu quelque idée positive sur la science, reproche à Aristote
de ne rien enseigner sur les influences astrales : nihil docet
in particularide naturis substantialibus cœlorum et stellarum,
neque de virtutibus quibus agunt in hœc inferiora (Communia
naturalia, passage cité par M. Charles, Roger Bacon, p. 371).
(2) M. Bertrand, les Fondateurs de l'Àstr. moderne, p. 69.
218 VÉRIFICATION DE LA LOI
influence l'apparition momentanée d'étoiles doit exercer
sur le monde. « L'événement, par sa rareté même,
échappe malheureusement aux règles de l'art qui ne
permettent que des pronostics timides et douteux.
Heureux pourtant ceux qui sont nés au moment de
l'apparition de l'étoile! S'ils atteignent l'âge de 48 ans,
l'influence énergique aura sur eux tout son effet, et ils
feront de grandes choses » (1). Durant toute sa carrière,
ses recherches astronomiques furent entreprises en vue
de prédictions astrologiques; l'astrologie lui paraissait la
plus certaine des sciences : « Par quelle bizarre injus-
tice, disait-il, cette science si noble et si utile trouve-
t-elle tant d'incrédules, lorsque l'arithmétique et la
géométrie n'en ont jamais rencontré un seul » (v2 ?
On pourrait même dire qu'il a fait la philosophie de
cette science : tant il a formulé nettement le principe
sur lequel elle repose! Dans le discours d'ouverture
d'un cours public qu'il fit à Copenhague, c'est sur la
loi de finalité qu'il la fonde : « Et d'abord, dit-il, si les
étoiles et les planètes sont sans influence sur nos des-
tinées, à quoi servent-elles? Peut-on cependant être
assez impie pour accuser Dieu d'injustice et d'iniquité
en supposant qu'il ait créé en vain le grand et beau
spectacle des cieux et l'innombrable armée des étoiles?
Nous pouvons, il est vrai, utiliser leur marche pour la
mesure du temps, mais est-il raisonnable de prendre
îe monde entier pour une gigantesque horloge? Quoi!
l'herbe la plus humble, la pierre la plus grossière,
l'animal le plus vil, auraient toujours ici-bas, pour qui
(1) Ibid, p. 74.
(2) Ibid, p. 77.
ASTRONOMIE 219
sait la trouver, une propriété utile ou précieuse, et Ton
admettrait que les substances éternelles et incorruptibles
qui roulent sur nos têtes sont destituées par la Provi-
dence de toute action bienfaisante » (1)?
Voilà bien la théorie de la science astronomique de
son temps. C'est ce même principe des causes finales,
dérivé de la sagesse et de la perfection de Dieu, qu'in-
voque Kepler; dans la préface de son Mysterium
cosmographicum, il expose en ces termes le dessein
de son ouvrage : « J'entreprends de prouver que Dieu,
en créant l'univers et en réglant la disposition des
cieux, a eu en vue les cinq corps réguliers de la géo-
métrie, célèbres depuis Pythagore et Platon, et qu'il a
fixé, d'après leurs dimensions, le nombre des cieux,
leurs proportions et les rapports de leurs mouve-
ments » (2). Plus tard, il est vrai, quand, en 1606,
une étoile apparaît dans le ciel et disparaît, il semble
quelque peu sceptique sur l'influence de cet astre :
« Si l'on me demande : qu'adviendra-t-il? que présage
cette apparition ? je répondrai sans hésiter : avant
tout, une nuée d'écrits, publiés par de nombreux
auteurs, et beaucoup de travail pour les imprimeurs.
— Si l'on se plaint que ma dissertation glisse trop
légèrement sur les conséquences théologiques et poli-
tiques, je répondrai que ma charge m'oblige selon mes
forces à perfectionner l'astronomie et non à remplir
l'office de prophète public (3). J'en suis fort aise : si
(1) Ibid, p. 77.
(2)Ibid., p. 121.
(3) Jamais jusqu'alors on n'avait distingué si nettement
l'astronomie de l'astrologie.
220 VÉRIFICATION DE LA LOI
j'avais à parler librement de tout ce qui se passe en
Europe et clans l'Eglise, je serais fort exposé à choquer
tout le monde; car, comme dit Horace :
Iliacos intra muros peccatur et extra (1) »,
Ce n'est déjà plus le langage d'un convaincu, et ce
passage n'est pas le seul, dans les ouvrages de Kepler,
où il ait un ton railleur en parlant de l'astrologie; et
pourtant il fut l'astrologue en titre de Wallenstein ;
admettons qu'il n'ait pas pris au sérieux sa charge ;
du moins il a annoncé la mort du fils de son maître
Mœstlin ; il a fait dans ses almanachs des prédictions
astrologiques sur le temps et sur les événements poli-
tiques; toute sa vie, il s'adonna aux horoscopes, et il
est impossible de prétendre, comme certains de ses
biographes, qu'il ne croyait pas à l'astrologie divi-
natrice. Au contraire, cet esprit si étrange qui expli-
quait le mouvement rectiligne d'un corps au moyen
d'un ange directeur, qui admettait dans toute planète
une âme instruite de la voie qu'elle devait suivre, qui
professait que, dans l'harmonie du monde, « Saturne
et Jupiter font la basse, Mars le ténor, Vénus le con-
tralto, et Mercure le fausset (2), » qui, en énonçant ses
lois immortelles, expliquait les mouvements des planètes
autour du soleil par l'émanation de certaines espèces
immatérielles, et, en même temps, par une sorte
d'instinct des planètes (3), un tel esprit, dis-je, devait
(1)M. Bertrand, Ibid.. p. 133.
(2) Ibid., p. 165.
(3) Laplace, Histoire de l'Astronomie, p, 414-415.
ASTRONOMIE 221
se sentir attiré par les séduisantes études et les indu-
bitables vérités astrologiques en si grand honneur de
son temps; car les lois de l'astrologie étaient incon-
testées; c'étaient des principes, des articles de foi; tout
ce qui les contredisait était tenu pour faux et absurde,
au point qu'à l'époque où la lunette de Galilée permit
de distinguer les étoiles de la voie lactée, on se refusa
d'y croire, tant était forte la persuasion que ces nébu-
leuses étaient faites pour « obscurcir les intelligences
soumises à leur influence » (1), et c'est encore à cette
fameuse science que fut emprunté le plus fort argu-
ment contre la découverte des satellites de Jupiter :
Dieu, disait-on (toujours sous l'inspiration du principe
de finalité), ne crée rien en vain, et l'univers, — per-
sonne n'en doute, — a été fait pour l'homme; or, à
quoi peuvent servir de telles planètes? Placées hors
de la portée de notre vue et condamnées à l'inaction
par leur petitesse, elles resteraient oisives et super-
flues (2).
D'ailleurs, quand Kepler eût commencé à douter
de l'astrologie, ce scepticisme devrait-il nous surprendre
chez celui qui peut-être a le plus fait pour l'interpré-
tation mécaniste des phénomènes célestes? Avec lui,
l'astronomie entre définitivement dans sa troisième
période.
Depuis longtemps on avait tenté de soumettre au
calcul les phénomènes et les mouvements célestes.
(1) M. Bertrand; ibid., p, 204.
(2) Ibid , p. 206.
222 VÉRIFICATION DE LA LOI
Aristarque (et peut-être n'était-il pas le premier) avait
essayé (vers 250 av. J.-C.) de mesurer la distance de
la lune et du soleil, ainsi que leurs diamètres appa-
rents^). Mais, au temps d'Aristarque, les Grecs igno-
raient encore à peu près entièrement la trigonométrie,
ils ne savaient pas résoudre un triangle rectangle dont
ils connaissaient les trois angles et un côté (2). Archi-
mède lui-même, à peu près à la môme époque, ne
savait pas calculer l'angle au sommet d'un triangle
isocèle dont on connaît la base et les deux côtés
égaux (3). A mesure que la trigonométrie avança, le
calcul appliqué aux phénomènes célestes devint plus
précis; si Hipparque, que Delambre considère comme
le vrai fondateur de l'astronomie, a laissé de si pré-
cieuses observations, c'est que déjà la géométrie avait
progressé et qu'il savait calculer les triangles sphéri-
ques (4). Ptolémée, enfin, dont la science géométrique
était plus grande encore, créa une astronomie mathé-
matique et fit un incessant usage du calcul qu'il n'ap-
pliqua pas toujours avec justesse ni à des observations
personnelles. Toutefois, malgré l'introduction du cal-
cul dans l'astronomie, il était impossible jusqu'à Co-
pernic, Kepler et Galilée, que la science des astres
fût une mécanique céleste; la mécanique céleste n'est
en effet qu'une application particulière de la méca-
nique générale ; or, la science mécanique était à peu
près inconnue des anciens : elle ne date en réalité que
(1) Maton recommandait aux astronomes d'apprendre la
géométrie»
(2) Delambre, lîist, de l'astr, ancienne, I, 76
(3)Ibid., 104.
(4)lbid. il T.
ASTRONOMIE 223
de Galilée : encore les découvertes de Galilée n'au-
raient-elles pas, à elles seules, rendu possible la révo-
lution newtonienne. Mais il importe de voir, au moins
en quelques mots, comment cette révolution s'est pré-
parée.
Copernic eut la gloire de renverser le système de
Ptolémée; en dépit des résistances qu'y opposèrent la
superstition, l'habitude, l'autorité des apparences sen-
sibles, la religion même, sa théorie finit par préva-
loir : la terre et les autres planètes tournaient désor-
mais autour du soleil. En même temps (c'était une
conséquence inévitable) était détruite la théorie des
sphères que Ptolémée lui-même avait encore considé-
rées comme solides; il y fallait donc substituer une
théorie nouvelle : ce fut l'œuvre de Kepler. Si les
planètes ne sont plus fixées à des sphères, il faut ex-
pliquer comment elles se meuvent harmonieusement,
sans heurt, ni précipitation ni bouleversement : tel est
le problème que Kepler se pose. Pour le résoudre, tan-
tôt il imagine qu'un ange dirige chacune des planètes
à travers les espaces ; tantôt il les croit douées d'un
principe actif, cause de leur mouvement et de la ré-
gularité de ce mouvement ; il prête à chacune « une
âme qui, instruite du chemin qu'elle doit suivre pour
conserver l'ordre éternel de l'univers, l'y dirige conti-
nuellement et l'y maintient sans relâche avec une im-
mortelle puissance et une inépuisable vigueur » (1).
Mais il s'interroge avec inquiétude sur l'admirable
intelligence et les profondes connaissances de cette
(1) M. Bertrand, otiv. cité, p. 149,
224 VÉRIFICATION DE LA LOI
âme, et il n'ose lui accorder une connaissance parfaite
des sinus. Il tait alors d'autres hypothèses : « il sup-
pose au soleil un mouvement de rotation sur un axe
perpendiculaire à l'écliplique; des espèces immaté-
rielles, émanées de cet astre dans le plan de son équa-
teur, douées d'une activité décroissante en raison des
distances, et conservant leur mouvement primitif de
révolution, font participer chaque planète à ce mouve-
ment circulaire. En même temps la planète, par une
sorte d'instinct ou de magnétisme, s'approche et s'é-
loigne alternativement du soleil, s'élève au-dessus de
l'équateur solaire, et s'abaisse au-dessous, de manière
à décrire une ellipse toujours située dans un même
plan passant par le centre du soleil » (1). Enfin, dans
le Stella Marlis, Kepler dit que la « gravité n'est qu'une
affection corporelle et mutuelle entre les corps, par
laquelle ils tendent à s'unir » (2). De cette double idée
d'une influence magnétique exercée par le soleil sur
les planètes et d'une affection mutuelle entre les corps
à la théorie newtonienne de l'attraction universelle, il
n'y a pas loin. Mais, comme le dit M. Bertrand (3), la
mécanique, à peine dans l'enfance, ne permettait pas
à Kepler, quelque clairvoyant qu'il fût, d'éprouver ses
idées sur les forces motrices et de les transformer en
théories précises et calculées : les travaux de Galilée,
de Huyghens et de Cassini étaient nécessaires à Newton.
Cependant les temps étaient mûrs pour une inter-
prétation vraiment phénoménale et purement méca-
(lj Laplace, Hist. de i'astr., 414-415.
v2) Ibid., 415.
(3) Ouv. cité, 151;
Astronomie 225
nîste. Ce fut Descartes qui la tenta le premier dans sa
théorie des tourbillons. Cette théorie fut assez sédui-
sante pour s'imposer à certains esprits jusqu'au milieu
du xvme siècle, et assez forte pour faire échec pendant
longtemps à l'explication newtonienne. M. Bertrand se
montre très fort irrité du succès qu'eut la doctrine de
Descartes; il la qualifie de science imaginaire et
fragile, s'indigne de la fausse universalité de ses
explications et de la confiance audacieuse du présomp-
tueux réformateur ; « Descartes, — ajoute-t-il comme
pour accabler le malheureux philosophe, — était trop oc-
cupé à admirer ses propres idées pour avoir le loisir
d'examiner les phénomènes et de descendre aux mi-
nutieux détails » (1). Et c'est un géomètre qui s'attaque
ainsi à Descartes ! Nous supposons n'avoir pas besoin
de défendre le présomptueux réformateur, envers qui
d'Alembert, Bailly et Laplace ont été beaucoup plus
justes (2). Ne faut-il donc compter pour rien à Des-
cartes le mérite d'avoir déclaré le premier que l'astro-
nomie devait être une science mécanique, d'avoir
définitivement exclu de cette science toute idée de
(1) Ouvrage cité, p. 367.
(2) « Si l'on juge sans partialité ces tourbillons devenus
aujourd'hui presque ridicules, on conviendra, j'ose le dire,
qu'on ne pouvait alors imaginer mieux... Il n'y avait qu'une
longue suite de phénomènes, de raisonnements et de calculs,
et par conséquent une longue suite d'années, qui pût faire
renoncer à une théorie aussi séduisante. Elle avait d'ailleurs
l'avantage singulier de rendre compte de la gravitation des
corps par la force centrifuge des tourbillons, et je ne crains
pas d'avancer que cette explication de la pesanteur est une
des plus belles et des plus ingénieuses hypothèses que la
philosophie ait jamais imaginées.» D'Alembert, Disc, prélim.
de l'Encyclopie,
15
226 VÉRIFICATION DE LA LOI
finalité, et n'est-il pas singulier qu'un philosophe, un
métaphysicien, ait combattu avec force cette interpré-
tation finaliste qui avait encore été admise par Tycho-
Brahé et par Kepler?
Quoi qu'il en soit, ce premier essai fut malheureux ;
nous en avons dit les raisons : certains progrès étaient
encore à réaliser dans la science mécanique, et certaines
découvertes étaient encore à faire. Puis, longuement
préparé par les travaux de ses devanciers et, en parti-
culier, de Kepler, puissamment aidé par les instruments
qui venaient d'être créés, Newton s'élève, dans une vue
de génie, à la conception de l'attraction universelle.
L'astronomie était désormais une science purement
mécanique et mathématique : t elle n'est plus, comme
dit Herschell, qu'un simple problème de géométrie et
de calcul qui consiste à déterminer, d'après les positions
observées d'une planète, son orbite réelle autour du
soleil, ainsi que les autres circonstances que présente
son mouvement » (1). Sans doute les astres prêtent
encore à des études descriptives, historiques, physiques,
chimiques ou minéralogiques; mais la véritable astro-
nomie consiste essentiellement dans l'analyse des
mouvements effectifs des astres, analyse qui permet
d'abord de les ramener, d'après les règles de la mé-
canique rationnelle, à des mouvements élémentaires
régis par une loi mathématique universelle et invariable,
puis, quand cette loi est connue, « de perfectionner à
un haut degré la connaissance des mouvements réels,
en les déterminant à priori par des calculs de mé-
(1) Discours sur l'Etude de la Phil. Naturelle, 272,
ASTRONOMIE 227
canique générale, empruntant à l'observation directe
le moins de données possible » (1). — Sans doute
aussi le travail patient des observateurs est nécessaire
encore; l'astronomie n'est pas absolument à priori;
mais les observations servent surtout à la vérification
des calculs (2); car, suivant une heureuse remarque
d'A. Comte, les phénomènes astronomiques sont aujour-
d'hui construits par l'intelligence humaine : ainsi
s'est réalisé l'idéal de Descartes qui aspirait à faire le
monde.
En conséquence, l'astronomie a passé par une triple
période : on étudia d'abord la nature des astres et des
forces auxquelles ils sont soumis, puis les propriétés,
les attributs de ces forces, enfin leurs effets méca-
niques; nous croyons avoir suffisamment prouvé,
quoique dans une étude nécessairement très som-
maire , que notre loi se vérifie pour cette science
qui a subi, à peu près successivement, les trois phases
substantialiste, finaliste et mécaniste.
(1) Dict. de Larousse, — Art. Astronie.
(2) « Le dernier progrès de la science et le plus beau, c'est
d'avoir banni entièrement l'empirisme de l'astronomie, qui
maintenant n'est plus qu'un grand problème de mécanique,
dont les éléments du mouvement des astres, leurs figures et
leurs masses,, sont les arbitraires, seules données indispen-
sables que cette science doive tirer des observations. »
Laplace, Système du Monde.
228 VÉRIFICATION DE LA LOI
PHYSIQUE
Quand on compare la physique des premiers temps
à celle d'aujourd'hui, on a quelque peine à croire
possible un passage de l'une à l'autre : il semble n'y
avoir aucun rapport entre les calculs des forces molé-
culaires faits par les contemporains et les cosmogonies
enfantées par l'imagination des premiers philosophes
grecs. C'est pourtant à ces premiers sages que sont dues
les premières tentatives pour connaître la nature, et
c'est après une évolution plus ou moins lente à travers
les phases substantialiste, finaliste et mécaniste, que la
physique a définitivement, comme l'astronomie, fait
retour à la mécanique et à la loi de contradiction.
Les premiers essais de physique furent les cosmo-
gonies antésocratiques. Nous avons déjà, dans une
étude précédente, suffisamment déterminé le caractère
de cette période et de ces essais, par cela même que
nous avons déterminé le caractère général delà science;
car, à cette époque où les sciences morales étaient
totalement ignorées, où Socrate n'avait pas encore
accompli sa révolution et créé un nouvel objet d'étude,
la science se bornait à des spéculations sur la nature.
Nous avons vu quel était l'objet de ces recherches;
nous avons dit que, pour tous les philosophes sans
exception et quelle qu'ait été leur doctrine, cet objet
était la détermination de la matière dont sont faites
les choses, de la substance somatique ou hylatique,
une ou multiple, qualitativement déterminée ou indé-
terminée, qui constitue leur être : l'eau, l'air, le feu,
le nombre, l'homéomérie, l'atome, voilà les principes
PHYSIQUE 229
desquels résultent l'univers et tout ce qu'il renferme.
Préoccupés plutôt de ce qui demeure que de ce qui
passe, de la réalité immuable que des apparences, du
fond des choses que des accidents, c'est à peine si ces
premiers physiciens se sont interrogés sur les change-
ments qui surviennent à la surface, sur les affections
ou qualités des êtres, sur leurs toéôv] ou leurs K«ç :
c'était pour eux le domaine de l'opinion ou de la
fausseté, du non-être, ce qui frappe le vulgaire, ce que
dédaigne le philosophe qui pénètre jusqu'à la nature
des choses; ceux d'entre eux qui, comme Heraclite,
Parménide, Pythagore, Empédocle, Anaxagore, ont
distingué la connaissance acquise par les sens et la
connaissance intelligible et qui, par suite, n'ont pas
fait grand cas de la connaissance sensible, y ont rap-
porté toutes les qualités des choses. Quand pourtant ils
ont voulu rendre compte des apparences, ils ont formé
certaines oppositions, comme celles du dense et du
ténu, du froid et du chaud, de l'obscur et du clair, de
l'humide et du sec, du léger et du lourd, et ils ont
considéré ces qualités comme ayant une existence
propre au sein des choses; ces qualités, confondues à
l'origine, se constituent par l'union du semblable au
semblable; elles ont presque une existence substan-
tielle, elles aussi; elles résultent des principes par suite
de la raréfaction et de la condensation ou autrement,
comme de l'air par exemple résultent le feu et l'eau;
elles sont, comme les choses mêmes, composées d'élé-
ments matériels.
Cette interprétation (quelles que soient les différences
qu'il puisse y avoir dans le détail, — et nous ne
230 VÉRIFICATION DE LA LOI
croyons pas avoir à reconstruire ici la cosmogonie de
chacun : ce que nous devons chercher, c'est l'idée
dominante, la conception générale de la science), cette
interprétation nous paraît pouvoir s'appliquer à toutes
les doctrines antésocratiques, à l'exception toutefois,
semble-t-il, de celle de Démocrite. Démocrite en effet
a considéré, lui, les qualités comme subjectives ; il ne
les a plus placées dans l'être des choses, mais dans le
sujet, et sa philosophie en ce sens a assez bien pré-
paré celle de Protagoras, de Socrate et de son école.
Toutefois c'est encore dans une matière, dans un
ingrédient fixe par lui-même qu'il en a cherché le
principe : les sensations sont composées des mêmes
éléments que les choses; elles peuvent en différer par
la combinaison de ces éléments, elles n'en diffèrent
pas substantiellement, et c'est encore à des causes
substantielles qu'il a ramené, somme toute, le chan-
gement et l'élément qualitatif.
Aucun donc de ces philosophes ne s'est élevé à quelque
hypothèse autre que l'hypothèse substantialiste, et le
problème : quel est le principe hylatique, l'élément pre-
mier de toutes choses, se retrouve partout, là même où
il semblerait le plus devoir être oublié.
Dans le chapitre où nous avons posé le problème de
l'évolution de la science, nous avons vu quelle trans-
formation a été accomplie par Socrate et par Aristote,
et quelle part revient dans cette transformation à cha-
cun d'eux : Socrate imagina une théorie nouvelle de la
science, mais ne l'appliqua qu'aux choses morales;
Aristote l'étendit aux choses de la nature. Pour mar-
PHYSIQUE 231
quer la part qu'Aristote prit à cette grande œuvre de
rénovation de la science, nous avons dû exposer déjà
ses idées essentielles en matière de physique. On n'at-
tend pas de nous sans doute que nous complétions
cette étude très sommaire et très générale par une
analyse détaillée et un examen approfondi de la phy-
sique d'Aristote. Une pareille étude dépasserait les
limites que nous devons assigner à ce travail, et
j'ajoute qu'elle ne serait pas en accord avec l'objet que
nous nous sommes proposé. En effet, ce que nous
devons étudier, ce n'est pas l'évolution de la physique
générale, de cette science qui s'étendait à toute la
nature, mais celle de la physique proprement dite,
c'est-à-dire que nous devons chercher quelles ont été
les origines de cette science qui de nos jours traite des
phénomènes extérieurs aux corps. Or la physique
d'Aristote a plutôt pour objet l'étude du mouvement,
de sa possibilité, de ses conditions générales (temps et
espace), de son éternité et de son infmitude, toutes
questions absolument étrangères à la physique telle que
nous l'entendons aujourd'hui : si nous devions voir
dans ces études aristotéliciennes les origines d'une
science positive, ce serait de la mécanique, semble-t-il,
plutôt encore que de la physique. Pourtant, nous pou-
vons trouver déjà chez Aristote une conception et une
ébauche même de la physique proprement dite, à la
condition de la chercher, non seulement dans son
traité de la Physique, mais encore dans certains autres
de ses ouvrages, la Météorologie, le Traité du Ciel, et
celui de la Corruption et de la Génération. Aristote
rompt avec la science des anciens; il en rejette l'objet
232 VÉRIFICATION DE LA LOI
et le principe; il assigne à la physique une autre ma-
tière et l'établit sur de nouvelles assises; sa théorie
est intermédiaire entre la doctrine nettement substan-
tialiste de ses devanciers, et la solution purement
finaliste du moyen âge.
Les premiers livres de sa Physique sont presque
exclusivement remplis par la critique des doctrines
anciennes, critique dirigea tantôt contre l'Un des
Eléates et tantôt contre les principes matériels des
physiciens. Il distingue (distinction sur laquelle nous
allons revenir) la matière et la forme et il reproche
aux uns et aux autres d'avoir borné l'étude de la phy-
sique à la matière : d'une part, les paradoxes de l'école
d'Elée sur le mouvement et le devenir lui semblent
devoir être attribués à ce qu'ils ont systématiquement
méconnu la forme ; d'autre part, il blâme Démocrite
et Empédocle de n'avoir pas touché à la question de
l'essence (1). Les antésocratiques n'ont donc pas su
déterminer le juste objet de la physique; ils en ont
aussi ignoré le vrai principe. En effet, ils ont pré-
tendu expliquer la formation des choses par la seule
nécessité, méconnaissant ainsi l'essence de l'activité
de la nature.
Tout autre est la conception d'Aristote. La science
est la connaissance des causes, et les causes principales
des choses, au nombre de quatre, la cause matérielle,
la cause formelle, la cause efficiente et la cause finale,
se réduisent en réalité à deux : la cause matérielle et
la cause formelle (nous n'avons pas à parler de la pri-
(\) Pbys., IU, 2.
PHYSIQUE 233
vation, qui est pour ainsi dire une cause négative des
choses, bien que le moyen âge l'ait empruntée à Aris-
tote et en ait fait un continuel usage). La matière est
le sujet : c'est ce qui sert de support à tout le reste ;
la forme est l'essence des choses, ce qui fait qu'elles
sont ce qu'elles sont. Or Aristote répète en maint
passage de sa Physique que le physicien doit étudier
à la fois la forme et la matière : ces deux causes con-
courent à faire la nature des choses et à produire les
phénomènes qui adviennent. Mais y concourent-elles
dans une égale part? La question est nettement posée
dans le premier livre de la Physique, lorsqu'Aristote
se demande si l'essence des choses consiste dans la
forme ou dans le sujet. Mais la réponse est différée, et
nulle part nous ne la trouvons plus donnée de telle
sorte que nous n'ayons aucun doute. Certains passages
laisseraient même croire qu'Aristote se refusait à se
prononcer ou qu'il était indécis. Toutefois, au cha-
pitre 1er du livre II, il développe assez longuement
cette idée que ce qui constitue les objets de la nature
comme ceux de l'art, c'est leur forme plutôt que leur
matière : de même qu'un lit, contrairement à l'opinion
d'Antiphon, n'est pas un lit tant qu'il n'a pas reçu la
forme qui le détermine spécifiquement, de même la
chair et les os ne sont pas, à proprement parler, la
chair et les os, tant qu'il n'ont pas reçu la forme qui
est impliquée dans leur définition. D'ailleurs, sa façon
de concevoir la matière et la forme ne laisse guère
subsister de doute à cet égard (1); la matière en effet
(l)Phys. II, 1,19.
234 VÉRIFICATION DE LA LOI
est une simple puissance, tandis que la forme est
l'acte même ; or un être n'est un être que du mo-
ment qu'il est en acte, et l'acte, d'autre part, est
beaucoup plus parfait que la puissance. En consé-
quence, bien que la physique ait un double objet, c'est
assurément la forme, comme nous l'avons établi précé-
demment par une autre méthode, c'est la forme qui
intéresse avant tout les physiciens.
Ces deux principes, la matière et la forme, ne sont
pas étrangers l'un à l'autre; la forme agit sur la ma-
tière, mais elle n'agit pas à la façon d'un moteur :
elle est recherchée et désirée par la matière ; la forme
ne vient donc pas simplement se juxtaposer à elle;
elle la façonne, elle l'ordonne en l'attirant; elle est pour
elle, sinon tout à fait un principe d'existence, du
moins un principe de perfection. Il y a donc dans la
nature une tendance à une fin. « C'est, selon Aristote,
le principe fondamental de la physique que Dieu et la
nature ne font rien en vain, que la nature tend toujours
vers le meilleur, qu'elle fait toujours, autant qu'il lui
est possible, ce qui doit être le plus beau. L'existence
de la finalité dans l'univers est prouvée par l'observa-
tion. Dans les plus petites choses, comme dans les
plus grandes, si nous y prenons garde, il y a une raison,
il y a de la perfection et du divin. La nature fait
tourner au bien ses imperfections mêmes. Mais si l'ordre
et l'harmonie existent dans l'univers, s'ensuit-il que
l'univers soit le produit d'une cpu<nç, ou puissance créa-
trice divine? N'y a-t-il pas, de cet ordre et de cetle
harmonie, une autre explication possible? Qui, par
exemple, nous empêche de dire ; « Jupiter ne fait pas
PHYSIQUE 235
pleuvoir pour nourrir les graines, mais les graines
germent parce qu'il pleut. La nécessité fait pleuvoir, et
ce phénomène ayant lieu, le froment en profite; de
même, la nécessité fait les organes des animaux et
ceux-ci s'en servent. Là où tout a l'air de se produire
en vue d'une fin, il n'y a en réalité que des choses qui
survivent parce qu'elles se sont trouvées constituées
par le hasard d'une manière conforme à leurs conditions
d'existence. Et les choses qui ne se trouvent pas ainsi
constituées ont péri et périssent comme Empédocle
dit qu'il est arrivé à ces bœufs à face humaine ». Vaine
explication, répond Aristote ; car les organes des ani-
maux et la plupart des êtres que la nature présente à
nos regards sont ce qu'ils sont ou dans tous les cas ou
au moins dans la majorité des cas. Or il n'en est jamais
ainsi pour les choses que produit le hasard; les ren-
contres heureuses n'y sont jamais que des exceptions.
Mais, dira-t-on, il existe des monstres. Les monstres
ne sont que des œuvres manquées, effets d'un effort
impuissant pour réaliser le type harmonieux. La
nature peut se tromper comme l'art, à cause de l'obs-
tacle que lui oppose la matière même sur laquelle elle
travaille. Dira-t-on enfin qu'on ne voit pas le moteur
délibérer et choisir? Peu importe, car l'art non plus
ne délibère pas : il agit d'une manière intelligente sans
se rendre compte de ce qu'il fait. Donc la nature est
une cause, et une cause agissant en vue d'une fin » (1).
Aristote fait pourtant une part au principe de né-
cessité; ce principe, c'est la matière, et, nous l'avons
(1) M. Boutroux, art. Aristote dans la Grande Encyclopédie,
236 VÉRIFICATION DE LA LOI
vu, si la cause finale ou formelle est la cause par
excellence, la matière doit entrer en ligne de compte :
souvent même elle doit être impliquée, non moins que
l'essence, dans la définition (1).
Toutefois ce n'est plus l'être des choses, leur sujet, la
matière, — mais l'essence, la forme, qui est l'objet de
la physique; son principe n'est plus la nécessité, mais
la finalité, le meilleur, le bien, la perfection.
Le détail même de la physique d'Arislote est inspiré
de son principe. La pesanteur, par exemple, est le ré-
sultat d'une certaine finalité ou tendance. Il y a quatre
éléments des choses, la terre, l'eau, l'air et le feu. Or
chaque élément se porte en ligne droite vers son lieu
naturel (2). Tandis que le feu, par exemple, tend vers les
régions élevées, le lieu où tend l'élément terrestre est
le centre : ainsi s'explique la pesanteur; ainsi s'explique
aussi que la terre est le centre du monde. — Il y a
quelque finalité encore dans la formation des minéraux
et des corps organisés au moyen soit du chaud et du
froid, soit de l'humide et du sec, qui tendent à s'unir (3).
— Enfin il y en a même dans la constitution de la
lumière et de la chaleur; l'explication qu'en donne
Aristote semble purement mécaniste, puisque chaleur
et lumière résultent du frottement que l'air subit par
suite de la vitesse des sphères célestes (4); mais ce mou-
vement des sphères célestes est causé lui-même par
une attraction : ses effets résultent donc, indirectement,
d'une certaine finalité.
(l)Phys. II, 9, 7.
(2)Phys. IV, 1,4; —IV, 4, 1 ; — IV, 5,5;— IV, 12, 1.
(3) De An. Gen. II, 6; — Meteor. IV, 8.
(4) Traité du Ciel, II, 7, 2.
PHYSIQUE 237
On le voit, il s'est accompli un grand progrès
d'Empédocle à Aristote : la physique est entrée dans
une phase nouvelle, et, si nous trouvons encore dans
Aristote quelques concessions à la théorie ancienne
qu'il a rejetée, néanmoins c'en était fait de l'interpré-
tation substantialiste.
Durant tout le moyen âge, on s'en tint à sa doctrine
qu'on croyait connaître et comprendre, mais qu'en
réalité on dénaturait et que l'on confondait avec celle
de Platon. « La physique du moyen âge, dit M. Liard,
n'avait d'une physique véritable que le nom. C'était
l'empire ténébreux d'entités semi-logiques, semi-per-
sonnelles, fruits de l'abstraction et de l'imagination,
s'interposant entre l'esprit et les choses, voilant les
choses et donnant le change à l'esprit, forces mysté-
rieuses, puissances occultes, formes substantielles, âmes
végétatives, âmes sensitives, censées produire et gou-
verner les phénomènes, sans permettre à l'intelligence
de les prévoir, à l'activité de les maîtriser. Trois sortes
de notions semblaient suffire à tout expliquer, la ma-
tière, les formes et le mouvement. Mais cette matière
n'avait rien de cette matière concrète que nous sentons,
voyons et touchons ; c'était la matière métaphysique,
l'être indéterminé, rêvé par les anciens sages, étranger
par lui-même à toutes les déterminations positives de
l'existence, capable seulement de les recevoir. Les
formes, c'étaient les qualités mêmes des choses, trans-
figurées en principes et en explications, produisant,
disait-onj chaque nature particulière, en l'unissant à
la matière indéterminée. Le mouvement, c'était comme
dans l'antique physique d'Aristote, le passage du non-
238 VÉRIFICATION DE LA LOI
être à l'être, de l'être au non-être, ou le changement
de l'être » (1). C'est là un résumé très exact de
l'opinion qu'on se fait de l'état de la science au
moyen âge : depuis que la physique est vraiment consti-
tuée et a tant progressé dans la voie nouvelle, on s'est
beaucoup moqué des qualités occultes et des entités
métaphysiques au moyen desquelles on prétendait ex-
pliquer toutes choses : il semble que l'esprit humain
rougisse de son passé; on n'aime pas à parler de cette
époque que l'on considère comme ayant été funeste à
la philosophie et à la pensée; on n'en évoque le sou-
venir que pour la condamner, et il semble même (tant
on a soin ou tant on affecte de l'ignorer!) qu'on la
veuille ensevelir dans un oubli absolu. Nous n'avons
nullement l'intention d'en faire l'apologie ; mais peut-
être, quand on la juge avec tant de sévérité, ne se
place-t-on pas assez dans les conditions du temps : on
est trop du xixe siècle, qu'on nous permette de le dire
en passant. Quoi qu'il en soit, nous devons rappeler en
quelques mots l'objet de la physique telle qu'on l'en-
tendait alors et le principe sur lequel elle reposait.
Si l'on fait abstraction des discussions relatives au
mouvement, à ses divers modes, à son infinilude et à
son élément, discussions que l'on empruntait à Aristote
en les reproduisant avec plus ou moins de fidélité, la
physique consistait à distinguer dans chaque être la
matière, la forme et les accidents ; et, comme les acci-
dents n'étaient eux-mêmes que des formes acciden-
telles, — à distinguer simplement la matière et les
formes.
(1) Descartes, p. 68,
PHYSIQUE 239
Par matière, il faut entendre, comme dit M. Liard,
« la matière métaphysique, l'être indéterminé, » PfiXr) des
anciens Grecs, ou encore leur foetpov; cette matière
n'avait ni qualité ni quantité ; ce n'était guère qu'un
possible, mais (si l'alliance de ces mots ne constitue
pas une absurdité) un possible réalisé; c'était la sub-
stance dépouillée de tout attribut, mais pouvant revêtir
n'importe quel attribut. On distinguait, dans l'analyse
des choses, la matière générique, la matière spécifique
et la matière propre (car ces distinctions étaient faites
pour la matière aussi bien que pour la forme). Mais la
véritable matière, celle qui s'opposait à la forme en
général et qui était vraiment abstraite de toute qualité
était la matière générique ou commune, celle qui de-
meurait quand la forme générique en avait été dé-
pouillée. Par exemple, dans une statue, on distinguait
la matière propre et la forme de la statue ; le bronze,
matière propre de la statue, était analysé en matière
spécifique et forme de bronze ; si l'eau était la matière
spécifique du bronze (on ne sait guère pourquoi ce
serait l'eau plutôt que la terre ou le feu), cette eau
était encore un corps divisible en matière générique
ou commune et en forme. On ne pouvait pousser au-
delà la décomposition du corps (1).
La forme était ce qui fait qu'une chose est telle
qu'elle est, ce qui la distingue de toutes les autres choses,
principe, sinon d'individuation, du moins de différen-
ciation; c'est l'ensemble des propriétés, des qualités
de cette chose. On distinguait les formes génériques,
(1) Voir le P. Le Bossu, Parallèle entre la physique d'Aris-
tote et celle de Descartes, p. 168.
240 VÉRIFICATION DE LA LOI
les formes spécifiques et les formes propres, comme,
par exemple, les formes du bois en général, puis celles
du chêne, et enfin celles de tel objet en chêne. A un
autre point de vue, on distinguait encore les formes
substantielles ou essentielles et les formes accidentelles.
Par formes substantielles ou nécessaires ou essentielles
(il y a entre ces formes substantielles et la matière qui
est substance la même différence qu'entre Ycfofa et l'CXii),
« ils entendaient ces premières qualités qui consti-
tuent la différence essentielle des corps naturels orga-
niques ou inorganiques, parce que le tout quelles
composent ne paraît pas changer de nature à moins
qu'elles ne périssent » (1); il faut entendre aussi ce
qu'on appelle communément les qualités premières de
la matière, la figure, la situation, la quantité, le
mouvement, le repos et autres propriétés des parties
matérielles dont le tout est composé : un arbre, une
statue, ont nécessairement une certaine figure, une
certaine situation. — Les formes accidentelles étaient
celles qui pouvaient, ou non, se trouver dans le sujet
sans que sa nature en fut modifiée : les quatre princi-
pales, celles qu'on regardait communément comme
produisant les autres par leurs combinaisons en
différentes proportions étaient la chaleur, la froideur,
la sécheresse, l'humidité.
Les formes soit substantielles, soit accidentelles, ont
comme une existence séparée et indépendante de la
matière et viennent s'unira cette matière pour consti-
tuer tel ou tel corps, tel ou tel être particulier. « C'est
par la présence ou par l'expulsion de ces entités qu'on
(1) M. Douillier, Philos, cartésienne, I, 179.
PHYSIQUE 241
pensait expliquer la nature et les changements d'état de
tous les êtres. Ainsi on disait que ce qui fait la différence
du feu et de l'eau, c'est l'entité de l'eau ou l'entité du
feu ajoutée à la matière : si l'eau de froide devient
chaude, c'est parce que la forme accidentelle du chaud
a expulsé la forme accidentelle du froid. Comment se
fait la coclion des aliments dans l'estomac, comment
la bile se sépare-t-elle du sang, comment l'aimant
attire-t-il le fer? L'école s'imaginait résoudre ces ques-
tions en mettant dans l'estomac, dans la bile, dans
l'aimant, des qualités concoctrices, ségrégatrices, magné-
tiques » (1). En d'autres termes, pour constituer un
être, étant donnée une matière indéterminée, telles for-
mes essentielles ou substantielles venaient se grouper
autour de cette matière, comme des molécules de
métal viennent se grouper autour du pôle négatif; puis
à ces formes se superposaient encore les formes acci-
dentelles, et le tout composait comme des grappes de
qualités au-dessous desquelles était cachée la matière
insaisissable.
C'était un important problème que celui de la sépa-
rabilité de la matière : suivant les uns, la matière était
inséparable de la forme, doctrine suspecte à certains
docteurs qui ne savaient comment expliquer l'immor-
talité de l'âme dans cette hypothèse; — selon d'autres,
la matière et les formes pouvaient exister indépen-
damment, ce qui permettait de comprendre aisément
comment 1 ame pouvait subsister après le corps. —
Peu importe, d'ailleurs, pour notre sujet la solution de
(1) M. Fr. Bouillier, Ibid., p. 179,
16
242 VÉRIFICATION DE LA LOI
cette question. — Ce que nous avons voulu établir,
c'est que tout corps est composé d'une matière indé-
terminée et d'une forme ou essence; or l'objet de la
physique, ce n'est pas la matière, mais ce sont les
formes substantielles ou accidentelles; ce sont les
espèces et les genres, les universaux. La recherche
de l'attribut, voilà ce qui constitue la science de la
nature.
Sur quel principe repose une telle science? Il est
bien évident que toute idée de mécanisme en est exclue,
comme d'ailleurs toute idée de nécessité aveugle est
condamnée dans cette époque si profondément et si
sincèrement religieuse ; c'est la loi de finalité qui
préside à la constitution des choses.
Tout être, tout corps, est d'abord une certaine quan-
tité de matière; c'est cette quantité de matière qui
constitue son individuation ; telle semble, du moins,
être la pensée de Saint Thomas : « Principium diver-
silatis individuorum ejusdem speciei est divisio mate-
riœ secundum quantitatem : forma enim hujus ignis
a forma illius ignis non diflert nisi per hoc quod est in
diversis partibus, in quas materia dividilur » (1).
« Ainsi la matière, non pas la matière vague et indé-
terminée, mais la matière en tant qu'elle tombe sous la
catégorie de quantité, la matière circonscrite dans le
temps et dans l'espace, et par là même déjà caractéri-
sée et définie, materia signata, tel est, selon Saint Tho-
mas, l'élément générateur de l'individualité » (2). La
(1) G. G. II, c. XLIX, cite par M. Jourdain, la Philosophie
de Saint Thomas d'Aquin, [, 275,
(2) M. Jourdain, ibid.y 1, 275.
PHYSIQUE 243
matière ainsi divisée constitue l'individualité, mais non
l'individu, l'être, la réalité; ce sont les formes qui
déterminent l'être, en venant s'ajouter à la matière ;
elles ont une tendance à se communiquer à toute ma-
tière, et s'y communiquent, non suivant une nécessité
physique, mais suivant un plan, un certain ordre, sui-
vant un principe de coordination. — La forme propre
est en effet un principe d'ordre, de coordination et de
conservation : « Les formes, du moins les plus par-
faites, sont un amas de plusieurs qualités qui ont la
force de se conserver mutuellement ensemble (1). »
Elles agissent, en l'être, comme causes finales de sa
formation; en même temps elles existent à l'état de
types, d'exemplaires, dans l'entendement divin qui
en poursuit la réalisation : « Le mot idée, en grec îSéa,
en latin forma, signifie les formes des choses qui exis-
tent en dehors des choses elles-mêmes. Or la forme
ainsi conçue peut être considérée sous un double rap-
port. On peut l'envisager ou comme l'exemplaire de la
chose dont elle est la forme, ou comme le principe
de la connaissance qu'on a de cette chose, puisque les
formes des objets que l'on connaît existent dans l'es-
prit qui les connaît. Suivant cette double acception
du mot, il est nécessaire d'admettre l'existence des
idées; ce qui peut se démontrer ainsi. Dans tout ce
qui n'est pas l'œuvre du hasard, la forme est nécessai-
rement la fin de la génération de l'être. Or nul agent
ne peut agir en vue d'une forme qu'autant qu'il a cette
forme ou son image en lui-même. Et il peut l'avoir de
(i) Descartes, Lettre à Régius, réponse à la 4e thèse de
Voétius(1642j.
244 VÉRIFICATION DE LA LOI
deux manières. Certains agents trouvent dans leur
constitution propre la forme de leurs actes, tous les
êtres par exemple qui agissent d'après les lois de la
nature physique; c'est ainsi que l'homme engendre
l'homme, que le feu produit le feu. Pour d'autres agents
qui agissent avec connaissance, la forme existe dans
leur entendement; c'est ainsi que l'image d'une mai-
son préexiste dans l'esprit de l'architecte. Et on dit
avec raison que cette image est l'idée de la maison,
parce que l'architecte a l'intention de faire une maison
semblable à la forme que son esprit a conçue. Or, le
monde n'étant pas l'effet du hasard, mais l'œuvre d'une
cause intelligente qui est Dieu, il s'ensuit nécessaire-
ment que la forme qui a servi de modèle au monde
créé se retrouve dans l'entendement divin, c'est-à-dire
que les idées existent, puisque c'est dans cette forme
que consiste la nature de l'idée » (1).
Ainsi, à cette époque où la physique s'est trop long-
temps attardée et presque totalement perdue dans de
vaines discussions, elle était la connaissance des
genres, des types, des attributs, et elle reposait sur le
principe de finalité.
C'est contre cette science d'entités que réagirent les
savants de la renaissance, puis Bacon et enfin Descartes
qui accomplit une importante et dernière révolution.
Descartes s'attaque à l'objet et au principe de la
physique scolastique. Ces formes substantielles, il les
considère comme des êtres distincts, comme « de cer*
taines substances jointes à la matière et qui composent
(1)M. Jourdain, ibid.> p. 269.
PHYSIQUE 245
avec elles un certain tout purement corporel qui n'existe
pas moins que la matière (1) ». Ainsi entendues, il les
juge obscures, contraires au principe de la conserva-
tion de l'être, illogiques et vaines.
Elles sont obscures; « car étant assurés que chacun
des corps que nous sentons est composé de plusieurs
autres corps si petits que nous ne les saurions aperce-
voir, il n'y a, ce me semble, personne, pourvu qu'il
veuille user de raison, qui ne doive avouer que c'est
beaucoup mieux philosopher de juger de ce qui arrive
en ces petits corps que leur seule petitesse nous em-
pêche de pouvoir sentir, par l'exemple de ce que nous
voyons arriver en ceux que nous sentons, et de rendre
compte par ce moyen de tout ce qui est en la nature,
que, pour rendre raison des mêmes choses, on en
invente je ne sais quelles autres qui n'ont aucun rap-
port avec celles que nous sentons, comme sont les ma-
tières premières, les formes substantielles et tout ce
grand attirail de qualités que plusieurs ont coutume
de supposer » (2).
Elles sont contraires au principe de la conservation
de l'être ; car admettre des formes substantielles, c'est
admettre que de nouvelles substances sont créées (3).
Elles sont illogiques : « Ceux qui admettent les for-
mes substantielles tombent dans une grande absurdité
en disant qu'elles sont le principe immédiat de leurs
actions; ce que l'on ne peut pas imputer à ceux qui
ne distinguent point ces formes des qualités actives ; »
(1) Lettre à Régius, déjà citée.
(2) Princ., 4e partie, Edo^Cousin, III, 516.
(3) Lettre de 1642 à Régius, déjà citée.
246 VÉRIFICATION DE LA LOI
ce sont des modes et on en fait de véritables sub-
stances (1).
Encore si elles fournissaient un système d'explica-
tion rationnel et satisfaisant! Mais elles sont vaines et
ne répondent nullement aux exigences de la science
ni à ce qu'on attendait d'elles : « les philosophes ne
les ont introduites que pour rendre raison des actions
propres des choses naturelles dont cette forme serait
le principe et la source; mais ces formes substantielles
ne sauraient nous fournir une raison solide d'aucune
action naturelle, puisque leurs partisans avouent qu'elles
sont occultes et qu'ils ne les comprennent pas. » (2)
Aussi quelle indignation Descartes soulève chez les
défenseurs des formes substantielles ! Avant même
qu'il en eût fait une critique aussi précise, le plus
acharné de ses ennemis, Voétius, dénonçait sa doctrine
négative de la physique scolastique comme une preuve
de son athéisme : « la philosophie qui rejette les formes
substantielles des choses, avec leurs facultés propres
ou leurs qualités actives, et, conséquemment, les natures
distinctes et spécifiques des choses, ne peut s'accorder
avec la physique de Moïse ni avec tout ce que nous en-
seigne l'Ecriture (3). » Mais Descartes prend en pitié
toute cette grande colère et il y oppose l'ironie; Régius,
qui était attaqué par Yoétius, lui avait demandé con-
seil ; il l'engage à répondre à peu près en ces termes :
« Je souscris ici volontiers au sentiment de M. le Rec-
(1) Ibid., réponse à la 2mo thèse.
(2) Ibid., rép. à la 4ra0 thèse.
(3) Voétius, thèse de 40-41 (ap. Baillet, liv. VI, ch. 6), cité
par M. Liard, Descartes p. 71,
PHYSIQUE 247
teur qui dit qu'il ne faut pas chasser sans sujet de
leur ancien domaine de pauvres innocents, ces êtres
qu'on appelle formes substantielles ou qualités occul-
tes; » (4) il y a dans cette ironie la sécurité d'un
homme qui se sent maître de la situation, et, quand
il change de ton, c'est avec quelque orgueil qu'il s'écrie :
« Tout le monde siffle les formes substantielles » (2).
Il est moins violent dans ses attaques contre le prin-
cipe de la science scolastique, sans doute parce que
l'idée de la finalité lui paraît du moins raisonnable et
surtout pieuse; mais, en retour, il la considère comme
nullement scientifique; nous avons vu précédemment
quelle est sa pensée à ce sujet; son rejet des causes
finales est formel, il n'admet que des principes méca-
niques : « Toute ma physique n'est autre chose que
mécanique, » (3) dit-il, ou encore: « Toute la physique
n'est autre chose que géométrie » (4). Nous allons en
effet le voir expliquer le monde au moyen des seules
notions d'étendue, de figure et de mouvement, ramener
le sensible à l'intelligible, le composé au simple, les
qualités des corps à des facteurs extensifs et méca-
niques.
Son point de départ, son idée fondamentale est, en
somme, que la science consiste non à connaître la
nature, mais à l'interpréter, non à pénétrer l'essence des
choses, mais à les entendre de telle façon qu'on en
puisse disposer à son gré. Aussi ne donne-t-il pas sa
(1) Lettre à Régius de 1642.
(2) Ibid.
(3) Lettre à M**,Ed.Cousin,VIII, 123.Cf.Princ.2^ pie ni, 178.
Reg. 4. — Rép. aux objections de Fromondus, 1637,VI, 348.
(4) Lettre à Mersenne, VII, 121.
248 VÉRIFICATION DE LA LOI
science comme l'exacte reproduction de la réalité ni
ses explications comme vraies; il les propose comme
pouvant servir dans la prévision et dans la pratique,
et il croit « qu'il est aussi utile de connaître des causes
ainsi imaginées que si on avait la connaissance des
vraies »(1). En conséquence, il ne part pas de la consi-
dération des choses, mais des conditions de leur intel-
ligibilité; il ne se demande pas ce qu'elles sont, mais
par quel symbole il faut les traduire, à quelles idées il
les doit ramener, pour que la science satisfasse l'en-
tendement : « J'ai premièrement considéré en général
toutes les notions claires et distinctes qui peuvent être
en notre entendement touchant les choses matérielles;
et, n'en ayant point trouvé d'autres, sinon celles que
nous avons des figures, des grandeurs et des mouve-
ments, et des règles suivant lesquelles ces trois choses
peuvent être diversifiées Tune par l'autre, lesquelles
règles sont les principes de la géométrie et de la mé-
canique, j'ai jugé qu'il fallait nécessairement que toute
la connaissance que les hommes peuvent avoir de la
nature fût tirée de cela seul; parce que toutes les
autres notions que nous avons des choses sensibles,
étant confuses et obscures, ne peuvent servir à nous
donner la connaissance d'aucune chose hors de nous,
mais plutôt la peuvent empêcher... (v2) >.
Cet idéalisme contrastait singulièrement avec le réa-
lisme plus ou moins avoué du moyen iïge. La méthode
était nouvelle et hardie : elle fut féconde; car de no-
tions claires sortirent des explications claires.
(1) Principes, III.
(2) Ibid.
PHYSIQUE 249
Les symboles une fois découverts, voici comment
Descartes les appliqua. Tout ce que nous apercevons
hors de nous se réduit à des couleurs, à des odeurs,
à des sons, et autres qualités. Or « tout ce qui est dans
les objets que nous appelons leur lumière, leurs cou-
leurs, leurs odeurs, leur goût, leurs sons, leur chaleur
ou froideur, et leurs autres qualités qui se sentent par
l'attouchement, et aussi ce que nous appelons leurs
formes substantielles, n'est, en eux, autre chose que les
diverses figures, situations, grandeurs et mouvements
de leurs parties » (1). Ces parties qui composent les
corps ne sont pas des atomes ; Descartes repousse et
logiquement ne saurait admettre l'atomisme : car
l'essence de la matière étant l'étendue, si petite que
soit une parcelle de matière, cette parcelle est néces-
sairement étendue et, par conséquent, divisible. Ces
éléments qui composent l'univers et qui en sont comme
le fond, sont de trois sortes : l'éther, les corps ronds et
les corps âpres et anguleux. De ces éléments mis en
mouvement dès le principe et des tourbillons qu'ils
forment résultent toutes les qualités des corps; nous
allons voir par quel mécanisme; nous dirons ensuite
comment ces éléments s'expliquent eux-mêmes.
La pesanteur n'est pas une propriété de la matière ;
c'est un effet mécanique de la force centrifuge des
tourbillons : elle vient « de ce que la matière subtile
tournant fort vite autour de la terre chasse les corps
terrestres vers le centre de son mouvement » (2). Cha-
que planète est un système de tourbillons; d'après la
(1) Ibid.
(2) Lettres, VIII, 311.
250 VÉRIFICATION DE LA LOI
loi que tout corps qui se meut suivant une ligne courbe
tend à s'éloigner du centre de son mouvement, chaque
molécule du tourbillon terrestre tend à s'écarter du
centre du tourbillon; mais le tourbillon terrestre va,
pour ainsi dire, se heurter aux tourbillons des autres
planètes qui, conséquemment, limitent l'extension des
molécules du tourbillon terrestre, et les tiennent refou-
lées vers le centre. Qu'un corps, sous l'influence d'une
cause autre que le mouvement du tourbillon, s'éloigne
du centre, ou que la cause qui le maintient éloigné du
centre ne fasse plus sentir son action, le corps est re-
poussé par les parties les plus éloignées du centre, dont
le mouvement est nécessairement plus rapide, à peu
près comme un corps plongé dans un liquide est
repoussé par ce liquide.
Quant à la lumière, « elle n'est autre chose dans les
corps qu'on nomme lumineux, qu'un certain mouve-
ment ou une action fort prompte et fort vive qui passe
vers nos yeux par l'entremise de l'air et des autres
corps transparents » (1), de même façon que le mou-
vement ou la résistance des corps que nous touchons
avec un bâton passe dans notre main par l'entremise
de ce bâton. C'est donc une vibration, une ondula-
tion de la matière subtile qui met en mouvement l'or-
gane de la vue, et, à l'occasion de ces mouvements, se
produit dans l'âme la sensation de lumière et de cou-
leur. Les corps, en nous renvoyant la lumière de diffé-
rentes façons, produisent les sensations des différentes
couleurs.
(1) Diopt.,disc. l«r,V, G.
PHYSIQUE 251
Pour le froid et le chaud, Descartes remarque « qu'en
se frottant seulement les mains on les échauffe » (1);
on échauffe de même tout autre corps ; « il n'est donc
point besoin de concevoir autre chose, sinon que les
petites parties des corps que nous touchons étant
agitées plus ou moins fort que de coutume par les
petites parties de la matière subtile, agitent plus ou
moins les petits filets de ceux de nos nerfs qui sont les
organes de l'attouchement, et que lorsqu'elles les agitent
plus fort que de coutume, cela cause en nous le senti-
ment de la chaleur, au lieu que, lorsqu'elles les agitent
moins fort, cela cause le sentiment delà froideur » (2).
La chaleur et la lumière ne diffèrent que par la sensa-
tion qui les accompagne et les traduit ; c'est le même
mouvement qui, suivant les différents effets qu'il pro-
duit, s'appelle tantôt chaleur et tantôt lumière (3).
Ainsi des explications purement mécaniques étaient
substituées à l'invention stérile des formes substan-
tielles. En même temps qu'au point de vue scientifique
une interprétation mathématique remplaçait une inter-
prétation finaliste, au point de vue philosophique
l'idéalisme remplaçait le réalisme du moyen âge. Tan-
dis qu'on avait attribué une réalité objective aux qua-
lités des choses et qu'on les avait regardées comme
contenant en elles-mêmes les raisons de leurs diffé-
rences, Descartes proclame « que tous les corps sont
faits d'une même matière et qu'il n'y a rien qui fasse
diversité entre eux, sinon que les petites parties de cette
(1) Le Monde, ch. 2, IV, 223.
(2) Les Météores, Disc. 1er, t. V, 162.
(3) Le Monde, t. IV, ch. II, p. 222.
252 VÉRIFICATION DE LA LOI
matière qui composent les uns ont d'autres figures ou
sont autrement arrangées que celles qui composent
les autres » (1).
Mais, — ce qui semble en contradiction avec ces
mots, — nous avons dit que Descartes distinguait trois
éléments des choses. Il ne faudrait pas en conclure que
leurs différences sont des différences de nature ; ce ne
sont encore que des différences de composition et de
figure ou disposition des parties. La formation même
de la matière subtile s'explique mécaniquement par la
pression, la décomposition, la trituration indéfinie de
la matière primitive, trituration inévitable dans un
monde où il n'y a pas de vide et où tout est en mouve-
ment. Rien n'échappe donc à cette interprétation
mécaniste si rigoureuse, rien depuis la formation de la
plus minuscule partie de matière jusqu'à la composition
de l'univers, depuis la qualité la plus simple jusqu'à la
propriété la plus complexe des corps.
Sans doute quelques-unes de ces explications seront
abandonnées ; certaines qui auront été abandonnées
quelque temps seront reprises dans la suite. Tout n'est
pas irréprochable et toutes les hypothèses ne sont pas
en accord avec les faits. Mais « de là émanent tous les
procédés ultérieurs d'analyse exacte, de détermination
précise, de mensuration méthodique, — en un mot de
science positive. La science consiste désormais dans la
connaissance des lois, c'est-à-dire dans la formation
des rapports numériques des choses En donnant
comme modèle de la science la mathématique, et en
(1) Lettre h un Seigneur, 1646, t. IX, 240.
PHYSIQUE 253
prouvant que tous les phénomènes résultent du fonc-
tionnement simultané d'un certain nombre de facteurs
liés comme les termes d'une équation d'algèbre ou les
lignes d'une figure de géométrie, facteurs assignables,
séparables, mesurables, Descartes initie l'homme mo-
derne à une conception toute nouvelle du monde, la
conception positive. Il élimine à jamais l'intervention
des entités capricieuses et des forces occultes pouvant
arbitrairement modifier l'ordre rigide des choses ; il
proclame que tout est soumis à des rapports réglés,
déterminés, fixes, à des lois, et à des lois si rigoureuses
et si invariables qu'on doit pouvoir les exprimer mathé-
matiquement » (1).
Après Descartes, l'évolution de la physique était
achevée : des hypothèses plus commodes, la découverte
de conséquences pratiques plus nombreuses et plus
ingénieuses, l'application de plus en plus rigoureuse
de la forme mathématique à la physique, voilà à quoi
s'est réduit le progrès ; mais de systématisation nouvelle
il ne s'en est pas produit et il ne pouvait s'en produire.
La perception spontanée de la nature, la connaissance
que nous en prenons par les sens, a toujours été la
même, si haut que nous puissions remonter dans l'his-
toire de l'humanité : les descriptions des premiers
poètes sont encore saisissantes de vérité. Mais il n'en
est pas ainsi des interprétations des premiers savants
qui nous paraissent grossières; la connaissance réflé-
chie, intelligible, scientifique, a varié : pour les pre-
(1) Fernand Papillon, Histoire de lu Philosophie moderne)
I, p. 122-123.
254 VÉRIFICATION DE LA LOI
miers savants, la nature a été soit une substance unique
se diversifiant à l'infini soit une combinaison de sub-
stances hétérogènes; puis elle fut l'union d'une matière
à une forme que cette matière désire ; elle est mainte-
nant un système de mouvements qu'on tend à renfer-
mer dans une formule mathématique.
SCIENCE DE LA VIE
Il n'est pas nécessaire que nous reprenions à notre
tour l'histoire détaillée de toutes les doctrines sur la vie :
c'est l'avantage de ceux qui viennent tard de pouvoir
se servir des travaux de ceux qui les ont précédés.
Chacun, d'ailleurs, se place à son propre point de vue,
et n'emprunte à l'histoire que les faits sur lesquels il a
besoin de s'appuyer : il suffit qu'il en connaisse l'au-
thenticité et ne les dénature point par une interpréta-
tion fausse ou fantaisiste; tout le reste, il le néglige
pour ne pas s'embarrasser de développements inutiles et
ne pas se perdre dans des digressions funestes.
La science de la vie est de date récente. Mais si on
la faisait remonter aussi haut que les spéculations sur
les phénomènes vitaux, elle ne le céderait en ancienneté
à aucune autre science. Elle est de date récente en ce
sens que depuis peu d'années seulement, depuis un
siècle à peine, on en poursuit l'élude avec une connais-
sance précise de l'objet des recherches, avec une idée nette
de la fin à atteindre, avec une méthode rigoureuse.
Nous n'avons pas à faire l'histoire des progrès de cette
science à travers les âges; nous nous appuierons sim-
plement sur cette histoire, — au reste connue, — pour
SCIENCE DE LA VIE 255
montrer que la science de la vie a été pendant de longs
siècles la recherche d'une substance, qu'elle consista
ensuite en une détermination des propriétés des tissus
vitaux et de leurs fibres, qu'enfin actuellement elle tend
à être, elle aussi, une science mécanique, une science
de relations causales : ces trois conceptions se retrou-
vent dans l'histoire, — et presque à des époques suc-
cessives, que rappellent les trois dénominations de
vitaliste, d'organiciste et de physico-chimiste.
Pour les philosophes antésocratiques, la science des
vivants ne se distinguait pas de la science de la ma-
tière; cette confusion était d'autant plus naturelle que
tous les êtres dont l'étude composait la cosmogonie
étaient, en somme, considérés comme des vivants.
Thaïes prouve que l'élément dont sont faites les choses
est l'eau en donnant pour raison que les germes des
êtres sont humides et que les vivants prennent une
nourriture humide; Anaximandre fait sortir les ani-
maux terrestres et les hommes du limon de la terre :
leur apparition n'est qu'un moment de la genèse des
choses; pour Heraclite, l'homme est fait de feu comme
tout le reste; Diogène d'Apollonie attribue à l'air
la cause de la vie ; Anaxagore ne distingue pas la gé-
nération des êtres vivants de la génération des choses,
etc. — Cependant Hippocrate crée l'art de la médecine ;
c'est un praticien : l'art toujours a précédé la science*
et la médecine avait déjà enregistré un grand nombre
d'observations fort utiles que la science de la vie n'était
pas encore créée. Pourtant, s'il en faut croire les duody-
namistes et, en particulier, l'école de Montpellier*
256 VÉRIFICATION DE LA LOI
Hippocrate imagina déjà un principe vital auquel il n'a
pas donné ce nom, mais qu'il désignait suffisamment
par ces mots : le médecin des maladies. — La physio-
logie ne doit rien ni à Socrate ni à Platon. C'est Aris-
tote qui fit des êtres vivants une étude spéciale, dis-
tincte de la science des êtres inanimés, mais non
toutefois séparée de la psychologie qui se confond avec
elle : il donne aux vivants une àme propre, cause de la
vie (1). A partir de cette époque et pendant de longs
siècles, la science de la vie se borne à l'examen de cette
question : qu'est-ce que la vie? quel en est le prin-
cipe? quelle est la substance qui, distincte de la sub-
stance matérielle, préside à révolution de l'être et aux
fonctions de l'organisme?
Qu'on ait recours, pour l'explication de la vie et des
phénomènes vitaux, à un esprit vital, comme Galien,
à un esprit animal comme Paracelse, à une âme infé-
rieure comme Cardan, Campanella, Bacon, Gassendi
même, à 1 ame raisonnable et pensante comme Aristote
et ses nombreux partisans, à une forme de corporéité
comme certains docteurs du moyen âge, à des archées
comme More, Cudworth, Glisson, Van Helmont, à un
principe vital comme Perrault et Stahl, à des natures
plastiques, à des vertus formatives ou directrices, à une
idée opérative, à une forme informante etc., qu'on
soit, — pour grouper et résumer ces théories en deux, —
animiste ou vitaliste, ce que l'on poursuit, c'est tou-
jours la recherche d'un agent, d'un être, d'une per-
sonne à qui l'on attribue la causalité consciente ou
(1) De An. II, 2, 13.
SCIENCE DE LA VIE 257
non de l'organisme et des modifications qu'il subit.
Puis, d'abord sans que le premier problème soit aban-
donné, un autre se pose, celui des attributs divers de
la matière organisée, qui bientôt seul intéresse les
physiologistes, tandis que l'autre est laissé aux méta-
physiciens; et, de nos jours enfin, des savants plus
hardis ont déjà tenté de se placer à un troisième point
de vue, et ont « combattu la méthode qui consiste à
expliquer les différentes classes de phénomènes par
différentes forces spécifiquement appliquées à les pro-
duire » (1). Ainsi une triple conception de la physiolo-
gie et de la science de la vie est soutenue : quelques
philosophes continuent encore à attribuer la vie soit à
un principe vital soit à l'âme pensante, philosophes à
qui de très rares physiologistes prêtent un concours
mal assuré; d'autre part, les savants sont divisés : les
uns font de la physiologie l'étude, tout inspirée de
finalité, des propriétés des tissus; les autres l'entendent
comme une science de phénomènes toute semblable à
la physique et à la chimie, de phénomènes mécaniques
entre lesquels il s'agit de découvrir des connexions
constantes et nécessaires.
La lutte est engagée depuis longtemps : il nous paraît
intéressant et tout à fait conforme à notre plan d'en
voir sommairement les différentes phases.
On sait combien a été brusque la réaction contre
les doctrines substantialistes de la vie. Gomme il arrive
toujours, comme d'ailleurs nous l'avons constaté déjà
d'une manière générale, d'un excès on se jeta dans un
(1) M. Renouvier, Critique phil. 1887, août, p. 113»
258 VÉRIFICATION DE LA LOI
autre; tout à coup, sans transition, sans préparation,
Descartes rompit avec la tradition de plusieurs siècles.
Il ne s'interrogea plus sur la cause générale et méta-
physique de la vie; il chercha la cause particulière et
toute physique de chaque phénomène; sans souci des
attributs spéciaux de la matière organisée, ne parais-
sant même pas soupçonner qu'elle en pût avoir, il s'ap-
pliqua aux relations, à l'ordre de génération, à l'engen-
drement progressif des faits que relient entre eux des
causalités phénoménales. Il ne distingua plus deux
sortes de matières dont l'une aurait pour propriété la
vie; la vie n'est, pour lui, qu'un produit d'agents phy-
siques, de quelqu'un de « ces feux sans lumière »,
qu'il explique mécaniquement aussi, semblable à « celui
qui échauffe le foin lorsqu'on l'a renfermé avant qu'il
soit sec, ou qui fait bouillir les vins nouveaux lorsqu'on
les laisse cuver sur la râpe » (1) ; c'est ce feu, produit
mécaniquement lui-même, qui est le principe de tous
les mouvements de la machine : « Toutes les fonctions
que j'ai attribuées à cette machine, comme la digestion
des viandes, le battement du cœur et des artères, la
nourriture et la croissance des membres, la respiration,
la veille et le sommeil, la réception de la lumière, des
sons, des odeurs, des goûts, de la chaleur et de telles
auti es qualités dans les organes des sens intérieurs etc.,
suivent naturellement, en cette machine, de la seule
disposition de ses organes, ni plus ni moins que font
les mouvements d'une horloge, ou autre automate, de
celle de ses contrepoids et de ses roues, de sorte qu'il
(1) Disc. delaMéth., V, 4.
SCIENCE DE LA VIE 259
ne faut point, à leur occasion, concevoir en elle aucune
autre âme végétative ou sensitive, ni aucun autre
principe de mouvement et de vie que son sang et ses
esprits, agités par la chaleur du feu qui brûle conti-
nuellement dans son cœur, et qui n'est point d'autre
nature que tous les feux qui sont dans les corps ina-
nimés » (1). L'évolution et la formation de l'être sont
parlui expliquées, ou considérées comme pouvant l'être,
tout comme le reste : « Si on connaissait bien quelles
sont les parties de la semence de quelque espèce d'ani-
mal en particulier, par exemple de l'homme, on pourrait
déduire de cela seul, par des raisons entièrement ma-
thématiques et certaines, toute la figure et conforma-
tion de chacun de ses membres, comme aussi, récipro-
quement, en connaissant plusieurs particularités de
cette conformation, on peut déduire quelle est la
semence » (2).
Le mécanisme de Descartes, — qui concluait à l'au-
tomatisme des bêtes, — eut de nombreux et illustres
partisans, parmi lesquels Frédéric Hoffmann et Boer-
haave. Mais cette interprétation mécaniste des phéno-
mènes de la vie était trop hâtive. Quand une question
est prématurément posée, tout l'effort qu'on dépense à
la traiter est perdu; souvent même il est fatal à la
thèse qu'on a produite avant le temps; semblable à cet
athlète grec qui voulut fendre avec ses mains un chêne
entr'ouvert et qui, pris et retenu entre les deux frag-
ments resserrés, périt sur place, la pensée est parfois
victime de sa trop grande confiance en ses forces et
(1) Traité de l'Homme, résumé qui termine, Cousin, IV,427.
(2) Traité de la formation du fœtus, IV, 494*
2G0 VÉRIFICATION DE LA LOI
de ses trop audacieuses entreprises. Dans son désir
irréfléchi d'achever promptement la science du corps
humain et des organismes, Descartes avait été emporté
trop loin; son œuvre ne tarda pas à être violemment
attaquée : Henri More renonce aux principes de son
maître, qu'il avait d'abord soutenus, pour faire retour
aux âmes inférieures; en même temps Cudworth ima-
gine les natures plastiques ; Stahl donne à l'animisme
un très grand éclat; Glisson met partout des
âmes et de la vie, devançant Leibnitz qui entreprend
une réfutation méthodique et philosophique des prin-
cipes de Descartes, déclare le mécanisme insuffisant, y
substitue sa doctrine de la monade et attribue la vie
à l'âme ; on en arrive à ne plus même concevoir que
le mécanisme ait pu être sérieusement soutenu :
Cl. Perrault ne peut croire que les mécanistes soient
de bonne foi, et on accuse Boerhaave de n'avoir fait,
par ses explications chimiques et mécaniques, que re-
tarder la marche de la médecine.
Ainsi les principes de Descartes étaient abandonnés,
réfutés, considérés comme funestes à la science : c'est
le sort de ceux qui précipitent une révolution, au lieu
de régler une évolution. Dans une vue de génie,
Descartes s'était élevé à la conception du méca-
nisme universel ; mais n'ayant pas soupçonné que
la réduction des organismes à l'étendue et au mouve-
ment ne pouvait être immédiate, il tomba dans la
même erreur que les Pythagoriciens lorsqu'ils voulurent
appliquer à toutes choses la mathématique. Pourtant
son œuvre ne demeura pas stérile; non seulement il
avait employé une méthode plus sévère et plus précise,
SCIENCE DE LA VIE 261
fort bien marqué l'influence des milieux sur la vie et
excellemment indiqué les rapports qu'il y a entre les
animaux et les plantes d'une part, et l'air, l'eau, la
chaleur, la lumière, de l'autre; non seulement il avait
le premier affirmé que le mouvement est un symbole
qui convient aussi bien aux organismes qu'aux corps
bruts, que par conséquent leurs lois sont celles
de la mécanique générale, précurseur en cela de la
doctrine de Comte et des physico-chimistes contempo-
rains; mais encore l'excès où il s'était porté en réaction
contre l'excès opposé amena un juste milieu : entre
les doctrines substantialistes qui ne semblaient plus
satisfaire aux exigences de la science présente et son
mécanisme prématuré, il se produisit une doctrine in-
termédiaire qui devait être comme la transition inévi-
table entre l'interprétation provisoire au moyen de l'idée
de substance et l'interprétation définitive au moyen de
l'idée de relation. Après Descartes, on tendit de plus en
plus à abandonner la recherche si longtemps vaine et
ingrate de l'agent de la vie, pour ne plus étudier que
les propriétés générales ou spéciales, mais spéciales sur-
tout, de la matière organisée. C'est en quoi, et en quoi
seul, les physiologistes du XVIIIme siècle relèvent de Des-
cartes; ils ne nous semblent pas avoir été, comme on
a pu le prétendre, ses disciples immédiats; ils l'ont été
en cela seulement qu'ils ont admis son œuvre négative
comme définitive ou l'ont continuée.
Déjà Glisson et Leibnitz avaient, — mais sans s'en
rendre compte, — préparé la seconde phase de la biolo-
gie; en effet la vie, selon Glisson, est une propriété
262 VÉRIFICATION DE LA LOI
générale de la matière, et Leibnitz la conçoit de même
façon, comme une propriété générale de l'être. Pour
passer de ces doctrines métaphysiques à celles de
Ilaller, de Bordeu, de Barthez, il n'y avait, en somme,
qu'à passer de la théorie aux applications, du principe
aux conséquences. Le savant suisse Ilaller, qui avait
entendu les leçons de Boerhaave à Leyde, ne resta
cependant pas fidèle à son maître; mais il n'en revint
pas aux doctrines que celui-ci avait combattues; la
découverte qui l'a rendu célèbre, plus que toute autre,
est la distinction qu'il fit entre la sensibilité, propriété
spéciale du nerf, et l'irritabilité, propriété contractile
du muscle; il attribua donc une force particulière à
un tissu particulier, l'irritabilité à la fibrine charnue :
cette découverte préludait à un nouveau système de
recherches. Bordeu, qui fut plus nettement opposé aux
doctrines de Boerhaave, adopta le système et généralisa
le mode d'explication tenté par Haller; il admit, pour
rendre compte des fonctions vitales, une force spéciale
qu'il nomma sensibilité et il attribua à chaque organe
une sensibilité propre : cette force n'était plus une force
métaphysique à la façon du principe vital, ou de la
nature plastique ou de la monade; car Bordeu rejette
tout principe de vie distinct du corps et immatériel ;
c'est une force dans le sens où l'on prend ce mot en
physique, quand on parle de force attractive ou répul-
sive; cette force était à la cause générale des organes
et des fonctions ce qu'est la faculté à l'âme; mais de
la cause générale elle-même il n'en était nullement
question.
Ce progrès qui s'était si nettement accusé se trouve
SCIENCE DE LA VIE 263
consigné dans les écrits de Barthez lui-môme. Barthez
passe pour un chaud partisan du vitalisme, et M. Bouil-
lier, dans son savant ouvrage Du principe vital et de
l'Ame pensante, le présente comme tel. Pour nous, il
nous semble s'être désintéressé de la question et même
avoir plutôt combattu que servi le vitalisme. Notons
en passant que, si telle est notre opinion, ce n'est pas
que cette opinion nous soit imposée par les besoins de
notre cause : qu'il y ait eu des vitalistes jusqu'en 1750
ou jusqu'en 1800, peu nous importe, en somme; il y
en aurait même encore aujourd'hui que notre thèse
n'en serait guère affaiblie ; nous considérons seul le
mouvement général de la science. Mais précisément ce
que nous croyons être la vérité historique vient à
l'appui de nos idées; aussi jugeons -nous opportun
d'émettre quelque doute sur la légitimité des interpré-
tations les plus généralement reçues de la doctrine de
Barthez. En effet, dans son premier ouvrage, qui est de
1773 et qu'il a intitulé : Or ado de principio vitali ho-
minis, Barthez déclare nettement que la question de
savoir quelle est la nature du principe vital, s'il est spi-
rituel ou non, si même il est une substance, n'est d'au-
cune importance, et que « nous sommes condamnés à
une ignorance absolue sur la nature des causes, soit en
général, soit de chaque cause en particulier » (1).
« Au nom de la vraie méthode expérimentale, telle
qu'en général l'entendait et la pratiquait la philosophie
sensualiste du XVIIIe siècle, il prescrit de s'abstenir de
toute hypothèse, et de s'enfermer dans un scepticisme
(1) M. Fr. Bouillier, Du principe vital et de lame pensante,
p. 265,
264 VÉRIFICATION DE LA LOI
invincible sur l'essence de ce principe de la vie. La ques-
tion est, suivant lui, du domaine de l'ontologie, pour
laquelle il professe la plus grande indifférence. Ainsi, le
principe vital est comme une inconnue, un x qu'on ne
peut déterminer, ce qui n'importe en rien, pourvu que
par son aide on rende compte des phénomènes » (1).
M. Bouillier, que nous citons pour mieux combattre
ses conclusions, ajoute au bas de la page 265 : « Dans
la note 2 du vol. I de l'édition de 1806, Barlhez signale
comme conforme à sa doctrine le passage suivant d'un
ouvrage de physiologie publié en 1800 : La chose
qui se trouve dans les êtres vivants et qui ne se trouve
pas dans les morts, nous l'appellerons âme, archée,
principe vital, x} y, z, comme les quantités inconnues
des géomètres. » — Il semble vraiment impossible,
après ces négations si formelles, de considérer Barlhez
comme un vitaliste; car on n'est pas vitaliste pour se
servir de l'expression principe vital : il faut encore
croire à la réalité substantielle de ce principe et surtout
ne pas le regarder comme un symbole commode. —
Assurément, si Barthcz est pressé de se prononcer
entre l'animisme et le vitalisme, il n'hésite pas à dé- •
clarer que « l'on peut rendre fort vraisemblable le
sentiment de ceux qui croient que le principe vital a
une existence distincte de l'âme » (2). Mais, d'abord,
il ne va pas jusqu'à dire que cette opinion est vraie ; il
avoue seulement qu'on peut la rendre vraisemblable;
il ne prétend pas non plus que ce principe vital soit
(1) Ibid., p. 265.
2 ll.i.!.. p. 269,
SCIENCE DE LA VIE 265
distinct du corps, mais simplement qu'il a une exis-
tence distincte de lame : la première hypothèse reste
possible. — Mais, ajoute M. Fr. Bouillier, Barthez s'en-
quiert de la destinée du principe vital après la mort,
<l recherche tout à fait hors de propos, s'il ne lui don-
nait pas une existence à part. » La déduction serait
juste, si Barthez se prononçait catégoriquement; mais
ses jugements sont tout hypothétiques, ce qui ressort
assez du passage même sur lequel s'appuie M. Bouillier,
pour mettre en lumière la vraie pensée de Barthez :
« Si ce principe n'est qu'une faculté unie au corps vi-
vant, il est certain qu'il périt avec le corps; s'il est au
contraire un être distinct de l'âme et du corps, il peut
périr lors de l'extinction de ses forces dans le corps
qu'il anime, mais il peut aussi passer dans d'autres corps
humains et les vivifier par une véritable métempsychose.
Enfin, en supposant qu'il soit dérivé d'un principe que
Dieu a créé pour animer les mondes, il peut, à la mort,
se rejoindre à ce principe universel »(1). Nous voyons
dans ce résumé de M. Bouillier lui-même une série de
suppositions, et nous n'y pouvons voir autre chose.
Pourquoi donc M. Bouillier prétend-il que le scepti-
cisme de Barthez « est plutôt affecté que sincère, »
que « c'est un scepticisme politique qui dispense Bar-
thez de s'expliquer sur un certain nombre de difficultés,
et lui permet de vivre en paix avec des adversaires plus
disposés à nier toute espèce d'àme qu'à en admettre
deux dans l'homme » (2)? Ce serait plutôt ses afhïma-
(l)Ibid.,p. 271.
(2) Ibid., p. 265-266.
266 VÉRIFICATION DE LA LOI
tions sur l'existence d'un principe vital, — si jamais
ces affirmations ont été faites, — qui nous paraîtraient
politiques et propres à lui permettre de vivre en paix
soit avec ses collègues de la faculté de Montpellier, tous
vitalistes depuis le départ de Bordeu, soit aussi avec la
tradition. Car n'oublions pas que sa profession de foi en
J773, au début de sa carrière, a été sceptique, et que,
comme le rappelle M. Bouillier lui-même, — en 1806,
c'est-à-dire l'année même de sa mort, il signale comme
conforme à sa pensée le passage cité plus haut : « La
chose qui se trouve dans les êtres vivants, et qui ne se
trouve pas dans les morts, nous l'appellerons âme, ar-
chée, principe vital, x, y, z, comme les quantités incon-
nues des géomètres. » Sa pensée n'a donc pas varié;
pour lui, la recherche du principe substantiel doit être
abandonnée, comme impossible et inutile ; il n'en nie pas
l'existence, il l'affirme même, s'il en faut croire M. Lordat;
mais il veut qu'on s'en serve comme d'une hypothèse
commode et surtout invérifiable; la physiologie, pour
lui, comme pour Haller et pour Bordeu, n'est plus la
détermination de ce principe, et l'on aurait pu dire, si
l'on avait pris conscience des progrès accomplis, ce que
Littré dira un siècle plus tard : « Le but de la biologie
est non pas de montrer ce qu'est la vie en soi, mais de
montrer quelles sont les conditions de la vie. Ce sont
deux ordres d'idées tout à fait différents ; le premier
appartient à l'enfance de la science, le second à sa
maturité » (1).
Ainsi l'évolution s'était fait sentir dans l'école même
(1) La science au point de vue philosophique, p. 225.
SCIENCE DE LA VIE 267
de Montpellier qui passe pour avoir été le refuge des
théories vitalistes : la science physiologique était deve-
nue l'étude des propriétés spéciales de la matière or-
ganisée et vivante, de son irritabilité, de son excitabilité,
de sa sensibilité : l'expression qui résume la théorie
de chacun change, la théorie demeure la même. Cette
théorie c'est celle de l'école de Paris, de Bichat et de
Broussais. Nous n'avons pas besoin d'insister sur les
idées si connues de cette école et de ces savants : il nV
a plus de doute possible à leur sujet. Bichat et Brous-
sais « ont rejeté le principe de la vie comme une
entité vaine et chimérique » (1); et le seul nom d'or-
ganicisme donné à leur doctrine laisse suffisamment
entendre qu'elle n'est plus qu'une étude de la puis-
sance ou vertu des organes, c'est-à-dire de la propriété
des tissus. C'est à Bichat qu'on rapporte d'ordinaire,
et non à tort, le mérite de cette conception, nouvelle
encore, dont il peut être considéré comme l'initiateur,
bien qu'il ait eu des devanciers, parce qu'il s'est plus
nettement rendu compte de la place qu'il prenait vis-à-
vis des animistes et des vitalistes. Il avait, paraît-il,
conservé encore beaucoup d'idées des explications
abandonnées : on ne peut pas toujours se défendre de
l'influence qu'exercent soit le passé que l'on subit soit
le milieu où l'on se trouve; mais, dit Cl. Bernard,
« il fit comprendre l'inanité de la recherche d'un prin-
cipe mystérieux et unique pour expliquer toutes les
manifestations vitales, et il montra qu'en physiologie
chaque phénomène doit être rattaché directement et
(1) Lemoine, Levitalisme et Y animisme de Stahl, p. 203,
2G8 VÉRIFICATION DE LA LOI
rigoureusement aux propriétés physiologiques spéciales
d'un tissu vivant » (1). Bichat donc renonça, d'une
part, à la recherche du principe de la vie, d'autre part,
à l'explication de tel phénomène par un phénomène
antécédent : voilà pour sa doctrine négative; et il consi-
déra chaque animal comme « un assemblage de divers
organes qui exécutent chacun une fonction, » et ces
organes comme « des machines particulières formées
par plusieurs tissus de nature très différente et qui
forment véritablement les éléments de ces organes ; la
chimie a ses corps simples, qui forment, par les combi-
naisons diverses dont ils sont susceptibles, les corps
composés De même l'anatomie a ses tissus simples
qui par leur combinaison quatre à quatre, six à six,
huit à huit etc., forment les organes » (2).
M. Littré donne une idée très précise de l'état de la
physiologie à cette époque et de la réforme accomplie :
« L'œil embrassa, dès lors, au lieu des muscles innom-
brables, le tissu musculaire doué de la propriété mo-
trice ; au lieu des filets nerveux disséminés de tous
côtés, le tissu nerveux doué de la faculté de transmettre
le sentiment et le mouvement ; au lieu des membranes
diverses, le tissu, séreux doué de la propriété d'isoler
les organes et de fournir un liquide lubrifiant; au lieu
de la peau et des membranes qui tapissent les voies
digestives et respiratoires, le tissu dermoïde, qui, au
dedans comme au dehors, est l'intermédiaire entre les
(1) Rapport sur les progrès et la marche de la physiologie
générale en France, p. 5.
(2) Bichat, Anatomic générale, lntrod0". p. Ixvj, Edon Blan-
din, I83i,
SCIENCE DE LA VIE 269
parties profondes et les milieux ambiants. Ainsi des
propriétés déterminées furent assignées positivement à
des tissus déterminés, et, ce qui était le vrai point de
la doctrine, des propriétés générales furent reconnues
à des tissus généraux, si bien que la fonction de la vie
commença à se montrer dans son ensemble, et non
plus, comme il était arrivé aux âges précédents, dans
ses parties et ses fragments » (4). Si nous avons cité
ce long passage de M. Littré, c'est afin de bien rendre,
et avec plus d'autorité que nous n'en avons, le carac-
tère de ces temps et de celte école ; il en ressort très
nettement qu'on ne s'occupe plus du principe de la vie
(qu'on l'admette ou non), mais seulement des attributs
de ce principe pris pour une réalité ou pour une hypo-
thèse, ou si parfois, accidentellement, un physiologiste
s'interroge sur la vie, il la considère comme une pro-
priété résultant de toutes les autres ou comme une
propriété de même nature.
A ce progrès accompli par Barthez et Bichat corres-
pond exactement un progrès réalisé par Kant dans la
théorie de la finalité. — Quels furent au juste les rapports
de Kant avec les biologistes de son temps? Nous ne
saurions le dire. Les physiologistes se récrieraient
contre quiconque prétendrait qu'ils relèvent de Kant, et,
au reste, l'histoire protesterait avec eux puisque la
théorie kantienne de la finalité est, en somme, plutôt
postérieure à l'évolution de la biologie; la Critique du
Jugement est antérieure sans doute aux textes de
Bichat où est proclamée la finalité; car c'est en 1801
(1) La science au point de vue philosophique, p» 206-207.
270 VERIFICATION DE LA LOI
que Bichat écrit ces lignes : ce Tous les animaux sont
un assemblage de divers organes qui exécutent chacun
une fonction, concourent chacun à sa manière, à la
conservation du tout. Ce sont autant de machines
particulières dans la machine générale qui constitue
l'individu » (1). Mais, en revanche, c'est vers 1769
que Bonnet s'exprimait ainsi : « Les parties d'un
même animal conspirent évidemment vers un même
but général : la formation de cette unité qu'on
nomme un animal, de ce tout organisé qui vit, croît,
sent, se meut, se conserve, se reproduit » (4). Et si
la théorie n'a pas été empruntée à Kant, Kant ne
l'a pas non plus, semble-t-il, empruntée aux savants :
on remarque en effet chez lui une tendance générale
à isoler des sciences la métaphysique, dont il cherche
à faire une science spéciale, la science de ce qui est à
priori dans la connaissance, et, particulièrement en
matière de physiologie et de finalité, il nous paraît
pouvoir revendiquer entièrement l'originalité de son
criticisme : d'ailleurs, ne l'oublions pas, sa théorie de
la finalité est subjective, et, à ce titre, elle lui appartient
en propre.
Quoiqu'ilen soit, nous ne pouvons pas ne pas être frappé
par cette circonstance que la thèse de Kant sur la
finalité a été précisément produite à cette époque où la
physiologie admettait les mômes principes. Kant s'est
trouvé faire la théorie des tendances de ses contem-
porains et il nous apparaît comme ayant dégagé les
idées philosophiques contenues dans la conception de
(1) Anatomie Générale, Introd. p. lxvj, Edit. Blandin 1831.
(2) Palingénésie philosophique, CEuvr. compl., t.YU. p. Oj.
SCIENCE DE LA VIE 271
la physiologie et dans les recherches sur la science de
la vie.
Il étudie en effet quels sont les principes supposés
par l'idée nouvelle qu'on se fait de la physiologie et des
organismes. Comme on en avait exclu toute considéra-
tion d'un principe substantiel, Kant exclut de sa doc-
trine toute idée d'une finalité externe et intentionnelle;
à cette finalité externe et intentionnelle, admise dans
l'école de Wolf et qu'il regarde comme une finalité
relative et hypothétique, il substitue une finalité interne
et inconsciente qu'il trouve réalisée dans les êtres or-
ganisés et dans ces êtres seuls. « Les êtres organisés,
dit-il, sont les seuls dans la nature qui, considérés en
eux-mêmes et indépendamment de toute relation à
d'autres choses, ne puissent être conçus comme possibles
qu'en tant que fins de la nature, et qui donnent ainsi,
d'abord, au concept d'une fin, non point pratique mais
naturelle, de la réalité objective, et, par là, à la science
de la nature, le fondement d'une téléologie » (1).
Or, dans les êtres organisés, ce qu'il considère, tout
comme les physiologistes, ce sont les organes et leur
fonctionnement; mais, tandis que les savants étudient
les rapports particuliers de ces organes, Kant formule
leur rapport général entre eux d'une part et avec l'or-
ganisme d'autre part, en disant qu'une production or-
ganisée de la nature est celle dans laquelle tout est
réciproquement fin et moyen. Cette finalité interne,
voilà la propriété générale qui différencie les êtres or-
ganisés et les êtres inorganiques, comme les propriétés
(1) Crit. duJttg. Trad. Barni, II, LXIVj p, 31
272 VÉRIFICATION DE LA LOI
particulières, l'irritabilité, la contractilité, la génération
etc.; car ce qui, dans ces propriétés particulières,
frappe Kant, ce ne sont pas leurs effets qu'étudient les
médecins, c'est leur harmonie, harmonie reconnue
comme réelle aussi bien par ceux-ci que par le méta-
physicien.
Ainsi la physiologie et la philosophie se trouvèrent
quelque temps unies; la théorie criliciste de la finalité
fut à cette époque l'expression générale des tendances
physiologiques : c'est que, juste au moment où Kant
exposait sa théorie des causes finales, la physiologie
traversait cette seconde phase de toute science que nous
avons appelée la phase de la finalité.
Depuis Bichat et Kant, bien que la physiologie ait
accompli de très rapides et très considérables progrès,
la conception de la science physiologique n'a guère
varié. Cl. Bernard, pour sa part, s'est efforcé de la main-
tenir dans la période de la finalité, et sa doctrine
diffère assez peu de celle de Kant; on rencontre dans
ses ouvrages des phrases qui auraient pu être écrites
par le philosophe criticiste, comme celle-ci : « Quand
nous considérons un organisme entier, les éléments
histologiques qui le composent paraissent créés pour
lui, tandis que, quand nous considérons un élément
histologique, l'organisme semble fait pour lui » (1),
phrase où nous trouvons implicitement contenue cette
double affirmation d'une relation réciproque entre le
tout et la partie et de la subjectivité de la loi des
causes finales.
(1) Rapport, p. 203, note 14-4.
SCIENCE DE LA VIE 273
Toute notre étude sur Cl. Bernard ne sera, au
reste, qu'une confirmation de ce rapprochement, alors
même que nous serons obligé de quitter le domaine
de la philosophie pure pour rester dans celui de la
physiologie. — Cette étude, bien que nous la considé-
rions comme très importante et très probante pour
notre cause, pourra être brève. Nous avons été en effet
devancé, dans notre travail, par M. Renouvier qui,
dans la Critique Philosophique (1), a publié un long
article composé avec une méthode rigoureuse et une
science profonde, sous ce titre : De Vidée de force en
physiologie ; la 'philosophie biologique de Cl. Bernard.
Après un rappel de la théorie kantienne sur les orga-
nismes, qui nous semble un rapprochement très heu-
reux et tout à fait opportun, M. Renouvier, par une
discussion sur le sens qu'il convient de donner dans
les œuvres de Cl. Bernard aux mots force, matière,
cause, déterminisme, et au moyen de textes très nom-
breux, prouve que le grand physiologiste « a professé
une philosophie biologique bien arrêtée et suffisamment
formulée » ; et que « cette philosophie est à la fois
phénoméniste, excluant de ses théories la force, la
substance et leurs transformations, et d'accord avec la
doctrine kantienne en ce qui touche le caractère essen-
tiel de toute production vivante. Ce caractère est l'ap-
parition progressive d'un être sensible, individuel, d'une
certaine espèce, en une suite de phénomènes disposés
comme des moyens pour cette fin de création, et sous
la condition des lois physico-chimiques du milieu
(1) 3e année, n° 8.
18
274 VÉRIFICATION DE LA LOI
ambiant et du milieu particulier où se déroulent ces
phénomènes prédéterminés. » Cette conclusion de
M. Renouvier vaut à elle seule tout examen de notre
part sur la doctrine physiologique de Cl. Bernard; nous
trouvons un triple avantage à la rapporter : nous ap-
puyons nos propres idées sur une autorité considé-
rable; nous échappons au reproche qu'on ne manquera
pas de nous adresser d'entendre l'histoire de la science
d'une façon arbitraire et de la plier aux exigences de
notre hypothèse; enfin, n'espérant pas faire mieux,
même avec l'aide du travail de M. Renouvier, nous
pourrons renvoyer à son étude les lecteurs que nous
n'aurons pas convaincus et abréger la nôtre qui prête
à de trop longs développements.
Nous n'avons plus en effet qu'à montrer quelle place
très nettement marquée Cl. Bernard prend entre les
vitalistes et les physico-chimistes, opposant son étude
des propriétés et des éléments histologiquesau substan-
tialisme suranné des uns et au mécanisme téméraire
des autres.
Suivant lui, en effet, « la sience physiologique ne
doit chercher ses bases spéciales ni dans l'hypothèse
des vitalistes, ni dans les vues exclusives des physico-
mécaniciens, mais seulement dans la structure orga-
nique des êtres vivants »(1). En maint endroit, il s'at-
taque au vitalisme et se défend, quand il fait usage du
mot force, de l'employer en un sens métaphysique et de
désigner par là un agent « dont l'essence mystérieuse
et extraordinaire doive nous empêcher à jamais de
(1) Rapport, 136-137.
SCIENCE DE LA VIE 275
saisir la nature des phénomènes de la vie » (1). D'autre
part, bien qu'en plus d'un passage son langage soit
celui d'un déterministe résolu, bien qu'il affirme que
tout s'accomplit dans les organismes suivant les lois
ordinaires de la chimie et de la mécanique, il ne cesse
de répéter que c'est mal entendre la physiologie que
vouloir la réduire à la chimie et la confondre avec cette
science. — La physiologie générale a en effet un ob-
jet propre et nettement déterminé ; ce sont « les pro-
priétés physiologiques élémentaires des tissus » (2); de
même qu'on distingue d'une part les propriétés de la
matière inorganique et, d'autre part, les phénomènes
qui sont propres aux corps bruts, de même il faut dis-
tinguer les propriétés de la matière organisée et les
mécanismes spéciaux aux fonctions des êtres vivants (3) ;
or la physiologie ne se propose pas la connaissance de
ces mécanismes spéciaux aux fonctions des vivants,
mais seulement les propriétés vitales qu'il faut « ana-
lyser et différencier de plus en plus, recherchant à
déterminer les conditions mêmes de ces différences » (4).
Les propriétés, c'est-à-dire les attributs, voilà bien,
comme nous l'avons dit, l'objet de toute science dans
la deuxième période de son développement. Mais ces
propriétés, Cl. Bernard ne les étudie pas seulement iso-
lées; il les envisage aussi dans leurs relations. Or ces
relations sont exclusivement des relations de finalité.
Cl. Bernard, en effet, admet une idée directrice de
(1) Ibid., 138.
(2) Ibid., 5.
(3) Ibid., 137.
(4) Ibid., 36.
276 VERIFICATION DE LA LOI
l'évolution vitale qui préside à la réalisation du type;
« la forme des phénomènes vitaux est innée et réside
dans la nature même de la matière organisée » (I).
Aussi rejette-t-il l'hypothèse de la génération spontanée
soit de l'être adulte soit de l'œuf ou du germe : « l'orga-
nisation est la conséquence d'une loi organogénique qui
préexiste. L'œuf est la première condition organique de
manifestation de cette loi » (2) ; et « l'œuf représente
une sorte de formule organique qui résume les con-
ditions évolutives d'un être déterminé, par cela même
qu'il en procède. L'œuf n'est œuf que parce qu'il pos-
sède une virtualité qui lui a été donnée par une ou
plusieurs évolutions antérieures dont il garde en quelque
sorte le souvenir. C'est cette direction originelle, dit-il,
que je regarde comme ne pouvant jamais se manifester
spontanément et d'emblée » (3). — D'autre part, les
machines vivantes sont ainsi faites qu'elles peuvent
s'entretenir et se réparer elles-mêmes, bien mieux « se
régénérer par une création organique spéciale; » la
nutrition ne préside pas seulement à l'entretien de l'in-
dividu : c'est une véritable création, ou, selon la formule
de Cl. Bernard, « elle n'est que la génération conti-
nuée » (4); l'individu est donc sa propre cause, comme
il est celle de l'espèce. — Enfin les diverses fonctions
concourent à un tout, et chaque organe, qui est lui-
même un organisme, n'a sa fin que dans l'organisme
total ; c'est précisément cette relation des diverses
(1) Ibid., 227, note 215.
(2) lbid., 228, note 218.
(3) lbid., 104.
(4) lbid., 92.
SCIENCE DE LA VIE 277
parties entre elles qui distingue le corps vivant des
corps inanimés. « Le physicien et le chimiste ne
pouvant se placer en dehors de l'univers, étudient
les corps et les phénomènes isolément pour eux-
mêmes, sans être obligés de les rapporter à l'ensemble
de la nature. Mais le physiologiste, se trouvant au
contraire placé en dehors de l'organisme animal dont
il voit l'ensemble, doit tenir compte de l'harmonie de
cet ensemble en même temps qu'il cherche à pénétrer
dans son intérieur pour comprendre le mécanisme de
chacune de ses parties. De là il résulte que le physicien
et le chimiste peuvent repousser toute idée de causes
finales dans les faits qu'ils observent, tandis que le
physiologiste est porté à admettre une finalité harmo-
nique et préétablie dans le corps organisé dont toutes
les actions partielles sont solidaires et génératrices les
unes des autres » (1).
Ainsi nous retrouvons dans l'être organisé, tel que
l'entend Cl. Bernard, les trois caractères qui, suivant
Kant, répondent à la condition de la finalité : 1° l'être
organisé s'engendre lui-même quant à l'espèce; —
2° il s'engendre de même comme individu; — 3° cha-
que partie essentielle s'engendre elle-même, et de telle
sorte que la conservation de l'une dépend de la con-
servation des autres.
La doctrine de Cl. Bernard est comme le triomphe
définitif et incontesté de l'interprétation finaliste sur
l'interprétation substantialiste. Assurément tous ceux
qui, depuis Bichat et Kant jusqu'à Cl, Bernard ou
(1) Introduction à l'étude de la médecine expérle, p. 153.
278 VÉRIFICATION DE LA LOI
môme après lui, ont touché directement ou indirecte-
ment à la biologie n'ont pas abandonné la question de
la nature, de l'essence, de la cause de la vie. Mais ce
problème de la cause générale de la vie, de son agent,
a cessé d'être un problème physiologique pour devenir
philosophique et métaphysique. Si l'on poursuit encore
des recherches sur le principe substantiel de la vie,
les physiologistes et les médecins y demeurent à peu
près étrangers; ce sont les philosophes seuls, c'est
Maine de Biran, c'est Jouffroy, c'est Y. Cousin, ce sont
MM. Franck, Ravaisson, Janet, Rémusat, Lemoine,
F. Bouillier, — pour ne parler que des philosophes fran-
çais, — qui ne désespèrent pas encore de la possibilité
d'une solution, etdontles ingénieux ou puissants travaux
nous dédommagent du silence obstiné et systématique
des savants. Peut-être devons-nous nous féliciter et de
l'abstention des uns et des efforts des autres : d'une
part, la physiologie doit aller de l'avant et ne plus
s'attarder dans de trop lentes spéculations; la nécessité
pratique la réclame; — d'autre part, l'homme ne peut
se désintéresser du problème de la vie, pas plus qu'il ne
peut se condamner à ignorer la nature des choses ou
sa propre nature. Quoi qu'il en soit, et à ne consulter
que les faits et l'histoire, la question de la vie est,
comme celle de la matière ou de l'espace, rejetée de
la science positive : on se contente de la notion com-
mune, ou l'on s'accorde sur une définition toute hypo-
thétique, ou enfin on considère le fait de la vie comme
un fait primordial dont on parle comme si on l'enten-
dait, mais que nul ne tente plus d'expliquer. Ainsi la
science, que généralement on croit faite pour dissiper
SCIENCE DE LA VIE 279
les mystères de la nature, repose au contraire sur des
mystères; elle ne peut étendre à l'infini la puissance de
l'homme qu'en faisant au début un aveu d'impuis-
sance; elle est, il est vrai, la forme la plus élevée du
savoir humain, et la plus rigoureuse, mais à la condi-
tion qu'elle commence ou par se borner ou par faire un
acte de foi.
En revanche, si la conception finaliste l'a définitive-
ment emporté en biologie sur la conception dynami-
que, elle ne domine pas cette science sans conteste. On
tend à revenir aux idées de Descartes et de Boerhaave,
et les penseurs même les plus opposés à cette tendance
ne manquent pas de la reconnaître, s'ils sont de bonne
foi, et se gardent d'y répondre par des fins de non-re-
cevoir, s'ils ont quelque scrupule scientifique : aujour-
d'hui le mécanisme en biologie ne se rejette plus sans
examen, il se discute, et nous sommes obligés de re-
connaître qu'il a quelque autorité; Aug. Comte a fait
des disciples qui, plus étonnés par ses grandioses con-
ceptions que touchés et arrêtés par les réserves de la fin de
sa vie, n'ont pas, comme le maître, jeté un cri de déses-
poir après avoir rêvé une science unique, un mécanisme
universel : certains, il est vrai, tout en déclarant vouloir
rester fidèles à ce système, l'ont abandonné malgré eux
et comme à leur insu, cédant soit à la puissante in-
fluence des idées les plus généralement admises soit à
l'inévitable nécessité de laisser le temps accomplir son
œuvre; mais beaucoup aussi ont été plus impatients
dans leurs recherches et plus téméraires dans leurs
affirmations; ils professent sans hésitation, comme
280 VÉRIFICATION DE LA LOI
M. Virchow, que la vie n'est qu'une forme particulière
de la mécanique, ou, comme M. Willis, qu'elle est la
résultante d une chimie savante. Si, de nos jours, leur
doctrine est hasardeuse, si leurs prétentions sont encore
excessives, les faut-il absolument condamner? Cl. Ber-
nard dit lui-môme qu' « en physiologie nous en
sommes aujourd'hui au temps où en était l'alchimie
avant la fondation de la chimie »(1). Il entrevoit même
l'époque « où, les progrès de la physiologie générale
ayant montré à l'expérimentateur les éléments organi-
ques spéciaux sur lesquels il agit, et lui ayant appris à
se rendre maître des conditions de leur activité,
l'homme aura acquis le pouvoir de modifier et de ré-
gler scientifiquement les phénomènes de la vie » (2).
C'est le rêve de Descartes dont la réalisation est entre-
vue, sinon comme prochaine, du moins comme pos-
sible.
Déjà bien peu contestent encore que les lois des
organismes soient celles de la physico-chimie générale;
déjà on emploie dans la science de la vie aussi bien que
dans celles de la matière inorganique les procédés gra-
phiques, et l'on mesure les phénomènes vitaux comme
les phénomènes physico-chimiques; déjà on a déterminé
mathématiquement les coefficients ainsi que les équi-
valents mécaniques de certaines propriétés comme de
la contraclilité; certaines fonctions, comme les sécré-
tions, comme la digestion, ont été ramenées à des phé-
nomènes chimiques; chaque jour est accompli un
(1) Rapport, p. 219, note 200.
(2) Ibid.
SCIENCE DE LA VIE 281
progrès vers le mécanisme. Il ne nous appartient pas
de préjuger de l'avenir de la physiologie : ce serait ou-
trepasser nos droits d'historien, et l'on pourrait nous
contester tout à la fois et la compétence et l'autorité
nécessaire. Pourtant la physiologie ne nous semble pas
devoir prêter toujours aux différentes objections que
Cl. Bernard adresse au mécanisme.
D'abord Cl. Bernard paraît contester l'utilité pratique
de la réduction des phénomènes physiologiques au mé-
canisme : « Il est indispensable, dit-il, pour les corps
bruts de scruter aussi loin que possible leurs propriétés
élémentaires et d'en déterminer les expressions quan-
titatives, parce que, quand nous voudrons les incorpo-
rer dans des combinaisons ou des constructions de
machines inertes, nous pourrons en calculer d'avance
le rôle et les effets. Mais, pour les corps organisés, nous
ne devons avoir d'autre but que d'expliquer leurs fonc-
tions par la détermination qualitative de leurs proprié-
tés, car nous ne pouvons pas créer la matière organisée
et fabriquer directement des organismes vivants comme
nous fabriquons des machines inertes » (4). Cette ré-
serve, il faut l'avouer, a de quoi nous surprendre chez
un savant qui, d'ordinaire, poursuit ses recherches spé-
culatives sans se demander préalablement quelles en
seront dans la suite les conséquences et les applica-
tions; mais elle nous étonne plus encore de la part de
celui qui a entrevu la possibilité « de modifier et de
régler scientifiquement les phénomènes de la vie » (2);
(1) Rapport, p. 128.
(2) Rapport, p. 219, note 206,
282 VÉRIFICATION DE LA LOI
de ce que nous ne pouvons prétendre à fabriquer des
organismes faut-il conclure que la connnaissance des
expressions quantitatives n'aurait aucun usage en mé-
decine?
Mais voici de plus embarrassantes objections. Tout
en reconnaissant que les lois générales des phénomènes
sont identiques dans les corps bruts et dans les corps
vivants, Cl. Bernard considère que les phénomènes
mécaniques s'accomplissent chez les vivants à l'aide de
procédés organiques spéciaux que négligent trop les
physico-chimistes; — d'autre part, à l'évolution de
l'être vivant préside une loi organogénique dont, au
regard de Cl. Bernard, ils ne tiennent pas assez
de compte. — Mais cette distinction des procédés inor-
ganiques et des procédés organiques est actuellement
très contestée, et l'est de plus en plus à mesure que
progresse la science : beaucoup (nous n'avons pas à les
juger) prétendent que la matière vivante est sortie de
la matière brute par une évolution encore inconnue,
et qu'il n'y a entre ces deux sortes de matières qu'une
différence de complexité des éléments. — D'autre part,
des hypothèses (ce ne sont encore, il est vrai, que des
hypothèses, mais qui semblent aller toujours se forti-
fiant) ont été imaginées pour expliquer la loi organo-
génique elle-même. L'anatomie, la morphologie, l'em-
bryogénie, la paléontologie, sciences auxiliaires de la
physiologie, qui suivent quoique plus lentement son
progrès, qui le soutiennent, le confirment et le pro-
voquent, et, avec ces sciences, les ingénieuses théories
des zoonites et des colonies animales, ont amené à
donner à ce problème une solution qui, il est vrai, n'a
SCIENCE DE LA VIE 283
pas été acceptée sans réserve, mais paraît, loin de s'af-
faiblir, se confirmer sans cesse ; grâce aux travaux
entrepris et aux découvertes faites, maintenant que tous
les êtres vivants sont reconnus semblables dans leur
nature primitive, que tous apparaissent comme résul-
tant d'un élément commun, que leur degré de complexité
est démontré ne tenir qu'à la plus ou moins grande
multiplication de cet élément ; maintenant qu'ils ne
forment plus qu'une série continue depuis le plus
simple organisme jusqu'au plus complexe des êtres
vivants ; maintenant qu'à l'analyse exacte de l'être on
a ajouté une minutieuse étude des milieux et des
influences, des conditions dans lesquelles chacun vit et
a vécu, « chaque forme vivante apparaît comme le
résultat d'une série d'actions successives du milieu sur
les ancêtres de l'être qui la présente, et l'on conçoit la
possibilité de déterminer quelles sont ces actions, quels
effets elles ont produits, dans quel ordre elles se sont
succédé » (1). On peut donc prétendre à des explica-
tions du genre de celles des physiciens et des chi-
mistes, s'il est vrai « qu'expliquer un ensemble de
phénomènes, c'est découvrir un élément simple qui
leur soit commun, en déterminer exactement les pro-
priétés, et démontrer que les divers phénomènes consi-
dérés résultent des modifications diverses que subit
cet élément sous l'action de causes elles-mêmes con-
nues » (2). — Assurément on est encore bien loin du
(4) M. Perrier, la Philosophie zoologique avant Darwin,
p. 287.
(2) Ibid., Introduction, p. xi,
284 VÉRIFICATION DE LA LOI
but où l'on lend, et il y a beaucoup à faire sans doute
avant d'arriver à une explication définitive, tant à faire
môme que les plus réservés désespèrent d'y arriver
jamais : il faut avoir, au moins, réduit l'être vivant en
ses éléments, c'est-à-dire qu'il faut avoir achevé la
théorie cellulaire; il faut connaître complètement les
phénomènes de génération alternante, de digénèse, de
généagenèse, de parthénogenèse, et, en général, tous
les modes de reproduction des êtres les plus simples.
Beaucoup de preuves, de documents, font défaut; il en
est qui vraisemblablement manqueront à jamais.
Aussi, encore une fois nous le disons, nous gar-
derons-nous d'affirmer ou même de supposer soit pro-
chain soit certain le triomphe du mécanisme en physio-
logie; mais nous ne pouvons pas ne pas enregistrer le
progrès incontestable et la direction de cette science ;
peut-être la reprise des idées cartésiennes est-elle
encore prématurée; nous ne pouvons trop louer la sage
prudence de ceux qui veulent n'avancer que lentement,
mais sûrement; précipiter la physiologie dans le méca-
nisme serait peut-être maintenant encore exposer son
existence à de très réels dangers ou son développement
à de grands retards; les temps ne sont pas mûrs, les
sciences physiques et chimiques ne sont pas assez
avancées; la physiologie n'a pas non plus atteint, mal-
gré le puissant génie de Cl. Bernard et le fécond tra-
vail de ses disciples, au maximum du progrès qu'elle
doit faire dans l'interprétation finaliste ; mais, d'autre
part, on ne peut pas plus dire au physiologiste : « une fois
acquise la connaissance des propriétés vitales, tu n'iras
pas plus loin, » qu'on ne borne la science du physicien
SCIENCE DE LA VIE 285
à la connaissance générale de la lumière, du calorique,
de l'électricité, — - propriétés des corps bruts au-delà
desquelles on ne peut pas non plus pénétrer.
Pour nous, d'ailleurs, il nous a suffi de constater
dans l'évolution de la science physiologique trois ten-
dances, trois conceptions, qui correspondent aux trois
lois de la substance, de la finalité et de la causalité; et
ces trois conceptions ont été successives; chaque fois
que des esprits hardis, de puissants génies, ont tenté
de bouleverser cet ordre de succession, leurs tentatives
sont demeurées infécondes et impuissantes : elles n'ont
même abouti qu'à retarder le véritable progrès. « C'est
un fait bien digne d'attention, dit M. Littré, que cette
infécondité temporaire des aperçus les plus étendus,
des suggestions les plus heureuses, des pénétrations
les plus avancées, quand le moment n'en est pas venu.
On s'imaginerait à tort qu'il est permis à des génies
vigoureux d'intervertir l'ordre des temps Les géné-
rations témoins de ces grandes fortunes d'idées délais-
sées ou oubliées, s'étonnent que ceux qui en furent
les contemporains aient été assez peu clairvoyants pour
laisser passer entre leurs doigts des vérités si palpables.
C'est là qu'éclate dans tout son jour, dans toute sa
force, le principe de la connexion historique, qui fait
tout marcher pas à pas, ne permettant point que même
les aperceptions des génies sagaces aient aucun effet
prématuré, » (1).
(1) La Science, etc., p. 200.
CONCLUSION
La science est une interprétation conventionnelle et
rationnelle de la nature; elle date du jour où l'esprit,
mal satisfait de la représentation spontanée des sen-
sations, s'est efforcé d'apporter dans sa connaissance
une réflexion plus mûre et d'exprimer les choses dans
une langue mieux appropriée : il avait peuplé l'univers
d'êtres semblables à l'homme, de divinités; il avait fait
du monde lui-même une personne aux forces infinies :
sa pensée féconde avait engendré partout la vie, l'intel-
ligence, la conscience de soi ; et voilà que l'entende-
ment réfléchi, poursuivant en sens inverse l'œuvre de
l'esprit créateur, entreprend d'exprimer par de simples
formules algébriques ces personnes libres, ces forces
intelligentes, qui remplissent de vie et de splendeurs
l'immensité des temps et des espaces.
Les longs siècles et les pénibles labeurs qui y ont été
consacrés déjà n'ont certes pas été perdus : si la nature
a bien des mystères encore, si quelques-uns pensent
que la science est à peine commencée après plus de
288 CONCLUSION
deux mille ans d'efforts, il nous semble pourtant qu'elle
en est arrivée à son dernier période. De Thaïes à
Socrate, elle a poursuivi la recherche, audacieuse mais
vaine, de l'inconnaissable substance des choses ; de
Socrate à Descartes, elle s'est attachée à la déter-
mination de leur essence, de leurs attributs, et s'est
complu dans le spectacle de l'harmonie des touts qu'ils
composent; enfin, depuis Descartes, elle est exclu-
sivement l'étude des relations des phénomènes dans le
temps ; tel a été son progrès, si nous la considérons
dans son ensemble, dans ses conceptions générales.
Cette loi de l'évolution de la science, dont nous avons
d'abord établi à priori la nécessité, a été confirmée
ensuite par un rapide examen des diverses sciences de
la nature; toutes ces sciences, l'astronomie, la physique,
la physiologie, ont suivi cette marche ; toutes ont passé
ou semblent devoir passer par les mêmes phases, ten-
dant au mécanisme universel, parce que la notation
mécanique, qui prépare la notation algébrique, ne
suppose plus que les formes tout à fait fondamentales
et primitives de la pensée. Aussi a-t-on déjà conçu
l'espoir et poursuivi la réalisation d'une science unique,
science que seule peut-être l'expérience est propre à
construire peu à peu, mais dont les lois, lorsqu'elle
serait une fois construite, se déduiraient les unes des
autres comme des propositions géométriques, n'ayant
entre elles d'autres relations que les relations logiques
de principes à conséquences.
Ainsi le progrès scientifique ne s'affirme pas seule-
ment, comme la plupart le pensent, par l'accroissement
des connaissances, par une plus juste détermination
CONCLUSION 289
des effets et des causes, par la découverte d'applications
plus nombreuses et plus utiles, par une notation plus
commode et plus simple, par un emploi plus rigoureux
de méthodes d'investigation mieux appropriées, par la
vérification plus systématique d'hypothèses plus ingé-
nieuses; mais encore, si invraisemblable que ce puisse
être, les diverses sciences, à mesure qu'elles se déve-
loppent, changent leur objet même. Sans doute cet
objet a toujours été et sera toujours la nature; mais la
nature des choses, Socrate et Aristote ne l'entendaient
pas comme Thaïes et Démocrite, ni Descartes et Kant
comme Aristote et Socrate; les premiers ont recherché
la cause matérielle et hylatique de tout, ceux qui
vinrent ensuite la cause formelle et finale des objets et
des êtres qui composent l'univers, les contemporains
enfin les causes efficientes, les conditions des phéno-
mènes, — et ainsi une triple interprétation scientifique
de la nature s'imposa successivement, l'interprétation
substantialiste, l'interprétation finaliste, et l'interpréta-
tion mécaniste.
De ce fait il ne faut pas chercher la raison ailleurs
que dans une nécessité intellectuelle; cette évolution
que suit la science dans son développement est, en sens
inverse, l'évolution même que suit l'esprit dans le dé-
veloppement de la perception, Nous avons vu, en effet,
qu'obéissant dans son progrès à des lois fatales, l'esprit
avec une matière informe qui le met à la gêne s'efforce
de constituer un véritable objet de pensée ; pour distin-
guer les choses, c'est-à-dire pour échapper à la contra-
diction inhérente à ses sensations primitives, il les
répartit et les disperse dans le temps et dans l'espace,
19
290 CONCLUSION
ces immenses réceptacles où il rapporte leur infinitude ;
non satisfait encore de cet ensemble de sensations
devenues objectives et distinctes par la position du
temps et de l'espace, et avide de retrouver dans cette
multiplicité inintelligible une certaine unité logique à
défaut de l'unité absolue, il ordonne ces sensations
dans le temps suivant des rapports de causalité et dans
l'espace suivant des relations de finalité; enfin, en pos-
session d'une pensée logique, et ne réclamant plus que
la stabilité des phénomènes dans le temps et celle de
leurs associations dans l'espace, de laquelle dépend en
quelque sorte la stabilité de sa pensée même, incapable
d'ailleurs de concevoir sa propre annihilation, il achève,
par la création des catégories de substance et d'indi-
vidualité, son acte de perception, et, tout à la fois, cet
univers bien ordonné, harmonieux, logique, et désor-
mais immuable, impérissable comme lui-même.
C'est donc par la triple objectivation successive de
la nécessité où il est lui-même d'avoir une matière de
pensée distincte, logique et stable, qu'il constitue la
nature, c'est-à-dire l'objet de sa perception. Mais,
après avoir créé le temps et l'espace pour échapper à
la confusion, à la contradiction des sensations primi-
tives,la causalité et la finalité pour échapper au décousu
des phénomènes épars dans le temps et l'espace, la
substance et l'individualité pour échapper à l'instabilité
des phénomènes et de leurs associations, après avoir,
en un mot, fait des concessions successives à la néces-
sité de la perception, il s'efforce de les retirer; il semble
qu'il souffre de cette gêne qui a pesé sur lui, et qu'il
veuille échapper aux lois qu'il a dû s'imposer à lui-
CONCLUSION 291
même, sans rien perdre toutefois de la réalité et sans
rien laisser perdre à la réalité de cette harmonie logique
et de cette stabilité qu'il lui a conférées.
Cet effort pour affranchir la pensée et son objet des
formes du temps et de l'espace, voilà bien la science;
et, si l'on compare son évolution à celle de la percep-
tion, on est frappé de ce fait que perception et science
sont comme deux mouvements parallèles avec des
directions inverses. C'est ce que nous avons voulu
établir, dans notre double étude de la perception et de
la science, par des déductions logiques et par la cri-
tique de l'histoire : de ces deux études, construites soit
suivant la méthode rationnelle soit au moyen des faits,
la deuxième sert de vérification à la première, ou plutôt
elles se vérifient l'une l'autre : leur accord nous semble
une garantie de leur exactitude.
Mais si, comme nous croyons l'avoir montre, la
science est ce retour de l'esprit sur lui-même, et si,
dans ce retour, l'esprit suit les mêmes phases qu'il a
spontanément et fatalement suivies dans l'acte anté-
rieur de la perception, nous en devons conclure que
c'est dans les lois de l'entendement qu'il faut chercher
les lois de l'évolution scientifique, et, par conséquent,
que la véritable philosophie des sciences repose sur la
critique de la raison.
Ce n'est guère ainsi, il est vrai, qu'on l'entend de nos
jours, et, bien que nul, croyons-nous, n'ait encore
formulé les conclusions auxquelles nous sommes arrivé,
on nous accusera moins de pécher par la hardiesse de
la nouveauté que de défendre une opinion surannée i
292 CONCLUSION
des faits, rien que des faits ! la défiance où Ton est à
l'égard de la raison s'étend au raisonnement lui-même.
Mais qui ne voit que les faits peuvent être interprétés
de façons très diverses, si l'on n'a préalablement établi
quelque théorie suivant une autre méthode, et que pré-
tendre ne consulter que les faits qui remplissent l'his-
toire des sciences sans tenir compte de l'esprit qui les
constitue ce serait commettre une erreur non moins
étrange que celle d'un romancier qui raconterait les
actions de ses personnages sans décrire leurs senti-
ments et leurs passions, comptant intéresser ses lec-
teurs par les mouvements de purs automates et de
simples marionnettes? Aussi bien dans la philosophie
des sciences qu'en économie politique il importe de faire
entrer en ligne de compte ce qu'on ne voit pas à côté de
ce qu'on voit.
Or ce que ne voient pas, ce que ne veulent pas voir
les philosophes de l'école positiviste en matière de phi-
losophie des sciences, c'est l'action du sujet qui fait
les sciences. Certes, on ne saurait attendre de nous un
examen de leur doctrine : nous n'avons ni à en rappe-
ler les fécondes conceptions, ni à en critiquer les témé-
rités et les inconséquences; mais la plupart de nos
lecteurs ne pourront se défendre de faire un rappro-
chement entre notre étude et l'ingénieuse hypothèse
des positivistes sur l'évolution de la science; car ils
ont été les premiers à proclamer non seulement que
la science a suivi une évolution, mais encore qu'elle a
passé par de certaines phases que l'on retrouve mani-
festement dans son histoire.
Toutefois, malgré la prétendue rigueur de leurs pro-
CONCLUSION 293
cédés d'investigation, leur méthode ne nous semble
pas être celle qui convient à une philosophie des
sciences; et, d'autre part, malgré leur très grande et
incontestable autorité en matière d'histoire de la
science, nous pensons que leur fameuse loi des Trois
Etats n'est point l'exacte expression de l'évolution des
sciences.
En effet la méthode de la philosophie ou de
l'histoire des sciences nous paraît devoir nécessaire-
ment différer beaucoup de la méthode des sciences
mêmes. Dans les sciences du genre de la physique ou
de la psychologie, il est légitime de dégager des faits
la loi, attendu que les observations ou expérimentations
peuvent se répéter sans cesse : un fait ou une obser-
vation confirme ou infirme un autre fait ou une autre
observation, puis d'autres faits ou observations de même
nature sont consignés encore, et d'autres à la suite;
on peut donc, pour ainsi dire, laisser parler les faits
eux-mêmes : la confirmation d'une hypothèse, la preuve
d'une loi, ne saurait être cherchée ailleurs. Mais com-
ment en pourrait-il être de même dans une philosophie
ou une histoire des sciences? Le fait qu'on interprète
est passé, il ne se reproduira plus jamais, on ne verra
même pas se produire un fait analogue; ce n'est donc
pas dans une observation nouvelle qu'on peut espérer
rencontrer la vérification d'une hypothèse relative à
l'interprétation de ce fait; il faut par conséquent ou
renoncer à en trouver une ou la chercher ailleurs. Or
on ne peut renoncer à en trouver une; car une preuve
est absolument nécessaire, puisqu'on peut, comme
nous le disions plus haut, donner d'un fait bien des
294 CONCLUSION
interprétations vraisemblables, toutes également propres
à satisfaire l'esprit, souvent même d'autant plus fausses
qu'elles le satisfont mieux. Mais cette preuve, où la
chercher, sinon dans une critique de l'entendement
qui crée la science? et quelle preuve meilleure, en effet,
pourrait-on attendre après celle qui établit non seule-
ment le fait, mais encore la nécessité du fait?
D'ailleurs, cette critique de l'entendement à laquelle
les philosophes de l'école positiviste se refusent et qui
nous paraît être un excellent procédé de vérification
dont des hommes de science ont tort de se priver, s'im-
pose à eux encore à un autre titre; car la loi des Trois
Etats résume pour eux non seulement l'histoire de la
science, mais celle même de l'esprit humain; or faire
reposer la science de l'esprit sur la seule étude de
l'évolution des sciences est plus grave encore que de ne
point contrôler l'étude de l'évolution des sciences par
la science de l'esprit; c'est, en effet, sous-entendre ce
principe qu'à chaque moment de son évolution l'état de
la science est l'expression exacte de l'état de l'entende-
ment humain, principe très contestable ; car n'est-il
pas possible que, tout en changeant l'objet et les mé-
thodes de ses investigations scientifiques, l'entende-
ment demeure foncièrement le même, qu'il essaie tour
à tour, comme nous l'avons dit, sous le coup de cer-
taines nécessités, différents principes de science, sans
cesser pourtant d'obéir aux lois fondamentales de sa
nature, d'y soumettre ses facultés de perception ou d'y
conformer ses croyances?
Ainsi, non seulement la loi des Trois Etats, si elle
était la loi de l'évolution de l'esprit humain, devrait
CONCLUSION 295
être au moins vérifiée par une analyse critique de cet
esprit, mais encore ce n'est pas, en réalité, de l'évolu-
tion de l'esprit humain qu'elle est la loi, de cet esprit
du moins qui se manifeste dans la spontanéité de l'in-
tuition sensible et de la foi aussi bien que dans la
réflexion scientifique. Tout au plus pourrait-on dire
qu'elle est la loi de l'évolution de la science; et encore
n'est-ce pas absolument exact; car ce n'est pas la
science qui passe par différentes phases, mais c'est
toute science, chaque science tour à tour, en sorte qu'à
notre époque même, dans notre âge prétendu positif,
telle science doit s'attarder encore à l'interprétation
que nous avons appelée finaliste et que les positivistes
appellent métaphysique, tandis que d'autres plus avan-
cées consistent exclusivement dans l'étude des phéno-
mènes et de leurs relations mécaniques; et si, par
impossible, une science se constituait aujourd'hui,
absolument nouvelle et ne pouvant être rattachée ni à
la physique ni à la physiologie, l'esprit humain, qu'on
dit devenu positif, repasserait encore en s'appliquant à
son objet par les mêmes phases qu'il a traversées déjà
aux premiers temps des autres sciences de la nature.
Et ce n'est pas sans intention que nous parlons des
seules sciences de la nature ; car ce serait par une illé-
gitime généralisation que la loi vérifiée pour les sciences
de la nature, serait étendue aux sciences psycholo-
giques et morales. Admettons pourtant, tout d'abord,
que la loi d'évolution soit vraie pour ces sciences non
moins que pour les autres : les positivistes ne courent-
ils pas le risque de compromettre l'avenir des sciences
psychologiques et morales en voulant y introduire,
296 CONCLUSION
immédiatement et sans préparation, la méthode et la
notation mécanique? N'est-il pas dangereux, comme
d'ailleurs nous l'avons constaté plus d'une fois en nous
appuyant sur l'autorité d'un Claude Bernard ou d'un
Littré même, de vouloir aller trop vite et de prétendre
en arriver de prime saut à la période dernière, en dépit
des lois de l'évolution? — Ensuite, quel garant avons-
nous que la loi soit vraie des sciences de l'esprit aussi
bien que des sciences de la matière? Pour nous, nous
ne nous croyons autorisé par nos études soit critiques
soit historiques qu'à l'affirmer des sciences qui ont un
objet perceptible par les sens. Certes, s'il est démontré
que l'évolution de la perception interne est la même
que celle de la perception extérieure, les sciences psy-
chologiques peuvent être et sont nécessairement desti-
nées à passer par les mêmes phases que les sciences
naturelles ; mais, si la perception interne se fait sui-
vant d'autres conditions et d'autres lois, autre sera
aussi l'évolution de la science psychologique; et c'est
pourquoi, selon nous, avant que d'espérer bien com-
prendre l'évolution à venir des sciences morales, il
faut non seulement en étudier le passé, ce passé d'ail-
leurs peu vaste et peu instructif, mais encore et avant
tout faire la critique des lois de la conscience.
Sans donc nous arrêter plus longtemps à un examen
du positivisme que tant d'autres ont tenté avant nous,
mais que nous devions pourtant brièvement reprendre
à notre unique point de vue, nous croyons pouvoir
conclure de ce qui précède que, d'une part, une philo-
sophie des sciences ne saurait reposer sur la seule
interprétation trop peu certaine de faits qu'on peut
CONCLUSION 297
interpréter de manières si diverses, et que, d'autre part,
la loi des Trois Etats n'est ni le résumé exact de l'his-
toire ni la loi de toutes les sciences; celui qui ne se
contente pas d'un regard superficiel jeté sur la succes-
sion des événements scientifiques, mais qui en cherche
la vraie raison, ne saurait la trouver que dans la nature
de l'entendement qui, sous le coup d'une double néces-
sité, crée la perception d'abord et la science ensuite.
Perception et science sont deux actes différents du
même esprit : la perception, c'est l'engendrement des
choses par une pensée spontanée dans le temps et dans
l'espace; la science, c'est la notation de ces mêmes
choses indépendamment du temps et de l'espace; per-
ception et science ont même objet, ou plutôt la per-
ception c'est la nature même, et la science, c'est la
perception ramenée à la mécanique mathématique.
Toutefois la science n'est pas la reproduction de toute
la perception, et c'est une erreur grossière, quoique
très répandue, que de considérer la science comme la
représentation de tout l'univers, et partant comme
l'exact équivalent de l'acte entier de la perception.
Ramenée à la mécanique mathématique, la perception
est comme évidée, émaciée; car la science, c'est une
réduction, un appauvrissement; non seulement parle
simple fait qu'elle se constitue, elle est la négation de
cette multiplicité et de cette diversité infinie des sensa-
tions dans le temps et l'espace qui fait le fond même et
comme l'essence de la nature et qu'elle prétend rame-
ner à l'unité et à l'invariabilité originelle de l'entende-
ment; mais encore, en sortant de chacune des phases
qu'elle traverse pour entrer dans une autre, elle renonce
298 CONCLUSION
à l'explication de quelque chose de la réalité: quand de
substantialiste elle devientfinaliste, c'est pourainsidireà
la condition qu'elle abandonne la recherche de la subs-
tance ; quand de finaliste elle devient mécaniste, il lui
faut dissocier ces touts, ces systèmes constants de qualités
bien ordonnées entre elles suivant des rapports de conve-
nance qui constituent les objets avec leur individualité,
leurs agencements et leurs actions réciproques, pour
n'étudier que ces qualités isolées, indépendantes les unes
des autres, dans lesquelles certes on ne saurait plus
trouver que comme un vague souvenir d'un systématique
et magnifique univers. Encore même faut-il, pour repré-
senter mécaniquement et mathématiquement ces qua-
lités, faire abstraction de leurs rapports à nous et
comme les dépouiller de leur face subjective ; car, à
proprement parler, ce ne sont pas les qualités qu'on
étudie dans les sciences, mais seulement leurs condi-
tions objectives. Le vrai objet de la science, ce n'est
donc pas l'univers, ce] n'est pas la réalité, et, quand
bien même elle serait achevée, quand on serait arrivé
à la formule suprême qui la doit, espère-t-on, résumer
un jour, la prévision des événements serait plus facile,
la puissance de l'homme en serait peut-être accrue
attendu qu'il serait peut-être, comme le voulait Des-
cartes, maître et possesseur de l'univers ; mais il ne
saurait se flatter d'être en possession aussi de la vérité;
entre la réalité et la science il y aura toujours la même
différence qu'entre la lumière et la vibration d'un éther
hypothétique, entre le ciel étoile et sa formule mathé-
matique. La vraie réalité, celle de la perception spon-
tanée, c'est la substance, expresssion de la stabilité de
CONCLUSION 299
la pensée même : et la substance n'est pas objet de
science ! — La perception présente à l'action commune
des sens des associations ou essentielles et durables ou
accidentelles et passagères de qualités dont les unes
s'excluent et les autres s'appellent comme par une
sorte d'affinité : la science, au contraire, n'est que
l'interprétation de qualités homogènes, continues, déta-
chées systématiquement de ces touts et qui se distin-
guent radicalement d'une unité d'organisation ! — La
perception enfin, c'est l'ensemble de tous ces phéno-
mènes qui remplissent les espaces et se succèdent avec
une admirable variété : la science, c'est la constance
des relations causales et l'uniformité des rapports
quantitatifs ! — Qu'on ne prétende donc pas que la
science, fût-elle même achevée, est le suprême degré
et comme le dernier mot de la connaissance, qu'elle
est l'expression même de la vérité; elle n'est, au con-
traire, que la perception en quelque sorte contrefaite,
dénaturée ; on pourrait même dire en un sens, si
l'expression ne semblait paradoxale et contraire à la
vieille formule qu'on se plaît à répéter depuis Platon,
qu'elle est l'erreur; car, si le vrai c'est ce qui est
conforme à la réalité, la perception seule est vraie, et
elle est la vérité même, puisqu'elle se confond avec la
réalité.
Telles sont, en résumé, les conclusions soit négatives
soit positives qui se dégagent de notre étude . Ces conclu-
sions relatives à la science, à son histoire, aux lois qui
en régissent l'évolution, ne s'imposent pas aux seuls
partisans de telle ou telle doctrine philosophique; les
300 CONCLUSION
principes d'où elles découlent ne sont pas spécialement,
il nous semble, ceux d'une école ; ils ne sont guère en
contradiction qu'avec un sensualisme grossier, anti-
scientifique, absurde môme, qui d'ailleurs n'a plus
aujourd'hui de partisans, du moins parmi ceux qui
font profession de philosophie.
Ces principes, en effet, ne sont en somme que les
principes, les plus généralement admis, de la passivité
de la matière de la pensée, quelle que soit cette ma-
tière, et de l'activité de l'esprit. Sans doute bien des
questions se poseraient à nous, si nous ne voulions
borner notre examen à un point spécial de la philoso-
phie des sciences; sans doute on pourrait nous deman-
der : « Cette matière qui s'oppose à l'esprit et que
vous prétendez informe avant que l'esprit l'ait ordonnée,
d'où surgit-elle? pourquoi est-elle informe, surtout si
elle est l'œuvre d'un Dieu créateur ? comment affecte-
t-elle l'entendement? par quel intermédiaire? quel est
son mode d'action sur cet esprit que vous appelez l'ab-
solu » ? Mais il ne nous a pas paru nécessaire à notre
thèse, — et quelles que soient d'ailleurs nos préférences
personnelles, — de prendre parti soit pour un réalisme
qui poserait en principe la dualité primitive et irréduc-
tible de la matière et du moi, soit pour un idéalisme
absolu qui professerait l'engendrement de toutes
choses par l'esprit, la réduction de l'univers à la seule
sensation et celle de la sensation à un acte créateur de
la pensée.
Nous ne croyons pas que la science implique l'une
de ces deux hypothèses plutôt que l'autre. Sans doute,
puisqu'elle est mécaniste, elle est, par cela même,
CONCLUSION 301
idéaliste, en ce sens qu'elle ne se préoccupe plus au-
jourd'hui de la substance métaphysique des choses;
mais, au fond, elle ne suppose ni l'affirmation ni la
négation d'une matière originelle étrangère à l'esprit
et s'opposant à lui.
Peut-être pourtant nous le contestera-t-on ; peut-être
prétendra-t-on que la science est, au contraire, réaliste,
que notre opinion est en désaccord avec les données
les plus certaines de l'analyse scientifique qui, en fin
de compte, résout la matière en masse et en mouve-
ment. Mais essayons d'interpréter brièvement les résul-
tats de cette analyse extrême, et nous verrons ce que
devient cette matière ainsi réduite et définie au moyen
des idées du mouvement et delà masse.
Le mouvement n'est évidemment pas quelque chose
par lui-même : il est, tout au plus, une qualité ou une
relation ; par conséquent la vraie réalité, la vraie ma-
tière dont on prétend que les choses sont faites, est la
masse, Mais de la masse que savons-nous? Nous sa-
vons qu'elle est sans qualités; car, si elle avait quelque
qualité, elle ne serait plus la simple matière, conçue
indépendamment du mouvement et de la relation. On
complète, il est vrai, cette détermination négative
par une détermination en apparence plus positive,
mais quantitative, en disant que la masse est composée
d'atomes; je crains bien que le recours aux atomes ne
soit qu'un moyen de reculer ou de déguiser notre
ignorance à son égard ; car, pour faire de l'atome
quelque réalité, on se voit contraint, après avoir dit
que la masse est sans qualités, de lui assigner certains
attributs, l'indivisibilité et l'impénétrabilité. Mais
302 CONCLUSION
ces attributs ou sont incompréhensibles ou n'appar-
tiennent certainement pas à l'atome ; cette indivisibi-
lité en effet, qu'on assigne à l'atome, est (a-t-on soin
de dire) une indivisibilité physique, qui est de pure
convention et dont on sait seulement ceci que, si elle
était conçue à l'instar de l'indivisibilité mathématique,
elle serait absurde; autant donc avouer que notre
entendement se refuse à l'admettre. Quant à l'impéné-
trabilité, c'est encore une pure hypothèse et même qui
est en contradiction avec certaines vérités d'ordre
expérimental incontestables, par exemple avec la loi des
gaz qui, d'après Dalton, « sont mutuellement passifs
et passent les uns à travers les autres comme à travers
le vide; » aussi abandonne-t-on aujourd'hui de plus en
plus cette hypothèse : « S'il plaisait, dit M. Cauchy, à
l'auteur de la nature de modifier seulement les lois
suivant lesquelles les atomes s'attirent ou se repoussent,
nous pourrions voir, à l'instant môme, les corps les
plus durs se pénétrer les uns les autres, les plus petites
parcelles de matière occuper des espaces démesurés, ou
les masses les plus considérables se réduire aux plus
petits volumes, et l'univers entier se concentrer pour
ainsi dire en un seul point »(1). C'est pourquoi « beau-
coup de chimistes d'aujourd'hui refusent de parler des
atomes et des molécules comme de choses réelles » (2).
(1) Sept leçons de physique générale, Éd. Ifoigno, p. 39.
— « Rien de moins fondé que la vieille créance.... qui fait de
Y impénétrabilité, ajoutée à l'étendue, le caractère essentiel,
la propriété fondamentale de la matière et des corps or-
not, de l'Enchaînement etc., vol. 1, p. 246, cité par M. Stallo,
la Matière et la Physique moderne, p. 137.
(2) ïyndall, Fragments of Science (Amer. ed.)> P- 358, cité
par M. Stallo, ibid., p. 117.
CONCLUSION 303
Voilà en effet des milliards de prétendus atomes, sans
relations les uns avec les autres, sans qualités, sans di-
mensions même, poussière que ni l'imagination ne peut
figurer sans la détruire, ni la raison concevoir, si elle ne
l'ordonne en la concevant; qu'est-ce donc, sinon un
simple possible, — moins encore peut-être, le pur
indéterminé, le chaos ?
Supposons même que ces atomes hypothétiques soient
une réalité en dehors de la pensée : que seraient-ils du
moins pour la pensée ? L'esprit qui ne reproduit pas,
ne réfléchit pas, simplement les choses à la manière
d'un miroir, ne les connaîtrait assurément pas comme
atomes ; tout au plus les concevrait-il comme la cau-
salité inconnue d'une connaissance possible : qu'est-ce
à dire, sinon qu'ils seraient pour l'esprit absolument
comme s'ils n'étaient pas ?
Par conséquent, la science m peut proclamer nique
les atomes ont ni qu'ils n'ont pas une véritable exis-
tence objective dans un monde étranger à la pensée,
et l'esprit se trouve, quoiqu'il en soit, en présence d'un
possible dont il fera l'univers : les atomes, c'est, en
réalité, l'expression de cette possibilité, le symbole de
la matière du devenir, la représentation concrète et
imaginative de ce chaos, réel ou idéal, que l'esprit
conçoit et auquel il confère sa vraie réalité par cela
qu'il le figure et en ordonne la figuration.
C'est donc par la systématisation des images que
s'engendrent véritablement les choses ; c'est en les
pénétrant à peu près à la manière de la forme ou du
feu des Stoïciens, ou en les ordonnant un peu à la
façon du Dieu d'Aristote dont l'SX*) n'est aussi qu'une
304 CONCLUSION
simple puissance, qu'il les constitue en un tout cos-
mique : « la nature est comme une réfraction ou une
dispersion de l'esprit » (4); et l'esprit, ouvrier mysté-
rieux de l'univers et de la pensée, demeure comme
caché derrière son œuvre : la pensée se connaît elle-
même, elle connaît son objet ; mais elle ignore le créa-
teur de son objet et son propre créateur : elle croit
qu'elle existe par elle-même, et que son objet est,
comme elle, un être indépendant : semblable aux pri-
sonniers de la caverne, elle donne l'être aux appa-
rences, et, soumise aux lois de la connaissance, elle ne
peut aller saisir l'être véritable qui est au-dessus et
au-delà de ces lois qu'il a faites.
Cet être, la science, simple expression symbolique
des phénomènes de l'univers, est absolument impuis-
sante à le découvrir. Sans doute elle nous a apparu,
en même temps qu'un effort conscient pour saisir et
traduire le relatif, un effort inconscient de l'esprit
pour se retrouver lui-même dans sa forme pure et
primitive. Mais, puisque sa notation la plus simple, sa
notation dernière, se fait encore en fonction du temps,
elle ne pourra jamais saisir par delà le temps, l'esprit
qui l'a créé. — Faut-il reporter nos espérances sur la
psychologie et la réflexion ? Mais la psychologie n'est
encore que l'étude du sujet conscient, et, en se repliant
sur elle-même, la pensée ne peut saisir que la pensée
soumise à ses propres lois. Enfermés dans ce cercle ,
il nous est impossible d'en sortir ; mais, s'il ne nous
est pas donné d'avoir, par un elîbrt d'intense et péné-
(1) M. Ravaisson, la Philosophie en France au XIX:û* siècle,
3me édition, p. 271,
CONCLUSION 305
tranle réflexion sur nous-mêmes, une conscience im-
médiate et adéquate de l'absolu que nous sommes, nous
pouvons du moins, après une minutieuse critique des
lois de la connaissance, le chercher au-delà de ces lois
auxquelles il soumet la pensée, et avoir comme une
vision fugitive de cet acte de volonté qui multiplie
l'être à l'infini.
TABLE DES MATIÈRES
Introduction 1
première partie
LE FAIT
Les données de l'histoire de la philosophie 7
1° La recherche de l'être 9
2° La recherche de l'attribut 28
3° La recherche de la relation 46
DEUXIÈME PARTIE
EXPLICATION DU FAIT : LA LOI DE L'ÉVOLUTION DE LA SCIENCE
ET SA NÉCESSITÉ
CHAPITRE PREMIER
LA PERCEPTION
Partie négative : Idéalité' du monde tel qu'il est perçu :
Le monde selon la perception 53
Un tel monde ne peut exister en soi 58
Partie positive : Construction du monde par l'esprit :
C I. La forme et la matière de la connaissance 70
1 IL Elaboration de la matière par l'esprit 81
£-1° Constitution d'un sujet et d'un objet 82
De la figuration des sensations 85
Les catégories de distinction : les formes du temps et
de l'espace 92
2° Constitution d'une pensée et d'un univers 108
Les catégories de logicité : les lois de causalité et de
finalité 110
Les catégories de stabilité et de réalité : les catégories
de substance et d'individualité 121
Conclusion de l'étude de la perception 126
CHAPITRE DEUXIÈME
LA SCIENCE
Nécessité de la science et de son évolution 135
Nécessité d'une évolution dans la conception de la mé-
thode de la science 148
Nécessité d'une évolution dans la conception de Yobjet
de la science 154
1° Interprétation substantialiste 155
2° Interprétation finaliste 162
3° Interprétation mécaniste 171
Conclusion de l'étude de la science 198
TROISIÈME PARTIE
VÉRIFICATION DE LA LOI PAR L'ÉTUDE DES SCIENCES POSITIVES
DE LA NATURE
Nécessité d'une vérification de la loi 203
Astronomie 205
Physique 228
Science de la vie 254
Conclusion 287
Douai. — Imp. Delattie et Goulois, rue du Palais, 38 et 40.
Bibliothèques
Université d'Ottawa
Echéance
Libraries
University of Ottawa
Date Due
v O O 1Q£ÏÏ
1 û
05 NOV. 1998
CE
BF 233 JJ35 MM
39003 000272178